La San-Felice – Tome III

XCVII – OÙ L’AUTEUR EST FORCÉ D’EMPRUNTERÀ SON LIVRE DU CORRICOLO UN CHAPITRE TOUT FAIT, N’ESPÉRANT PASFAIRE MIEUX.

Nous ne suivrons pas les reliques de saintJanvier dans les différentes pérégrinations qu’elles ont accomplieset qui les conduisirent de Pouzzoles à Naples, de Naples àBénévent, et enfin les ramenèrent de Bénévent à Naples ; cettenarration nous entraînerait à l’histoire du moyen âge tout entière,et l’on a tant abusé de cette intéressante époque, qu’elle commenceà passer de mode.

C’est depuis le commencement duXVIe siècle seulement que saint Janvier a un domicilefixe et inamovible, d’où il ne sort que deux fois par an, pouraller faire son miracle à la cathédrale de Sainte-Claire, sépulturedes rois de Naples. Deux ou trois fois, par hasard, on dérange bienencore le saint ; mais il faut de ces grandes circonstancesqui remuent un empire ou qui bouleversent une province pour lefaire sortir de ses habitudes sédentaires, et chacune de cessorties devient un événement dont le souvenir se perpétue etgrandit par tradition orale dans la mémoire du peuplenapolitain.

C’est à l’archevêché, et dans la chapelle dutrésor, que, tout le reste de l’année, demeure saint Janvier. Cettechapelle fut bâtie par les nobles et les bourgeoisnapolitains ; c’est le résultat d’un vœu qu’ils firentsimultanément, en 1527, épouvantés qu’ils étaient par la peste quidésola, cette année, la très-fidèle ville de Naples. La pestecessa, grâce à l’intervention du saint, et la chapelle fut bâtiecomme signe de la reconnaissance publique.

À l’opposé des votants ordinaires qui, lorsquele danger est passé, oublient le plus souvent le saint auquel ilsse sont voués, les Napolitains mirent une telle conscience àremplir vis-à-vis de leur patron l’engagement pris, que doñaCatherine de Sandoval, femme du vieux comte de Lemos, vice-roi deNaples, leur ayant offert de contribuer, de son côté, pour unesomme de trente mille ducats, à la confection de la chapelle, ilsrefusèrent cette somme, déclarant qu’ils ne voulaient partager avecaucun étranger, fût-il leur vice-roi ou leur vice-reine, l’honneurde loger dignement leur saint protecteur.

Or, comme ni l’argent ni le zèle nemanquèrent, la chapelle fut bientôt bâtie. Il est vrai que, pour semaintenir mutuellement en bonne volonté, nobles et bourgeoisavaient passé une obligation, laquelle existe encore, devant maîtreVicenzo de Bassis, notaire public. Cette obligation porte la datedu 13 janvier 1527. Ceux qui l’ont signée s’engagent à fournir,pour les frais du bâtiment, la somme de treize mille ducats ;mais il paraît qu’à partir de cette époque, il fallait déjàcommencer à se défier du devis des architectes : la porteseule coûta cent trente cinq mille francs, c’est-à-dire une sommetriple de celle qui était allouée pour les frais généraux de lachapelle.

La chapelle terminée, on décida qu’onappellerait, pour l’orner de fresques représentant les principalesactions de la vie du saint, les premiers peintres du monde.Malheureusement, cette décision ne fut point approuvée par lespeintres napolitains, qui décidèrent, à leur tour, que la chapellene serait ornée que par les artistes indigènes, lesquels jurèrentque tout rival qui répondrait à l’appel s’en repentiraitcruellement.

Soit qu’ils ignorassent ce serment, soitqu’ils ne crussent point à son exécution, le Guide, le Dominiquinet le chevalier d’Arpino accoururent. Mais le chevalier d’Arpinofut obligé de fuir, avant même d’avoir mis le pinceau à la main. LeGuide, après deux tentatives d’assassinat, auxquelles il n’échappaque par miracle, quitta Naples à son tour. Le Dominiquin seul,aguerri par les persécutions qu’il avait éprouvées, las d’une vieque ses rivaux lui avaient faite si triste et si douloureuse,n’écouta ni insultes ni menaces, et continua de peindre. Il avaitfait successivement la Femme guérissant les malades (avecl’huile de la lampe qui brûle devant saint Janvier) ; laRésurrection d’un jeune homme, et la coupole, lorsqu’unjour il se trouva mal sur son échafaud. On le rapporta chezlui : il était empoisonné.

Alors, les peintres napolitains se crurentdélivrés de toute concurrence ; mais il n’en était pointainsi. Un matin, ils virent arriver Gessi, qui venait avec deux deses élèves pour remplacer le Guide, son maître. Huit jours après,les deux élèves, attirés sur une galère, avaient disparu, sans quejamais plus depuis on entendît reparler d’eux. Alors, Gessi,abandonné, perdit courage et se retira à son tour, et l’Espagnolet,Corenzio, Lanfranco et Sfanzoni se trouvèrent maîtres à eux seulsde ce trésor de gloire et d’avenir auquel ils étaient arrivés pardes crimes.

Ce fut alors que l’Espagnolet peignit sonSaint sortant de la fournaise, compositiontitanesque ; – Stanzoni, la Possédée délivréepar lesaint, – et enfin Lanfranco, la coupole, à laquelle il refusa demettre la main tant que les fresques commencées par le Dominiquinaux angles des voûtes ne seraient pas entièrement effacées.

Ce fut à cette chapelle, où l’art aussi avaiteu ses martyrs, que furent confiées les reliques du saint.

Ces reliques se conservent dans une nicheplacée derrière le maître-autel ; cette niche est séparée endeux parties par un compartiment de marbre, afin que la tête dusaint ne puisse regarder son sang, événement qui pourrait fairearriver le miracle avant l’époque fixée, puisque, disent leschanoines, c’est par le contact de la tête et des fioles que lesang figé se liquéfie ; enfin, elle est close par deux portesd’argent massif, sculptées aux armes du roi d’EspagneCharles II.

Ces portes sont fermées par deux clefs, dontl’une est gardée par l’archevêque, et l’autre par une compagnietirée au sort parmi les nobles, et qu’on appelle les députés duTrésor. On voit que saint Janvier jouit tout juste de laliberté accordée aux doges, qui ne pouvaient jamais dépasserl’enceinte de la ville, et qui ne sortaient de leur palais qu’avecla permission du sénat. Si cette réclusion a ses inconvénients,elle a bien aussi ses avantages. Saint Janvier y gagne de ne pointêtre dérangé à toute heure du jour et de la nuit comme un médecinde village. Aussi, les chanoines, les diacres, les sous-diacres,les bedeaux, les sacristains et jusqu’aux enfants de chœur del’archevêché connaissent-ils bien la supériorité de leur positionsur leurs confrères les gardiens des autres saints.

Un jour que le Vésuve faisait des siennes, etque sa lave, au lieu de suivre sa route ordinaire, ou d’aller pourla huitième ou neuvième fois faucher Torre-del-Greco, se dirigeaitsur Naples, il y eut émeute des lazzaroni, qui justement avaient lemoins à perdre en tout cela, mais qui sont toujours à la tête desémeutes, par tradition probablement. Ces lazzaroni se portèrent àl’archevêché et commencèrent à crier pour que l’on sortît le bustede saint Janvier, et qu’on le portât à l’encontre de l’inondationde flammes. Mais ce n’était point chose facile que de leur accorderce qu’ils demandaient. Saint Janvier était sous double clef, et unede ces deux clefs était entre les mains de l’archevêque, pour lemoment en course dans son diocèse, tandis que l’autre était entreles mains des députés, qui, occupés à déménager ce qu’ils avaientde plus précieux, couraient, les uns d’un côté, les autres del’autre.

Heureusement, le chanoine de garde était ungaillard qui avait le sentiment de la position aristocratique queson saint occupait au ciel et sur la terre. Il se présenta aubalcon de l’archevêché, qui dominait toute la place encombrée demonde ; il fit signe qu’il voulait parler, et, balançant latête de haut en bas, en homme étonné de l’audace de ceux à qui il aaffaire :

– Vous me paraissez encore de plaisantsdrôles, dit-il, de venir ici crier : « SaintJanvier ! saint Janvier ! » comme vouscrieriez : « Saint Fiacre ! » ou :« Saint Crépin ! » Apprenez, canailles ! quesaint Janvier est un seigneur qui ne se dérange pas ainsi pour lepremier venu.

– Tiens ! dit un raisonneur, Jésus-Christse dérange bien pour le premier venu. Quand je demande le bon Dieu,moi, est-ce qu’on me le refuse ?

Le chanoine se mit à rire avec une expressionde foudroyant mépris.

– Voilà justement où je vous attendais,reprit-il. De qui est fils Jésus-Christ, s’il vous plait ?D’un charpentier et d’une pauvre fille. Jésus-Christ est toutsimplement un lazzarone de Nazareth, tandis que saint Janvier,c’est bien autre chose : il est fils d’un sénateur et d’unepatricienne. C’est donc, vous le voyez bien, un autre personnageque Jésus-Christ. Allez donc chercher le bon Dieu, si vous voulez.Quant à saint Janvier, c’est moi qui vous le dis, vous aurez beauvous réunir en nombre dix fois plus grand et crier dix fois plusfort, il ne se dérangera pas, car il a le droit de ne pas sedéranger.

– C’est juste, dit la foule. Allons chercherle bon Dieu.

Et l’on alla chercher le bon Dieu, qui, moinsaristocrate, en effet, que saint Janvier, sortit de l’égliseSainte-Claire et s’en vint, suivi de son cortège populaire, au lieuqui réclamait sa miséricordieuse présence.

Mais, soit que le bon Dieu ne voulût pasempiéter sur les droits de saint Janvier, soit qu’il n’eût pas lepouvoir de dire à la lave ce qu’il a dit à la mer, la lave continuad’avancer quoiqu’elle fût conjurée au nom de l’hostie sainte et dela présence réelle.

Le danger redoublait donc, et les cris avec ledanger, lorsque la statue de marbre de saint Janvier, qui domine lepont de la Madeleine, et qui, jusque-là, avait tenu sa main droiteappuyée sur son cœur, la détacha et l’étendit vers la lave avec ungeste de domination répondant à celui qui accompagnait le Quosego de Neptune.

La lave s’arrêta.

On comprend quelle fut la gloire de saintJanvier après ce nouveau miracle.

Le roi Charles III, père de Ferdinand,avait été témoin du fait. Il chercha ce qu’il pouvait faire pourhonorer saint Janvier. Ce n’était pas chose facile. Saint Janvierétait noble, saint Janvier était riche, saint Janvier était saint,saint Janvier – il venait de le prouver – était plus puissant quele bon Dieu. Il donna à saint Janvier une dignité à laquellecelui-ci n’avait évidemment jamais eu même l’idéed’atteindre : il le nomma COMMANDANT GÉNÉRAL des troupesnapolitaines, avec trente mille ducats d’appointements.

C’est pourquoi Michele, sans mentir, pouvaitrépondre à Luisa Felice, qui lui demandait où étaitSalvato :

– Il est de garde jusqu’à demain dix heures etdemie du matin près du COMMANDANT GÉNÉRAL.

Et, en effet, comme le disait le bon chanoine,et comme nous l’avons répété après lui, saint Janvier est un saintaristocratique. Il a un cortège de saints inférieurs quireconnaissent sa suprématie, à peu près comme les clients romainsreconnaissaient celle de leur patron. Ces saints le suivent quandil sort, le saluent quand il passe, l’attendent quand il rentre.C’est le conseil des ministres de saint Janvier.

Voici comment se recrute cette troupe desaints secondaires, garde, cortège et cour du bienheureux évêque deBénévent.

Toute confrérie, tout ordre religieux, touteparoisse, tout particulier qui tient à faire déclarer un saint deses amis patron de Naples, sous la présidence de saint Janvier, n’aqu’à faire fondre une statue d’argent massif du prix de huit milleducats et à l’offrir à la chapelle du Trésor. La statue, une foisadmise, est retenue à perpétuité dans la susdite chapelle. À partirde ce moment, elle jouit de toutes les prérogatives de saprésentation en règle. Comme les anges et les archanges qui, auciel, glorifient éternellement Dieu, autour duquel ils forment unchœur, eux glorifient éternellement saint Janvier. En échange decette béatitude qui leur est accordée, ils sont condamnés à la mêmeréclusion que saint Janvier. Ceux mêmes qui en ont fait don à lachapelle ne peuvent plus les tirer de leur sainte prison qu’endéposant entre les mains d’un notaire le double de la valeur de lastatue à laquelle, soit pour son plaisir particulier, soit dansl’intérêt général, on désire faire voir le jour. La somme déposée,le saint sort pour un temps plus ou moins long. Le saint rentré,son identité constatée, le propriétaire, muni du reçu de son saint,va retirer sa somme. De cette façon, on est sûr que les saints nes’égarent point, ou que, s’ils s’égarent, ils ne seront, du moins,pas perdus, puisque, avec l’argent déposé, on pourra en fairefondre deux au lieu d’un.

Cette mesure qui, au premier abord, peutparaître arbitraire, n’a été prise, il faut le dire, qu’après quele chapitre de saint Janvier a été dupe de sa trop grandeconfiance. La statue de san Gaetano, sortie sans dépôt,non-seulement ne rentra point au jour convenu, mais ne rentra mêmejamais. On eut beau essayer d’accuser le saint lui-même etprétendre qu’ayant toujours été assez médiocrement affectionné àsaint Janvier, il avait profité de la première occasion qui s’étaitprésentée pour faire une fugue, les témoignages les plusrespectables vinrent en foule contredire cette calomnieuseassertion, et, recherches faites, il fut reconnu que c’était uncocher de fiacre qui avait détourné la précieuse statue. On se mità la poursuite du voleur ; mais, comme il avait eu deux joursdevant lui, qu’il avait une voiture attelée de deux chevaux pourfuir, et que la police, n’en ayant pas, était obligée de lepoursuivre à pied, il avait probablement passé la frontièreromaine ; de sorte que, si minutieuses que fussent lesrecherches, elles n’amenèrent aucun résultat. Depuis ce malheureuxjour, une tache indélébile s’étendit sur la respectable corporationdes cochers de fiacre, qui, jusque-là, à Naples comme en France,avait disputé aux caniches la suprématie de la fidélité, et quin’osa plus se faire peindre, revenant au domicile de la pratiqueune bourse à la main, avec cet exergue : Au Cocherfidèle. Il y a plus : si vous avez à Naples unediscussion avec un cocher de fiacre et que vous pensiez que ladiscussion vaille la peine d’appliquer à votre adversaire une deces immortelles injures que le sang seul peut effacer, ne jurez nipar la Pasque-Dieu, comme jurait Louis XI, ni parVentre-saint-gris, comme jurait Henri IV ; jurez toutsimplement par san Gaetano, et vous verrez votre ennemi tomber àvos pieds pour vous demander excuse. Il est vrai que, deux fois surtrois, il se relèvera pour vous donner un coup de couteau.

Comme on le comprend bien, les portes duTrésor sont toujours ouvertes pour recevoir les saints qui désirentfaire partie de la cour de saint Janvier, et cela, sans aucuneinvestigation de date et sans que le récipiendaire ait besoin defaire ses preuves de 1399 ou de 1426. La seule règle exigée, laseule condition sine qua non, c’est que la statue soitd’argent pur, qu’elle soit contrôlée et qu’elle pèse le poids.

Cependant, la statue serait d’or et pèseraitle double, qu’on ne la refuserait pas pour cela. Les seulsjésuites, qui, comme on le sait, ne négligent aucun moyen demaintenir ou d’augmenter leur popularité, ont déposé cinq statuesau Trésor dans l’espace de moins de trois ans.

Maintenant, nous espérons que ces détails, quenous avons crus indispensables, une fois donnés, le lecteurcomprendra l’importance de l’annonce faite par le général en chefde l’armée française.

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