La San-Felice – Tome III

LXXXIII – RUPTURE DE L’ARMISTICE.

Les lazzaroni, furieux de voir le général Mackleur échapper, ne voulurent point avoir fait une si longue coursepour rien.

Ils marchèrent, en conséquence, sur lesavant-postes français, battirent les gardes avancées etrepoussèrent la grand’garde. Mais, au premier coup de fusil, legénéral Championnet ayant dit à Thiébaut d’aller voir ce qui sepassait, celui-ci rallia ses hommes que cette irruption imprévueavait dispersés et chargea toute cette multitude au montent où elletraversait la ligne de démarcation tracée entre les deux armées. Ilen détruisit une partie, mit l’autre en fuite, mais, sans lapoursuivre, s’arrêta dans les limites tracées à l’arméefrançaise.

Deux événements avaient rompu la trêve :le défaut de payement des cinq millions stipulés dans le traité etl’agression des lazzaroni.

Le 19 janvier, les vingt-quatre députés de laville comprirent à quels dangers les exposaient ces deux insultes,qui, faites à un vainqueur, ne pouvaient manquer de le déterminer àmarcher sur Naples.

Ils partirent donc pour Caserte, oùChampionnet avait son quartier général ; mais ils n’eurentpoint la peine d’aller jusque-là, le général, nous l’avons dit,s’étant avancé jusqu’à Maddalone.

Le prince de Maliterno marchait à leurtête.

En arrivant en présence du général français,tous, comme c’est l’habitude en pareil cas, commencèrent de parlerà la fois, les uns priant, les autres menaçant, ceux-ci demandanthumblement la paix, ceux-là jetant à la face des Français des défisde guerre.

Championnet écouta avec sa courtoisie et sapatience ordinaires pendant dix minutes ; puis, comme il luiétait impossible d’entendre un mot de ce qui se disait :

– Messieurs, dit-il en excellent italien, sil’un d’entre vous était assez bon pour prendre la parole au nom detous, je ne doute pas que nous ne finissions par nous entendre, dumoins par nous comprendre.

Puis, s’adressant à Maliterno, qu’ilreconnaissait au coup de sabre qui lui partageait le front et lajoue :

– Prince, lui dit-il, quand on sait se battrecomme vous, on doit savoir défendre son pays avec la parole commeavec le sabre. Voulez-vous me faire l’honneur de me dire la causequi vous amène ? J’écoute, je vous le jure, avec le plus grandintérêt.

Cette élocution si pure, cette grâce siparfaite, étonnèrent les députés, qui se turent et qui, faisant unpas en arrière, laissèrent au prince de Maliterno le soin dedéfendre les intérêts de Naples.

N’ayant point, comme Tite-Live, la prétentionde faire les discours des orateurs que nous mettons en scène, nousnous empressons de dire que nous ne changeons point une parole autexte du discours du prince de Maliterno.

– Général, dit-il, s’adressant à Championnet,depuis la fuite du roi et du vicaire général, le gouvernement duroyaume est dans les mains du sénat de la ville. Nous pouvons doncfaire, avec Votre Excellence, un durable et légitimetraité.

Au titre d’excellence, donné augénéral républicain, Championnet avait souri et salué.

Le prince lui présenta un paquet.

– Voici une lettre, continua-t-il, quirenferme les pouvoirs des députés ici présents. Peut-être, vousqui, en vainqueur et à la tête d’une armée victorieuse, êtes venuau pas de course de Civita-Castellana à Maddalone, regardez-vouscomme un faible espace les dix milles qui vous séparent deNaples ; mais vous remarquerez que cet espace est immense,infranchissable même, lorsque vous réfléchirez que vous êtesentouré de populations armées et courageuses, et que soixante millecitoyens enrégimentés, quatre châteaux forts, des vaisseaux deguerre, défendent une ville de cinq cent mille habitantsenthousiasmés par la religion, exaltés par l’indépendance.Maintenant, supposez que la victoire continue de vous être fidèleet que vous entriez en conquérant à Naples ; il vous seraimpossible de vous maintenir dans votre conquête. Ainsi, tout vousconseille de faire la paix avec nous. Nous vous offrons,non-seulement les deux millions et demi de ducats stipulés dans letraité de Sparanisi, mais encore tout l’argent que vous nousdemanderez en vous renfermant dans les limites de la modération. Enoutre, nous mettons à votre disposition, pour que vous puissiezvous retirer, des vivres, des voitures, des chevaux, et enfin desroutes de la sécurité desquelles nous vous répondons… Vous avezremporté de grands succès, vous avez pris des canons et desdrapeaux, vous avez fait un grand nombre de prisonniers, vous avezemporté quatre forteresses : nous vous offrons un tribut etnous vous demandons la paix comme à un vainqueur. Ainsi, du mêmecoup, vous conquérez la gloire et l’argent. Considérez, général,que nous sommes beaucoup trop faibles pour votre armée ; que,si vous nous accordez la paix, que, si vous consentez à ne pasentrer à Naples, le monde applaudira à votre magnanimité. Si, aucontraire, la résistance désespérée des habitants, sur laquellenous avons le droit de compter, vous repousse, vous ne recueillerezque la honte d’avoir échoué au bout de votre entreprise.

Championnet avait écouté, non sans étonnement,ce long discours, qui lui paraissait plutôt une lecture qu’uneimprovisation.

– Prince, répondit-il poliment mais froidementà l’orateur, je crois que vous commettez une erreur grave :vous parlez à des vainqueurs comme vous parleriez à des vaincus. Latrêve est rompue pour deux raisons : la première, c’est quevous n’avez pas payé, le 15, la somme que vous deviez payer ;la seconde, c’est que vos lazzaroni sont venus nous attaquer dansnos lignes. Demain, je marche sur Naples ; mettez-vous enmesure de me recevoir, je suis, moi, en mesure d’y entrer.

Le général et les députés, chacun de leurcôté, échangèrent un froid salut ; le général rentra dans satente, les députés reprirent la route de Naples.

Mais, aux jours de révolution comme aux joursorageux de l’été, le temps change vite, et le ciel, serein àl’aurore, est sombre à midi.

Les lazzaroni, en voyant partir Maliterno avecles députés de la ville pour le camp français, se crurent trahis,et, soulevés par les prêtres prêchant dans les églises, par lesmoines prêchant dans les rues, tous couvrant l’égoïsmeecclésiastique du manteau royal, ils s’élancèrent vers le couventoù ils avaient déposé leurs armes, s’en emparèrent de nouveau, serépandirent dans les rues, enlevèrent à Maliterno la dictaturequ’ils lui avaient votée la veille, et se nommèrent des chefs, ouplutôt se remirent sous le commandement des anciens.

On avait abaissé les bannières royales ;mais on n’avait pas encore inauguré le drapeau populaire.

Les bannières royales furent remises partoutoù elles avaient été enlevées.

Le peuple s’empara, en outre, de sept ou huitpièces de canon, qu’il traîna par les rues et qu’il mit en batterieà Tolède, à Chiaïa et à Largo del Pigne.

Puis les pillages et les exécutionscommencèrent. Les gibets que Maliterno avait fait dresser pourpendre les voleurs et les assassins servirent à pendre lesjacobins.

Un sbire bourbonien dénonça l’avocatFasulo : les lazzaroni firent irruption chez lui. Il n’eut quele temps de se sauver avec son frère par les terrasses. On trouvachez eux une cassette pleine de cocardes françaises, et on allaitégorger leur jeune sœur, lorsqu’elle s’abrita d’un grand crucifixqu’elle prit entre ses bras. La terreur religieuse arrêta lesassassins, qui se contentèrent de piller la maison et d’y mettre lefeu.

Maliterno revenait de Maddalone, lorsque, parbonheur, en dehors de la ville, il fut instruit de ce qui s’ypassait, par les fugitifs qu’il rencontra.

Il expédia alors deux messagers, porteurschacun d’un billet dont ils avaient pris connaissance. S’ilsétaient arrêtés, ils devaient déchirer ou avaler les billets, et,comme ils les savaient par cœur, s’ils échappaient aux mains deslazzaroni, exécuter de même leur mission.

Un de ces billets était pour le duc deRocca-Romana : Maliterno lui disait où il était caché, et, lanuit tombée, l’invitait à le venir rejoindre avec une vingtained’amis.

L’autre était pour l’archevêque : il luienjoignait, sous peine de mort, à dix heures précises du soir, demettre en branle toutes ses cloches, de réunir son chapitre, ainsique tout le clergé de la cathédrale, et d’exposer le sang et latête de saint Janvier.

Le reste, disait-il, le regardait.

Deux heures après, les deux messagers étaientarrivés sans accident à destination.

Vers sept heures du soir, Rocca-Romana vintseul ; mais il annonçait que ses vingt amis étaient prêts etse trouveraient au rendez-vous qui leur serait indiqué.

Maliterno le renvoya immédiatement à Naples,le priant de se trouver, lui et ses amis, à minuit, sur la place ducouvent de la Trinité, où il s’engageait à les rejoindre. Ilsdevaient réunir, en même temps qu’eux, le plus grand nombrepossible de leurs serviteurs, – maîtres et serviteurs bienarmés.

Le mot d’ordre était Patrie etLiberté. On ne devait s’occuper de rien. Maliteno répondait detout.

Seulement, Rocca-Romana devait donner cetordre et revenir aussitôt. En supposant l’absence de tous deux, onécrirait à Manthonnet, qui était prévenu de son côté.

À dix heures du soir, fidèle à l’ordre reçu,le cardinal-archevêque fit sonner toutes les cloches d’un mêmecoup.

À ce bruit inattendu, à cette immensevibration qui semblait le vol d’une troupe d’oiseaux aux ailes debronze, les lazzaroni, étonnés, s’arrêtèrent au milieu de leurœuvre de destruction. Les uns, croyant que c’était un signal dejoie, dirent que les Français avaient pris la fuite ; lesautres, au contraire, crurent que les Français ayant attaqué laville, on les appelait aux armes.

Dans l’un et l’autre cas, et quelle que fût sacroyance, chacun courut à la cathédrale.

On y trouva le cardinal revêtu de ses habitspontificaux, au milieu de son clergé, dans l’église illuminée d’unmillier de cierges. La tête et le sang de saint Janvier étaientexposés sur l’autel.

On sait la dévotion que les Napolitains ontpour les saintes reliques du protecteur de leur ville. À la vue dece sang et de cette tête, – qui ont peut-être joué encore un plusgrand rôle en politique qu’en religion, les plus ardents et lesplus furieux commencèrent à s’apaiser, tombant à genoux, dansl’église, s’ils avaient pu y pénétrer, dehors, si la foule quiencombrait la cathédrale les avait forcés de demeurer dans larue ; et tous, dans l’église et au dehors, se mirent àprier.

Alors, la procession, le cardinal-archevêqueen tête, s’apprêta pour sortir et pour parcourir la ville.

En ce moment, à la droite et à la gauche duprélat, parurent, comme représentants de la douleur populaire, leprince de Maliterno et le duc de Rocca-Romana, vêtus de deuil,pieds nus, les larmes aux yeux. Le peuple voyant tout à coup, encostumes de pénitents, implorant la colère de Dieu contre lesFrançais, les deux plus grands seigneurs de Naples, accusés d’avoirtrahi Naples en faveur de ces Français, on ne songea plus à lesaccuser de trahison, mais seulement à prier et à s’humilier aveceux. Le peuple, tout entier alors, suivit les saintes reliquesportées par l’archevêque, fit en procession un grand tour dans laville et revint à l’église, d’où il était parti.

Là, Maliterno monta en chaire et fit au peupleun discours dans lequel il lui dit que saint Janvier, protecteurcéleste de la ville, ne permettrait certainement pas qu’elle tombâtaux mains des Français ; puis il invita chacun à rentrer chezsoi, à se reposer, en dormant, des fatigues de la journée, afin queceux qui voudraient combattre se trouvassent au point du jour lesarmes à la main.

Enfin l’archevêque donna sa bénédiction auxassistants, et chacun se retira en répétant les paroles qu’il avaitprononcées :

« Nous n’avons que deux mains, comme lesFrançais ; mais saint Janvier est pour nous. »

L’église évacuée, les rues redevinrentsolitaires. Alors, Maliterno et Rocca-Romana reprirent leurs armes,qu’ils avaient laissées dans la sacristie, et, se glissant dansl’ombre, se rendirent à la place de la Trinité, où leurs compagnonsles attendaient.

Ils y trouvèrent Manthonnet, Velasco, Schipaniet trente ou quarante patriotes.

La question était de s’emparer du châteauSaint-Elme, où, l’on se le rappelle, était prisonnier NicolinoCaracciolo. Rocca-Romana, inquiet sur le sort de son frère, et lesautres sur celui de leur ami, avaient décidé de le délivrer. Uncoup de main pour arriver à ce but était urgent. Après avoiréchappé si heureusement à la torture de Vanni, Nicolino ne pouvaitmanquer d’être assassiné si les lazzaroni s’emparaient du châteauSaint-Elme, le seul que, dans sa position imprenable, ils sefussent abstenus d’attaquer.

À cet effet, Maliterno, pendant sesvingt-quatre heures de dictature, n’osant ouvrir les portes àNicolino, de peur que les lazzaroni ne l’accusassent de trahison,avait mêlé à la garnison trois ou quatre hommes faisant partie desa domesticité. Par un de ces hommes, il avait eu le mot d’ordre duchâteau Saint-Elme pour la nuit du 20 au 21 janvier. Le mot d’ordreétait Parthénope et Pausilippe.

Or, voici ce que comptait faireMaliterno : simuler une patrouille venant de la ville apporterdes ordres au commandant du fort ; ensuite, faire irruptiondans la citadelle et s’en emparer.

Par malheur, Maliterno, Rocca-Romana,Manthonnet, Velasco et Schipani étaient trop connus pour prendre lecommandement de la petite troupe. Ils durent le céder à un homme dupeuple, enrôlé dans leur parti. Mais celui-ci, peu familier avecles usages de la guerre, au lieu de donner le motParthénopepour mot d’ordre, croyant que c’était la mêmechose, donna celui de Napoli.La sentinelle reconnut lafraude et appela aux armes. La petite troupe fut alors accueilliepar une vive fusillade et trois coups de canon qui, par bonheur, nefirent aucun mal aux assaillants.

Cet échec avait une double gravité :d’abord de ne point délivrer Nicolino Caracciolo, et ensuite de nepas donner à Championnet le signal qui lui avait été promis par lesrépublicains.

Et, en effet, Championnet avait promis auxrépublicains d’être en vue de Naples, le 21 janvier dans lajournée, et les républicains, de leur côté, lui avaient promisqu’il verrait, en signe d’alliance, flotter la bannière tricolorefrançaise sur le château Saint-Elme.

Leur attaque de la nuit manquée, ils nepouvaient tenir à Championnet la parole qu’ils lui avaientdonnée.

Maliterno et Rocca-Romana, qui voulaient toutsimplement délivrer Nicolino Caracciolo, et qui n’étaient que lesalliés et non les complices des républicains, n’étaient point danscette partie de leur secret.

Pour les uns comme pour les autres,l’étonnement fut donc grand, lorsque le 21, au point du jour, onvit flotter la bannière tricolore française sur les tours duchâteau Saint-Elme.

Disons comment s’était faite cettesubstitution inattendue, comment le drapeau français avait étéarboré sur le château Saint-Elme et de quelles matières il étaitfait.

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