La San-Felice – Tome III

CI – LA TEMPÊTE

En voyant la facilité des manœuvres de laMinerve et comment, pareille à un bon cheval, ellesemblait obéir à son commandant, Ferdinand commençait à regretterde ne s’être point embarqué avec son vieil ami Caracciolo, comme illui avait promis de le faire, au lieu de s’embarquer sur leVan-Guard.

Il descendit dans la grande chambre et trouvala reine et les jeunes princesses assez calmes. Depuis le jourvenu, elles avaient pris quelque repos. Le jeune prince Albertseul, délicat de santé, avait été atteint de vomissements et étaitcouché sur la poitrine d’Emma Lyonna, qui, admirable dans sondévouement, n’avait pas pris un instant de repos et ne s’étaitoccupée que de la reine et de ses enfants.

On courut des bordées toute la journée ;seulement, les bordées devenaient d’autant plus fatigantes que lamer était devenue plus dure. À chaque virement de bord, lessouffrances du jeune prince redoublaient.

Vers trois heures de l’après-midi, Emma Lyonnamonta sur le pont. Il ne fallait pas moins que sa présence pourdérider le front de Nelson. Elle venait lui dire que le princeétait très-mal et que la reine faisait demander s’il n’y avait pasmoyen d’atterrir quelque part ou de changer de route.

On était à la hauteur d’Amantea, à peuprès : on pouvait relâcher dans le golfe de Sainte-Euphémie.Mais que penserait Caracciolo ? Que le Van-Guardn’avait pas pu tenir la mer, et que Nelson, ce vainqueur deshommes, avait été à son tour vaincu par la mer ?

Ses désastres maritimes étaient célèbrespresque à l’égal de ses victoires. Il y avait un mois à peine que,dans le golfe de Lyon, son bâtiment, dans un coup de vent, avaitété démâté de ses trois mâts, et était rentré dans le port deCagliari rasé comme un ponton, à la remorque d’un autre de sesbâtiments, moins endommagé que lui.

Il interrogea l’horizon avec cet œil profonddu marin, à qui tous les signes du danger sont connus.

Le temps n’était point rassurant. Le soleil,perdu dans les nuages, qu’il teignait à grand’peine d’une lueurjaunâtre, s’affaissait lentement à l’occident, en coupant le cielde ces irradiations qui annoncent du vent pour le lendemain, et quifont dire aux pilotes : « Gare à nous ! le soleilest affourché sur ses ancres ! » Le Stromboli, que l’oncommençait d’entendre gronder dans le lointain, était complétementperdu, ainsi que l’archipel d’îles au-dessus desquelles il s’élève,dans une masse de vapeurs qui semblaient flotter sur la mer etvenir au-devant des fugitifs. Du côté opposé, c’est-à-dire vers lenord, le temps était assez dégagé ; mais, aussi loin que l’œilpouvait s’étendre, on ne voyait d’autre bâtiment que laMinerve, qui, opérant exactement les mêmes évolutions quele Van-Guard,semblait son ombre. Les autres vaisseaux,profitant de la permission donnée par Nelson, manœuvreindépendante, ou s’étaient abrités dans le port deCastellamare, ou, prenant la bordée de l’ouest, s’étaient réfugiésdans la haute mer.

Si le vent tenait et que l’on continuât defaire route sur Palerme, il fallait courir des bordées toute lanuit et probablement toute la journée du lendemain.

C’était encore deux ou trois jours de mer àsubir, et lady Hamilton affirmait que le jeune prince ne pouvaitles supporter.

Si, au contraire, le même vent tenait et quel’on mit le cap sur Messine, comme on naviguait avec du largue, onpouvait, en profitant du courant, malgré le vent contraire, entrerdans le port pendant la nuit.

En agissant ainsi, Nelson ne relâchaitpoint : il obéissait à un ordre du roi. Aussi se décida-t-ilpour Messine.

– Henry, dit-il, faites le signal à laMinerve.

– Lequel ?

Il y eut un moment de silence.

Nelson réfléchissait dans quels termes l’ordredevait être donné pour sauvegarder son amour propre.

– Le roi donne l’ordre au Van-Guard,dit-il, de se porter sur Messine. La Minerve peutcontinuer sa route vers Palerme.

Au bout de cinq minutes, l’ordre étaittransmis.

Caracciolo répondit qu’il allait obéir.

Nelson n’eut qu’à ouvrir très-légèrement savoilure pour prendre de largue ce que le vent du sud pouvait endonner, et le timonier reçut l’ordre de mettre le cap de manière àavoir Salina au vent et à passer entre Panaria et Lipari.

Si le temps était trop mauvais, débarrasséqu’il était du contrôle de Caracciolo, Nelson se réfugiait dans legolfe de Sainte-Euphémie.

Cet ordre donné, Nelson jeta un dernier regardsur la Minerve,qui, sur cette mer houleuse, continuait àcourir ses bordées avec la légèreté d’un oiseau, et, laissant lagarde du bâtiment à Henry, il descendit à la grande, où le dînerétait servi.

Personne n’y avait fait honneur, pas même leroi Ferdinand, si grand mangeur qu’il fût. Le mal de mer d’abord,puis une sourde et constante inquiétude avaient suspendu chez luiles sollicitations de l’appétit. Cependant, comme d’habitude, lavue de Nelson rassura les illustres fugitifs, et tout le monde serapprocha de la table, excepté Emma Lyonna et le jeune prince, dontles vomissements redoublaient de violence et prenaient un caractèreinquiétant.

Deux fois le chirurgien du bord, le docteurBeaty, était venu visiter l’enfant royal ; mais, on le sait,aujourd’hui même, on ignore encore le spécifique qui peut calmer laterrible indisposition.

Le docteur Beaty s’était borné à ordonnerl’emploi du thé ou de la limonade à grandes tasses. Mais le jeuneprince ne voulait rien recevoir que de la main d’Emma Lyonna, desorte que la reine, qui, au reste, ne comprenait pas toute lagravité de son état, avait, dans un moment de jalousie maternelle,complétement abandonné l’enfant aux soins de lady Hamilton.

Quant au roi, il était assez insensible auxsouffrances des autres, et, quoiqu’il aimât ses enfants d’un amourplus grand que celui de la reine, des préoccupations personnellesl’empêchaient de donner à la maladie du jeune prince toutel’attention qu’elle méritait.

Nelson s’approcha de l’enfant pour s’approcherd’Emma Lyonna.

Depuis quelque temps, le vent mollissait et levaisseau se balançait lourdement sur la houle. Au supplice desvirements de bord avait succédé celui du roulis.

– Voyez ! dit Emma en présentant à Nelsonle corps presque inanimé de l’enfant.

– Oui, répondit Nelson, je comprends pourquoila reine m’a fait demander si je ne pouvais pas entrer dans quelqueport. Par malheur, je n’en connais pas un dans tout l’archipellipariote auquel je voudrais confier un vaisseau de la taille duVan-Guard, surtout quand il porte avec lui les destinéesd’un royaume, et nous sommes encore loin de Messine, de Milazzo oudu golfe de Sainte-Euphémie !

– Il me semble, fit Emma, que la tempête secalme.

– Vous voulez dire que le vent tombe ;car, de tempête, il n’y en a pas eu de la journée. Dieu nous gardede voir une tempête, milady, et dans ces parages surtout !Oui, le vent tombe ; mais ce n’est qu’une trêve qu’il nousaccorde, et je ne vous cacherai point que je crains une nuit pireque celle d’hier.

– Ce n’est point rassurant, ce que vous diteslà, milord ! interrompit la reine, qui s’était approchéedoucement de la cabine et qui, parlant anglais, avait entendu etcompris ce que disait Nelson.

– Mais Votre Majesté peut être certaine, aumoins, que le respect et le dévouement veillent sur elle, réponditNelson.

En ce moment, la porte de la chambre hautes’ouvrit, et le lieutenant Parkenson s’informa si l’amiral n’étaitpoint près de Leurs Majestés.

Nelson entendit la voix du jeune officier etalla au-devant de lui.

Tous deux échangèrent quelques paroles à voixbasse.

– C’est bien, dit Nelson assez haut etreprenant le ton du commandement ; faites mettre les canons àla serre et faites-les amarrer par le plus fort grelin que vouspourrez trouver. Je monte sur le pont… Madame, ajouta Nelson, si jen’avais pas un précieux chargement, je laisserais le capitaineHenry gouverner le vaisseau à sa guise ; mais, ayant l’honneurd’avoir Votre Majesté à mon bord, je ne m’en rapporte qu’à moi dusoin de le diriger. Que Votre Majesté ne s’inquiète donc point sije me prive sitôt du bonheur de demeurer auprès d’elle.

Et il s’avança rapidement vers la porte.

– Attendez, attendez, milord, dit Ferdinand,je monte avec vous.

– Que dit Sa Majesté ? demanda Nelson,qui ne comprenait pas l’italien.

La reine lui traduisit la demande de sonépoux.

– Pour Dieu, madame, dit Nelson, obtenez duroi qu’il reste ici. Sur la dunette, il intimidera les officiers etgênera la manœuvre.

La reine transmit à son mari la demande deNelson.

– Ah ! Caracciolo !Caracciolo ! murmura le roi en tombant sur un fauteuil.

Nelson n’eut besoin que de mettre le pied surla dunette pour voir que non-seulement quelque chose de grave, maisencore quelque chose d’insolite se passait à bord.

La chose grave, c’était non plus un grain,mais une tempête qui s’amassait au ciel.

La chose insolite, c’était la boussole quiavait perdu sa fixité et qui variait du nord à l’est.

Nelson comprit aussitôt que le voisinage duvolcan créait des courants magnétiques, dont l’aiguille aimantéesubissait l’influence.

Par malheur, la nuit était sombre ; iln’y avait pas au ciel une étoile sur laquelle le bâtiment pût seguider, à défaut de la boussole devenue insensée.

Si le vent du sud continuait à mollir, si lamer calmissait, le danger devenait moindre et même disparaissait.On mettait le bâtiment en panne et l’on attendait le jour. Mais,par malheur, il n’en était point ainsi, et il était évident que levent ne tombait au sud que pour souffler d’un autre côté.

Les dernières bouffées du vent du suds’affaiblirent par degrés et s’éteignirent tout à fait, et bientôton entendit les lourdes voiles fouetter les mâts. Un calmeeffrayant s’abattit sur les flots. Matelots et officiers seregardèrent avec angoisse. Et ce silence menaçant du ciel semblaitune trêve donnée par un ennemi généreux mais mortel, pour laisser àceux qu’il allait combattre le temps de se préparer à la lutte. Laflamme d’une lumière se fût élevée verticalement vers le ciel.L’eau clapotait tristement contre les flancs du navire, et ilsortait des profondeurs de la mer des sons inconnus pleins d’unemystérieuse solennité.

– Voilà une terrible nuit qui s’apprête,milord, dit Henry.

– Bon ! fit Nelson, pas si terrible quela journée d’Aboukir.

– Est-ce le tonnerre que l’on entend ?et, dans ce cas, comment se fait-il que, l’orage venant àl’arrière, le tonnerre gronde à l’avant ?

– Ce n’est point le tonnerre, c’est leStromboli. Nous allons avoir une saute de vent terrible. Ordonnezd’abattre les perroquets, les petits huniers, la grande voile et lamisaine.

Henry répéta l’ordre de l’amiral, et,surexcités par le danger, les matelots s’élancèrent dans les agrès,et, en moins de cinq minutes, les vastes nappes de toile furentrendues inoffensives et assujetties sur leurs vergues.

Le calme devenait de plus en plus profond. Lesvagues cessaient de se briser à l’avant du vaisseau. La merelle-même semblait avertie qu’un changement prochain et violent sepréparait.

De légers rivolins commencèrent à voltigerautour des mâts, précurseurs de la rafale. Tout à coup, aussi loinque le regard pouvait s’étendre au milieu des ténèbres, on vit lasuperficie de la mer onduler. Cette ondulation se couvrit d’écume,un rugissement terrible accourut de l’horizon, et le vent d’ouest,le plus puissant de tous, s’abattit sur les flancs du vaisseau,qui, le recevant en plein travers, inclina ses mâts sous le chocirrésistible.

– La barre au vent ! cria Nelson, labarre au vent !

Puis, tout bas, et comme se parlant àlui-même :

– Il y va de la vie ! dit-il.

Le timonier obéit ; mais, pendant uneminute qui parut un siècle à l’équipage, le vaisseau resta inclinésur bâbord.

Pendant ce moment d’anxieuse attente, un canonde tribord rompit ses amarres, et, roulant dans toute la largeur dubâtiment, tua un homme et en blessa cinq ou six.

Henry fit un mouvement pour s’élancer sur lepont ; Nelson l’arrêta par le bras.

– Du sang-froid ! lui dit-il. Que deshommes se tiennent prêts avec des haches. Je raserai, s’il estnécessaire, le navire comme un ponton.

– Il se relève ! il se relève !crièrent à la fois les cent voix des matelots.

Et, en effet, le vaisseau se releva lentementet majestueusement, comme un courtois et courageux adversaire quisalue avant de combattre ; puis, cédant au gouvernail etprésentant sa haute poupe au vent, il fendit les vagues, courantdevant la tempête.

– Voyez si la boussole a repris sa fixité, ditNelson à Henry.

Henry alla à la boussole et revint.

– Non, milord, dit Henry, et j’ai peur quenous ne courions droit sur le Stromboli.

En ce moment, comme pour répondre à un éclatde tonnerre venant de l’occident, on entendit à l’avant un de cesrugissements qui précèdent les éruptions du volcan ; puis unimmense jet de flamme monta vers le ciel, et s’éteignit presqueaussitôt.

Ce jet de flamme était à un mille à peine àl’avant. Comme l’avait craint Henry, on courait juste sur levolcan, qui sembla avoir tout exprès allumé son phare pour indiquerle danger à Nelson.

– La barre à tribord ! cria l’amiral.

Le timonier obéit, et le bâtiment, en passantde l’est-sud-est au sud-est, obéit au timonier.

– Votre Seigneurie sait, dit Henry, que, deStromboli à Panaria, c’est-à-dire pendant près de sept ou huitmilles, la mer est couverte de petites îles et de rochers à fleurd’eau ?

– Oui, dit Nelson. Placez à l’avant une de vosmeilleures vigies, et dans les porte-haubans vos meilleurscontre-maîtres, et envoyez M. Parkenson surveiller lesondage.

– J’irai moi-même, dit Henry. Apportez unelumière dans leschaînes de haubans du grand mât ! Il faut quemilord, de la dunette, puisse entendre ce que je dirai.

Ce commandement prépara l’équipage à unecrise.

Nelson s’approcha de la boussole pour lasurveiller lui-même : la boussole n’avait point repris safixité.

– Terre en avant ! cria l’homme en vigiedans le mât de misaine.

– La barre à bâbord ! cria Nelson.

Le bâtiment tourna légèrement son cap au sud.La tempête en profita pour s’engouffrer dans ses voiles. Uncraquement se fit entendre, un nuage sembla flotter un instant àl’avant du Van-Guard. On entendit l’explosion de plusieurscordages qui se brisaient, et un immense lambeau de toile futemporté au-dessous du vent.

– Ce n’est rien, cria Henry ; le grandfoc a quitté ses ralingues.

– Brisants à tribord ! cria l’homme envigie.

– Il est inutile d’essayer de virer par unpareil temps, murmura Nelson se parlant à lui-même : nousmanquerions notre abattée. Si rapprochés que soient les îlots, il yaura place entre eux pour un bâtiment. La barre àtribord !

Ce commandement fit tressaillir toutl’équipage ; on allait au-devant du danger, on s’y jetait àplein corps, on prenait, comme on dit proverbialement, le taureaupar les cornes.

– Sondez ! dit la voix ferme etimpérative de Nelson dominant celle de la tempête.

– Dix brasses, répondit la voix de Henry.

– Attention partout ! cria Nelson.

– Brisants à bâbord ! cria le matelot envigie.

Nelson s’approcha du bastingage et vit, eneffet, la mer qui brisait furieusement à une demi-encâblure.

Le vaisseau était poussé avec une tellerapidité, que les brisants étaient déjà presque dépassés.

– Ferme à la barre ! dit Nelson aupilote.

– Brisants à tribord ! cria le matelot envigie.

– Sondez ! dit Nelson.

– Sept brasses, répondit Henry. Mais je croisque nous marchons trop vite ; si nous avions des brisants àl’avant, nous ne pourrions pas les éviter.

– Abaissez le hunier de misaine et celui dugrand mât ! faites prendre trois ris dans le hunierd’artimon ! Sondez !

– Six brasses, répondit Henry.

– Nous sommes dans la passe entre Panaria etStromboli, dit Nelson.

Puis, il ajouta à voix basse :

– Dans dix minutes, nous serons sauvés ou aufond de la mer.

Et, en effet, au lieu de cette espèce derégularité que conservent toujours les vagues, même au milieu de latempête, en courant devant elles, les vagues semblaient se briserles unes contre les autres, et l’on ne voyait, dans tout ce chaosd’écume, dont les mugissements rappelaient les hurlements deschiens de Scylla, qu’une seule ligne sombre tracée entre deuxmurailles de brisants.

C’était dans cet étroit chenal que devaits’engager le Van-Guard.

– Combien de brasses ? demandaNelson.

– Six.

L’amiral fronça le sourcil : une brassede moins, le Van-Guardtouchait.

– Milord, dit le timonier d’une voix sourde,le bâtiment ne marche plus.

En effet, le mouvement du Van-Guardétait à peine sensible, et, après avoir couru devant la tempêteavec une vitesse de onze nœuds à l’heure, si l’on eût jeté le loch,on n’eût point constaté plus de trois nœuds.

Nelson regarda tout autour de lui. Le vent,brisé par les îlots au milieu desquels il naviguait, n’aurait eu deprise que sur les hautes voiles si elles avaient été ouvertes. D’unautre côté, un courant sous-marin semblait s’opposer à la marche duvaisseau.

– Combien de brasses ? demandaNelson.

– Six, toujours, répondit Henry.

– Milord, dit le vieux timonier, qui étaitSicilien, du petit village de la Pace, et qui vit ce quipréoccupait Nelson, milord, sauf votre respect, m’est-il permis dedire un mot ?

– Parle.

– C’est le courant qui remonte.

– Quel courant ?

– Celui du détroit. Et, par bonheur, il nousdonne un demi-pied et même un pied d’eau de plus.

– Tu crois que le courant remontejusqu’ici ?

– Il remonte jusqu’à Paolo, milord.

– Pare à hisser les huniers et lesperroquets ! cria Nelson.

Quoique l’ordre étonnât les matelots, il futexécuté avec cette obéissance passive et muette qui est la premièrequalité des marins, surtout dans les heures de danger.

On vit donc, aussitôt que l’ordre eut étérépété par l’officier de quart, se dérouler, le long des mâts etdes mâtereaux, les hautes voiles, que seules pouvait atteindre levent.

– Il marche ! il marche ! s’écria letimonier avec un accent joyeux qui indiquait la crainte qu’il avaiteue un instant qu’au lieu de suivre intelligemment et fidèlement laroute qui était tracée, le Van-Guardne roulât sur lesbrisants dont il était entouré.

– Sondez ! cria Nelson.

– Sept brasses, répondit Henry.

– Des brisants à l’avant ! cria lematelot en vigie dans la hune de misaine.

– Des brisants à tribord ! cria lematelot appuyé au bossoir d’avant.

– La barre à tribord ! cria Nelson d’unevoix tonnante ; toute ! toute ! toute !

Cette triple répétition du commandement del’amiral indiquait l’imminence du danger. Le vaisseau, en effet,n’obéit qu’au moment où l’effort réuni de deux matelots porta labarre toute à tribord et quand l’extrémité du boute-hors s’étendaitdéjà au dessus de l’écume.

Tout ce qu’il y avait d’hommes sur le pontavaient suivi avec anxiété le mouvement du vaisseau. Dix secondesde résistance au gouvernail, et il touchait.

Par malheur, en appuyant à bâbord, le bâtimentse trouva dans la ligne du vent, sans aucun obstacle pour lebriser. Une rafale effroyable s’abattit sur le vaisseau, qui, pourla seconde fois, s’inclina sur tribord, si bien que l’extrémité deses grandes vergues effleura le sommet argenté d’une vague. En mêmetemps, les mâts plièrent en gémissant et, comme ils n’étaient passoutenus par les basses voiles, les trois mâts de perroquet sebrisèrent avec un bruit terrible.

– Des hommes dans les hunes avec descouteaux ! cria Nelson. Coupez et jetez à la mer !

Une douzaine de matelots, pour obéir à cetordre, se précipitèrent sur les haubans, qu’ils escaladèrent malgréleur inclinaison avec l’agilité d’une bande de quadrumanes, et, unefois arrivés au lieu de l’avarie, ils se mirent à tailler avec untel acharnement, qu’au bout de quelques minutes, voiles, vergues etmâtereaux, tout était à la mer.

Le vaisseau se redressa lentement ; mais,au moment où il se redressait, un énorme paquet de mer entra dansla civadière, qui, ne pouvant porter un pareil poids, brisa savergue avec un craquement qui eût pu faire croire que le bâtiments’entr’ouvrait.

Cette fois encore, il venait d’échappermiraculeusement au naufrage. Les marins reprirent haleine etregardèrent autour d’eux, comme des hommes qui reviennent à la vieaprès un évanouissement.

Au même instant, une voix de femme se fitentendre, criant :

– Milord, au nom du ciel, descendez près denous !

Nelson reconnut la voix d’Emma Lyonna appelantà l’aide. Il jeta un regard anxieux autour de lui. À l’arrière, ilavait Stromboli fumant et grondant ; à tribord et à bâbord,l’immensité ; à l’avant, une nappe d’eau qui s’étendaitjusqu’aux côtes de Calabre, et sur laquelle le vaisseau,majestueusement sorti des écueils, tanguait mutilé, maisvainqueur.

Nelson donna l’ordre d’abaisser les petitshuniers et de naviguer grand largue avec les huniers, la misaine,le clin-foc et le petit foc.

Puis, ayant remis à Henry le porte-voix,c’est-à-dire le signe du commandement, il se hâta de descendrel’escalier de la dunette, au bas duquel il trouva Emma Lyonna.

– Oh ! mon ami, dit-elle, venez, venezvite ! Le roi est fou de terreur, la reine est évanouie, et lejeune prince est mort !

Nelson entra. Le roi, en effet, était àgenoux, la tête enfoncée dans les coussins d’un fauteuil, et lareine était renversée sur un divan, tenant entre ses bras lecadavre de son fils !

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