La San-Felice – Tome III

XCIV – OÙ LE LECTEUR RENTRE DANS LAMAISON DU PALMIER.

La nécessité où nous avons été de suivre sansinterruption les événements politiques et militaires à la suitedesquels Naples était tombée au pouvoir des Français, nous a forcéde nous éloigner de la partie romanesque de notre récit et delaisser de côté les personnages passifs qui subissaient cesévénements, pour nous occuper, au contraire, des personnages actifsqui les dirigeaient. Que l’on nous permette donc, maintenant quenous avons donné aux acteurs épisodiques de cette histoire toutel’importance qu’ils réclamaient, de revenir aux premiers rôles surlesquels doit se concentrer tout l’intérêt de notre drame.

Au nombre de ces personnages, pour lesquels onnous accuse peut-être, mais à tort, d’oubli, est la pauvre LuisaSan-Felice, qu’au contraire nous n’avons pas perdue de vue un seulinstant.

Restée évanouie entre les bras de son frère delait Michele, sur la plage de la Vittoria, tandis que son mari,fidèle à la fois à ses devoirs envers son prince et à ses promessesenvers son ami, rejoignait le duc de Calabre, au risque de sa vie,et laissait Luisa à Naples, au risque de son bonheur, Luisa,reportée dans la voiture, avait été ramenée, au grand étonnement deGiovannina, à la maison du Palmier.

Michele, qui ignorait les causes réelles decet étonnement auquel le sourcil froncé et l’œil presque menaçantde Giovannina donnaient un caractère tout particulier, raconta leschoses comme elles s’étaient passées.

Luisa se mit au lit avec une fièvre ardente.Michele passa la nuit dans la maison, et, comme le lendemain, aupoint du jour, l’état de Luisa ne s’était point amélioré, il courutprévenir le docteur Cirillo.

Pendant ce temps, le facteur apporta unelettre à l’adresse de Luisa.

Nina reconnut le timbre de Portici. Elle avaitremarqué, que chaque fois qu’arrivait une lettre pareille à cellequ’elle tenait entre ses mains, l’émotion de sa maîtresse en larecevant était grande ; puis qu’elle se retirait ets’enfermait dans la chambre de Salvato, d’où elle ne sortait queles yeux rouges de larmes.

Elle comprit donc que c’était une lettre deSalvato, et, à tout hasard, et sans savoir encore si elle la liraitou non, elle la garda, ayant pour excuse de ne pas l’avoir remise,si la lettre était réclamée, l’état dans lequel se trouvaitLuisa.

Cirillo accourut. Il avait cru Luisapartie ; mais, au simple récit de Michele, qui le ramenait, ildevina tout.

On sait la tendresse paternelle du bon docteurpour Luisa. Il reconnut chez la malade tous les symptômes de lafièvre cérébrale, et, sans lui faire une question qui pût ajouterau trouble moral qu’elle avait éprouvé, il s’occupa de combattre lemal matériel. Trop habile pour se laisser vaincre par une maladieconnue quand cette maladie en était à peine à son début, il lacombattit énergiquement, et, au bout de trois jours, Luisa était,sinon guérie, du moins hors de danger.

Le quatrième jour, elle vit sa porte s’ouvrir,et, à la vue de la personne qui entra, poussa un cri de joie ettendit ses deux bras vers elle. Cette personne, c’était son amie decœur, la duchesse Fusco. Comme l’avait prédit San-Felice, la reinepartie, la duchesse disgraciée revenait à Naples. En quelquesinstants, la duchesse fut au courant de la situation. Depuis troismois, Luisa avait été forcée de tout enfermer dans son cœur ;depuis quatre jours, son cœur débordait, et, malgré cette maximed’un grand moraliste, que les hommes gardent mieux les secrets desautres, mais que les femmes gardent mieux les leurs, au bout d’unquart d’heure, Luisa n’avait plus de secrets pour son amie.

Inutile de dire que la porte de communicationfut plus ouverte que jamais, et qu’à toute heure du jour et de lanuit, la duchesse eut la disposition de la chambre sacrée.

Le jour où elle avait quitté le lit, Luisaavait reçu une nouvelle lettre de Portici. Giovannina l’avait vueavec inquiétude prendre cette lettre. Puis elle avait attendu quela lecture en fût faite. Si cette lettre indiquait la lettreprécédente, et si Luisa la réclamait, Giovannina cherchait cettelettre, la retrouvait intacte, et mettait son oubli sur le comptede la préoccupation que lui avait causée la maladie de samaîtresse. Si Luisa ne la réclamait pas, Giovannina la conservait àtout hasard, comme un auxiliaire dans un sombre projet qu’ellen’avait pas encore mûri, mais qui déjà était en germe dans soncerveau.

Les événements suivaient leur cours. Onconnaît ces événements : nous les avons longuement racontés.La duchesse Fusco, lancée dans le parti patriote, avait rouvert sessalons et y recevait tous les hommes éminents et toutes les femmesdistinguées de ce parti. Au nombre de ces femmes était ÉléonoreFonseca-Pimentel, que nous allons bientôt voir, avec l’âme d’unefemme et le courage d’un homme, se mêler aux événements politiquesde son pays.

Ces événements politiques avaient pris pourLuisa, qui, jusque-là, ne s’en était jamais préoccupée, uneimportance suprême. Si bien que fussent renseignés les familiers dela duchesse Fusco, il y avait toujours un point sur lequel Luisaétait mieux renseignée qu’eux : c’était la marche des Françaissur Naples. En effet, tous les trois ou quatre jours, elle savaitprécisément où étaient les républicains.

Elle avait reçu aussi deux lettres duchevalier. Dans la première, où il lui annonçait son arrivée à bonport à Palerme, il lui exprimait tout son regret de ce que l’étatorageux de la mer l’eût empêchée de s’embarquer avec lui ;mais il ne lui disait point de venir le rejoindre. La lettre étaittendre, calme et paternelle, comme toujours. Il était probable quele chevalier n’avait point entendu ou n’avait pas voulu entendre ledernier cri de désespoir jeté par Luisa.

La seconde lettre contenait, sur la situationde la cour à Palerme, des détails que l’on trouvera dans la suitede notre récit. Mais, pas plus que la première, elle n’exprimait ledésir de la voir quitter Naples. Au contraire, elle lui donnait desconseils sur la manière dont elle devait se conduire au milieu descrises politiques qui allaient agiter la capitale, et la prévenaitque, par le même courrier, la maison Backer recevait avis de mettreà la disposition de la chevalière San-Felice les sommes dont ellepourrait avoir besoin.

Le même jour, la lettre du chevalier à lamain, André Backer, que Luisa n’avait point revu depuis le jour desa visite à Caserte, se présentait à la maison du Palmier.

Luisa le reçut avec la grâce sérieuse qui luiétait habituelle, le remercia de son empressement, mais le prévintque, vivant très-retirée, elle avait décidé de ne recevoir aucunevisite pendant l’absence de son mari. S’il arrivait qu’elle eûtbesoin d’argent, elle passerait elle-même à la banque, ou yenverrait Michele avec un reçu.

C’était un congé dans toutes les formes. Andréle comprit, et se retira en soupirant.

Luisa le reconduisit jusqu’au perron et dit àGiovannina, qui venait de fermer la porte derrière lui :

– Si jamais M. André Backer sereprésentait à la maison et demandait à me parler, souvenez-vousque je n’y suis pas.

On connaît la familiarité des serviteursnapolitains avec leurs maîtres.

– Ah ! mon Dieu ! réponditGiovannina, comment un si beau jeune homme a-t-il pu déplaire àmadame ?

– Il ne m’a point déplu, mademoiselle,répondit froidement Luisa ; mais, en l’absence de mon mari, jene recevrai personne.

Giovannina, toujours mordue au cœur par lajalousie, fut sur le point de répliquer : « ExceptéM. Salvato ; » mais elle se retint, et un souriredubitatif fut sa seule réponse.

La dernière lettre que Luisa avait reçue deSalvato portait la date du 19 janvier : elle arriva le 20.

Toute la journée du 20 se passa pour Naplesdans les angoisses, et pour Luisa ces angoisses furent plus grandesque pour tout autre. Elle savait par Michele les formidablespréparatifs de défense qui s’exécutaient ; elle savait parSalvato que le général en chef avait juré de prendre la ville àtout prix.

Salvato suppliait Luisa, si l’on bombardaitNaples, de se mettre à l’abri des projectiles dans les caves lesplus profondes de sa maison.

Ce danger était surtout à craindre si lechâteau Saint-Elme ne tenait point la promesse qu’il avait faite etse déclarait contre les Français et les patriotes.

Le 21, au matin, une grande agitation semanifesta dans Naples. Le château Saint-Elme, on se le rappelle,avait arboré le drapeau tricolore ; donc, il tenait sapromesse et se déclarait pour les patriotes et pour lesFrançais.

Luisa en fut joyeuse, non point pour lespatriotes, non point pour les Français : elle n’avait jamaiseu aucune opinion politique ; mais il lui sembla que cet appuidonné aux Français et aux patriotes diminuait le danger que couraitson amant, puisqu’il était patriote de cœur, Françaisd’adoption.

Le même jour, Michele vint lui faire visite.Michele, l’un des chefs du peuple, décidé à combattre jusqu’à lamort pour une cause qu’il ne comprenait pas très-bien, mais àlaquelle il appartenait par le milieu dans lequel il était né etpar le tourbillon qui l’entraînait, – Michele, en cas d’accident,venait faire ses adieux à Luisa et lui recommander sa mère.

Luisa pleurait fort en prenant congé de sonfrère de lait ; mais toutes ses larmes n’étaient pas pour ledanger que courait Michele : une bonne moitié coulait sur lesdangers qu’allait courir Salvato.

Michele, moitié riant, moitié pleurant, de soncôté, et ne voyant pas plus loin que les paroles de Luisa, essayade rassurer celle-ci sur son sort en lui rappelant la prédiction deNanno. Selon la sorcière albanaise, Michele devait mourir colonelet pendu. Or, Michele n’était encore que capitaine, et, s’il étaitexposé à la mort, c’était à la mort par le fer ou par le feu, etnon par la corde.

Il est vrai que, si la prédiction de Nanno seréalisait pour Michele, elle devait se réaliser aussi pour Luisa,et que, si Michele mourait pendu, Luisa devait mourir surl’échafaud.

L’alternative n’était pas consolante.

Au moment où Michele s’éloignait de Luisa, lamain de celle-ci le retint, et ces paroles qui depuis longtempserraient sur ses lèvres, s’en échappèrent :

– Si tu rencontres Salvato…

– Oh ! petite sœur ! s’écriaMichele.

Tous deux s’étaient parfaitement compris.

Une heure après leur séparation, les premierscoups de canon se faisaient entendre.

La plupart des patriotes de Naples, ceux qui,par leur âge avancé ou l’état pacifique qu’ils exerçaient,n’étaient point appelés à prendre les armes, étaient réunis chez laduchesse Fusco. Là, d’heure en heure, arrivaient les nouvelles ducombat. Mais Luisa prenait trop d’intérêt à ce combat pour attendreces nouvelles dans le salon et au milieu de la société réunie chezla duchesse. Seule, dans la chambre de Salvato, à genoux devant lecrucifix, elle priait.

Chaque coup de canon lui répondait aucœur.

De temps en temps, la duchesse Fusco venait àson amie et lui donnait des nouvelles des progrès que faisaient lesFrançais, mais, en même temps, avec une espèce d’orgueil national,lui disait la merveilleuse défense des lazzaroni.

Luisa répondait par un gémissement. Il luisemblait que chaque boulet, chaque balle, menaçait le cœur deSalvato. Cette lutte terrible serait-elle donc éternelle ?

Pendant les événements du 21 et du 22, Luisase coucha tout habillée sur le lit de Salvato. Plusieurs alertesfurent causées par les lazzaroni : la réputation depatriotisme de la duchesse n’était pas sans danger. Luisa ne sepréoccupait point de ce qui faisait l’inquiétude des autres :elle ne songeait qu’à Salvato, ne pensait qu’à Salvato.

Dans la matinée du troisième jour, lafusillade cessa, et l’on vint annoncer que les Français étaientvainqueurs sur tous les points, mais pas encore maîtres de laville.

Qu’était-il arrivé après cette lutteacharnée ? Salvato était-il mort ou vivant ?

Le bruit du combat avait cessé tout à faitavec les trois derniers coups de canon du château Saint-Elme, tiréssur les pillards du palais royal.

Elle allait revoir ou Michele ou Salvato, s’ilne leur était point arrivé malheur ; – Michele le premier sansdoute, car Michele pouvait venir à toute heure du jour, trouverLuisa, tandis que Salvato, ignorant qu’elle fût seule, n’oseraitjamais se présenter chez elle qu’à la nuit et par le cheminconvenu.

Luisa se mit à la fenêtre, les yeux fixés surChiaïa : c’était de ce côté que devaient lui venir lesnouvelles.

Les heures s’écoulaient. Elle apprit lareddition complète de la ville ; elle entendit les cris de lafoule qui accompagnait Championnet au tombeau de Virgile ;elle sut l’annonce faite, pour le lendemain, de la liquéfaction dubienheureux sang de saint Janvier ; mais toutes ces chosespassèrent devant son intelligence comme des fantômes passent prèsdu lit d’un homme endormi. Ce n’était rien de tout cela qu’elleattendait, qu’elle demandait, qu’elle espérait.

Laissons Luisa à sa fenêtre, rentrons dans lavilla et assistons aux angoisses d’une autre âme, non moinstroublée que la sienne.

On sait de qui nous voulons parler.

Ou nous avons bien mal réussi dans le portraitphysique et moral que nous avons essayé de tracer de Salvato, ounos lecteurs savent que, de quelque ardent désir que notre jeuneofficier fût atteint de revoir Luisa, le devoir du soldat prenait,en toute circonstance, le pas sur le désir de l’amant.

Il s’était donc détaché de l’armée, il s’étaitdonc éloigné de Naples, il s’en était donc rapproché sans uneplainte, sans une observation, quoiqu’il eût parfaitement su qu’aupremier mot qu’il eût dit à Championnet de l’aimant qui l’attiraità Naples, son général, qui avait pour lui la tendresse del’admiration, la plus profonde peut-être de toutes les tendresses,l’eût poussé en avant et lui eût donné toutes facilités pour entrerle premier à Naples.

Au moment où, arrivé à temps au largo dellePigne pour sauver la vie à Michele, il tint le jeune lazzaronepressé sur sa poitrine, son cœur bondit d’une double joie, d’abordparce qu’il pouvait, dans une mesure plus complète, reconnaître leservice qu’il lui avait rendu, ensuite parce que, resté seul aveclui, il allait avoir des nouvelles de Luisa et quelqu’un à quiparler d’elle.

Mais, cette fois encore, son attente avait ététrompée. La vive imagination de Championnet avait vu dans laréunion des lazzaroni et de Salvato un événement dont il pouvaittirer parti. Le germe de l’idée qu’il avait mûrie au point de fairefaire à saint Janvier son miracle lui était entré dans l’esprit, etil avait résolu de donner en garde la cathédrale à Salvato, et dechoisir Michele pour conduire celui-ci à la cathédrale.

On a vu que ce double choix était bon,puisqu’il avait réussi.

Seulement, Salvato était consigné jusqu’aulendemain à la garde de la cathédrale, dont il répondait.

Mais à peine parvenu jusqu’à l’archevêché, àpeine ses grenadiers disposés sous le portail de l’église et sur lapetite place qui donne sur la strada dei Tribunali, Salvato avaitjeté son bras autour du cou de Michele et l’avait entraîné dans lacathédrale, sans lui dire autre chose que ces deux mots, quicontenaient un monde d’interrogations :

– ET ELLE ?

Et Michele, avec la profonde intelligencequ’il puisait dans le triple sentiment de vénération, de tendresseet de reconnaissance qu’il avait pour Luisa, Michele lui avait toutraconté, depuis les efforts impuissants de la jeune femme pourpartir avec son mari, jusqu’à ce dernier mot échappé, il y avaittrois jours, au plus profond de son cœur : SI TU RENCONTRESSALVATO !…

Ainsi, les derniers mots de Luisa et lespremiers mots de Salvato pouvaient se traduire ainsi :

– Je l’aime toujours !

– Je l’adore plus que jamais !

Quoique le sentiment que Michele portait àAssunta n’eût pas atteint les proportions de l’amour que Salvato etLuisa avaient l’un pour l’autre, le jeune lazzarone pouvait mesurerles hauteurs auxquelles il n’atteignait point ; et, dansl’effusion de sa reconnaissance, dans cette joie de vivre que lajeunesse éprouve à la suite d’un grand danger disparu, Micheles’était fait l’interprète des sentiments de Luisa avec plus devérité et même d’éloquence qu’elle n’eût osé le faire elle-même,et, au nom de Luisa, sans en avoir été chargé par Luisa, il luiavait vingt fois répété, – chose que Salvato ne se lassait pasd’entendre, – il lui avait vingt fois répété que Luisal’aimait.

C’était Michele à le dire et Salvato àl’écouter que tous deux passaient leur temps, tandis que, commesœur Anne, Luisa regardait si elle ne voyait rien venir sur laroute de Chiaïa.

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