La San-Felice – Tome III

CXVII – OÙ LE FAUX DUC DE CALABRE FAIT CEQU’AURAIT DU FAIRE LE VRAI DUC.

Fra Pacifico parti, c’est-à-dire le dé jeté,les deux jeunes gens se demandèrent comment ils allaient faire siles deux villes résistaient.

Ils avaient une espèce d’armée ; mais,comme ils ne possédaient que des couteaux et de mauvais fusils, etqu’ils manquaient de canons et de munitions de siège, cette arméene pouvait rien contre des murailles.

En ce moment, on prévint Son Altesse royalemonseigneur le duc de Calabre qu’un certain Jean-Baptiste Petruccidemandait audience. Dans le cas où monseigneur le duc de Calabre nepourrait le recevoir, il désirait être au moins reçu parmonseigneur le duc de Saxe, les nouvelles qu’il apportait étant dela plus haute importance.

Et, en effet, à une heure du matin, il eût étébien indiscret de déranger deux personnages si élevés pour desnouvelles ordinaires.

Don Jean-Baptiste Petrucci fut, à l’instantmême, introduit en présence des deux jeunes gens.

Don Jean-Baptiste Petrucci était inspecteur dela marine au nom de la république parthénopéenne. Il venait derecevoir l’ordre d’envoyer à Lecce un détachement de cavalerie etdeux pièces de canon avec leurs caissons, leurs munitions et tousleurs accessoires.

Il venait offrir aux deux princes de leurdonner ses cavaliers et ses canons, au lieu de les conduire àLecce.

Il va sans dire que ceux-ci acceptèrent avecjoie une offre qui leur arrivait en temps si opportun.

De Cesare nomma don Giovanni-Battista Petrucciinspecteur général de la marine, au lieu d’inspecteur ordinaire. Illui donna un certificat de loyalisme à valoir autant que de droit,et qu’il signa de son faux nom ; puis, comme il fallaitattendre le retour de fra Pacifico pour savoir ce que l’on pouvaitespérer ou craindre de Tarente et de Martina, on résolut demarcher, afin de se pas perdre de temps, sur Lecce, qui envoyaitune députation pour demander des secours contre les républicains,et particulièrement contre un certain Fortunato Andreoli quis’était emparé de la forteresse et avait organisé une gardecivique, des chasseurs et des cavaliers.

Petrucci offrit d’être de l’expédition, afinde donner par sa présence du cœur à ses cavaliers.

On se mit à neuf heures du matin en route pourLecce. Chemin faisant, on recueillit deux ou trois cents chasseursqui s’enfuyaient de la ville, ne voulant pas servir contre leuropinion : ces hommes se réunirent à la petite arméebourbonienne, qui se trouva ainsi portée à plus de millehommes.

De Cesare entra donc à Lecce avec une forceimposante.

Andreoli s’était retiré dans le château et s’yétait enfermé ; de Cesare le fit sommer de se rendre, et, surson refus, donna l’ordre d’attaquer.

La résistance ne fut pas longue. Aux premierscoups de fusil, la garnison ouvrit une porte sur la campagne ets’enfuit par cette porte.

Cette victoire, quoique facile, n’en avait pasmoins une grande importance. C’était la première rencontre quiavait lieu entre les royalistes et les républicains, et, auxpremiers coups de fusil, les républicains avaient cédé laplace.

Nous répétons avec intention : auxpremiers coups de fusil, car on n’avait pas pu se servir descanons. On avait de l’artillerie et pas d’artilleurs.

La joie fut grande. Toutes les cloches deLecce et des environs se mirent en branle pour célébrer le triomphede monseigneur le duc de Calabre, et l’on illumina la ville àgiorno.

Le lendemain de la prise de Lecce, on vitarriver fra Pacifico, attiré par le bruit des cloches. Il avaitaccompli fidèlement et intelligemment sa mission dans les deuxvilles, et rapportait à la fois du bon et du mauvais.

Le bon était que Tarente était prête à ouvrirses portes sans coup férir.

Le mauvais était que Martina était prête à sedéfendre jusqu’à la dernière extrémité.

On résolut alors de diviser la petite armée endeux troupes. L’une de ces troupes, sous la conduite deBoccheciampe, rallierait complétement Tarente au partibourbonien ; l’autre, sous la conduite de Cesare, marcheraitlentement sur Martina, de manière à être rejointe par la colonne deBoccheciampe avant d’être arrivée sous les murs de la ville.

Tarente, comme l’avait prédit fra Pacifico,ouvrit ses portes sans même attendre les sommations militaires, etles habitants vinrent au-devant de Boccheciampe, portant en main labannière royale ; mais il n’en fut pas de même deMartina : la municipalité avait décrété la défense et mis àprix les têtes des deux princes, celle du duc de Calabre à troismille ducats et celle du duc de Saxe à quinze cents.

Peut-être trouvera-t-on que c’était bien bonmarché ; mais la ville de Martina n’était point riche.

À un quart de lieue de la ville, la colonne deBoccheciampe rejoignit celle de Cesare, et, la jonction faite, onrésolut de donner l’assaut à la ville, résolution presquetéméraire, en l’absence, non pas d’artillerie, maisd’artilleurs.

On tenta donc, avant d’en venir aux mains,tous les moyens d’accommodement possibles.

En conséquence, on appela un trompette, on lefit monter à cheval et on lui donna pour les habitants de Martinaune proclamation leur annonçant que les troupes royales, loin devouloir commettre la moindre hostilité contre les Martinésiens, neréclamaient d’eux autre chose que l’obéissance à leurs légitimessouverains ; mais que, cependant, s’ils refusaient desatisfaire à cette juste demande, le sort des armes déciderait dela question.

Le trompette partit à cheval, suivi des yeuxpar toute l’armée bourbonienne et particulièrement par ses deuxchefs ; mais il ne put remplir sa mission ; car, aumoment où il arrivait à portée de la balle, une effroyablefusillade l’accueillit, et l’homme et le cheval roulèrent sur lepavé.

Mais le cheval seul était mort. L’homme sereleva, et, quoique à cheval pour aller et à pied pour revenir, ilrevint plus vite qu’il n’était allé.

Les deux chefs ordonnèrent à l’instant mêmel’assaut et s’avancèrent contre la ville sous une grêle de balles,attaquant les postes avancés en dehors de la porte et les forçant àrentrer dans la ville.

Mais, en ce moment, une pluie diluvienne etune grêle effroyable vinrent au secours des assiégés et empêchèrentles troupes royales de profiter de leur victoire ; puis,comme, immédiatement après la pluie, vint la nuit, force fut deremettre la continuation du siège au lendemain.

Fra Pacifico n’avait point pris part àl’action ; mais n’était point demeuré oisif pour cela.

À Lecce, à Tarente, sur la route, partout, aunombre des volontaires qui s’étaient joints à la petite troupe, ils’était trouvé des moines.

Ces moines appartenaient presque tous auxordres mineurs, c’est-à-dire à la règle de saint François.

Fra Pacifico, en mission de la part ducardinal, avait naturellement exercé sur eux une certainesuprématie. Il les avait, en conséquence, enrégimentés, et, pourque les deux pièces de canon ne restassent point oisives, organisésen artilleurs.

En conséquence, le soir même de l’escarmouche,au grand étonnement des deux chefs et à la grande édification del’armée, on vit douze moines, attelés six par six aux deux pièces,et qui les traînaient sur une petite hauteur dominant la ville ets’élevant en face de la porte.

Le matin, au point du jour, les deux pièces decanon étaient en batterie.

De Cesare, voyant au point du jour cesdispositions prises par fra Pacifico, voulut visiter lui-même labatterie.

Là, tout fut expliqué d’un seul mot.

À bord de la Minerve, fra Pacifîco,du temps qu’il y servait, avait été chef de pièce.

Non-seulement il s’était rappelé son ancienmétier, mais encore, pendant les deux ou trois jours qui venaientde s’écouler, il l’avait appris aux moines qu’il avait enrôlés.

De Cesare le nomma, séance tenante, chef del’artillerie.

Malgré cette amélioration dans son matériel,amélioration qui lui promettait la victoire, de Cesare voulut userde modération envers les Martinésiens et leur envoya un secondparlementaire, porteur des mêmes instructions que le premier.

Mais, lorsqu’ils virent le parlementaire àportée de fusil, les Martinésiens firent feu sur lui, comme ilsavaient fait feu sur le premier.

En réponse à cette fusillade, les deux piècesde fra Pacifico grondèrent, et, en grondant, semèrent sur lesdéfenseurs des murs une pluie de mitraille qui les décima.

À cette reconnaissance d’une artillerieignorée qui tout à coup, et sans avoir crié gare, s’était mêlée àla conversation et avait couché sur le carreau une douzaine d’entreeux, il y eut dans les rangs des assiégés un momentd’hésitation.

Les deux chefs royalistes en profitèrent.

Corses tous deux et braves comme des Corses,ils oublièrent leur prétendue grandeur qui eût dû les attacher aurivage, et, une hache à la main, s’élancèrent contre les portes,qu’ils se mirent à enfoncer.

Toute l’armée les suivit avecenthousiasme ; les Calabrais n’avaient jamais entendu dire queles princes fissent, pendant les sièges, la besogne des pionniers,et les capucins celle des artilleurs. La porte fut enfoncée ducoup, et, de Cesare et Boccheciampe en tête, la petite armée entradans la ville comme un torrent qui a brisé sa digue.

Les Martinésiens essayèrent d’arrêter ce flothumain, de tenir dans les maisons, de défendre les places, de sefortifier dans les églises. Poursuivis pied à pied, fusillés à boutportant, ils ne purent se rallier, et, forcés de traverser la villeen courant, ils sortirent en désordre, en fugitifs, par le côtéopposé à celui où les bourboniens étaient entrés.

Un seul groupe de républicains se ralliaautour de l’arbre de la liberté, et s’y fit tuer depuis le premierjusqu’au dernier.

L’arbre fut abattu comme ses défenseurs, coupéen morceaux, mis en bûcher, et servit à brûler les morts, et, aveceux, quelque peu de vivants.

Cette fois encore, de Cesare et Boccheciampefirent ce qu’ils purent pour arrêter le carnage ; mais il yavait parmi les vainqueurs une telle animation, qu’ils réussirentmoins bien que dans les autres villes.

La chute d’Aquaviva suivit celle de Martina,et nos deux aventuriers croyaient toutes choses apaisées dans lesprovinces, lorsqu’ils apprirent que Bari, malgré l’exemple fait surMartina et sur Aquaviva, venait de proclamer le gouvernementrépublicain et avait juré de le maintenir.

La chose lui était d’autant plus facilequ’elle avait reçu par mer un secours de sept à huit centFrançais.

De Cesare et Boccheciampe en étaient à sedemander s’ils devaient attaquer Bari malgré ce renfort, ou,laissant derrière eux la révolution soutenue par les baïonnettesfrançaises, se rendre à l’ordre du cardinal en le rejoignant.

Sur ces entrefaites, ils apprirent que lesFrançais avaient quitté Bari et s’avançaient sur Casa-Massima. Ilssavaient que la colonne française comptait sept cents hommesseulement. L’armée bourbonienne en comptait près de deux mille,c’est-à-dire une force presque triple. Ils résolurent de risquerune rencontre avec les troupes régulières. C’était, d’ailleurs, uneextrémité à laquelle il fallait toujours arriver.

Mais, pour s’assurer plus certainement encorel’avantage, les deux amis décidèrent de surprendre les Françaisdans une embuscade qu’ils établiraient sur leur chemin. Ilsdisséminèrent donc leurs troupes. Boccheciampe laissa mille hommesà de Cesare, et, avec mille hommes, s’avança sur la route deMonteroni.

Il trouva dans la vallée un lieu propre à uneembuscade et s’y établit avec sa troupe.

De Cesare, au contraire, se tint en vue sur lacolline de Casa-Massima, espérant attirer les regards sur lui etles distraire ainsi de l’embuscade de Boccheciampe.

Boccheciampe devait attaquer les Français, etde Cesare profiter du désordre que cette attaque causerait dansleurs rangs pour tomber sur eux et achever de les mettre endéroute.

De Cesare avait levé à Martina et à Aquavivaune contribution de douze chevaux qu’il avait donnés à fra Pacificopour son artillerie, toujours servie par ses douze moines, qui,exercés trois fois par jour, étaient devenus d’excellentsartilleurs.

Cette fois, on plaça fra Pacifico et sescanons sur la grande route, afin qu’il pût se porter partout oùbesoin serait, et l’on attendit.

Tout arriva comme on l’avait prévu, excepté ledénoûment. Les Français, préoccupés de Cesare et de ses hommes,qu’ils apercevaient au haut de la colline de Casa-Massima,donnèrent en plein dans l’embuscade de Bocceciampe. Attaquésvigoureusement et ne sachant point d’abord à qui ils avaientaffaire, il y eut dans leurs rangs un mouvement d’hésitation ;mais, reconnaissant quelle espèce d’ennemis ils avaient àcombattre, ils se massèrent au sommet d’une colline appuyée à unbois, et, de là, soutenus par leur artillerie, ils marchèrentcontre Boccheciampe au pas de charge, tête baissée, la baïonnetteen avant.

En ce moment, le hasard voulut que le bruit serépandit parmi les bourboniens qu’une forte colonne de patriotessortait de Bari pour les prendre à revers.

Alors, tout fut dit. Les gardes armés, lescampieri, les chasseurs de Lecce furent les premiers à prendre lafuite, et leur exemple fut suivi par le reste de la colonne.

Ce fut en vain que de Cesare, à la tête dequelques cavaliers restés fidèles, se précipita au milieu de lamêlée : il ne put rallier les fuyards.

Une invincible panique s’était emparée de seshommes. Par bonheur pour les deux aventuriers, les Français, sivigoureusement attaqués, crurent, en voyant cesser non-seulementtoute attaque, mais encore toute résistance, à quelque ruse deguerre ayant pour but de les attirer dans une seconde embuscade, ets’arrêtèrent court d’abord, puis ne reprirent leur marche que pas àpas, avec les plus grandes précautions.

Mais bientôt, reconnaissant que c’était unevraie déroute, la cavalerie républicaine se mit à la poursuite desvaincus. Au moment où elle arriva sur la grande route, fra Pacificola salua de deux coups de canon à mitraille, qui lui tua quelqueschevaux et quelques hommes ; et, moins un caisson qu’ilrenversa en y plaçant une mèche communiquant avec une traînée depoudre, il enleva au grand galop le reste de son artillerie.

Or, le hasard ou un calcul juste de fraPacifico, voulut qu’au moment même où, pour ne point se heurter aucaisson renversé et barrant la route, les dragons se séparaient endeux files, chacune suivant un revers du chemin, le feu secommuniquât de la mèche à la traînée de poudre et de la traînée depoudre au caisson, qui éclata avec un effroyable bruit, en mettanten lambeaux les chevaux et les hommes qui se trouvèrent à portée deses débris.

La poursuite s’arrêta là. Les Françaiscraignirent quelque nouveau guet-apens du même genre, et lesbourboniens purent se retirer sans être inquiétés.

Mais le prestige qui s’attachait à leurmission divine était détruit. À la première lutte avec les troupesrépublicaines, quoique trois fois supérieurs en nombre à celles-ci,ils avaient été vaincus.

Des deux mille hommes qu’avaient les deuxjeunes gens avant le combat, il leur en restait à peine cinqcents.

Les autres s’étaient dispersés.

Il fut convenu que de Cesare, avec quatrecents hommes, irait rejoindre le cardinal, et que Boccheciampe,avec cent hommes, se rendrait à Brindisi pour tâcher d’yréorganiser une colonne avec laquelle il rejoindrait à son tour legros de l’armée sanfédiste.

Fra Pacifico, les deux pièces de canon, lecaisson qu’il avait sauvés et ses douze moines restaient attachés àla colonne de Cesare.

Les deux amis s’embrassèrent, et, dès le mêmesoir, prirent le chemin qui devait conduire chacun d’eux à sadestination.

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