La San-Felice – Tome III

CXV – L’APOTHÉOSE.

Lorsque Luisa revint à elle, elle se trouvadans une espèce de café faisant l’angle de la strada del Molo et dela calata San-Marco. Michele l’y avait transportée à travers lafoule, qui s’était amassée à la porte, et la regardait par lesfenêtres fermées et par les portes ouvertes.

Cette foule répétait les paroles du prisonnieret disait en la montrant du doigt :

– C’est elle qui les a dénoncés.

En rouvrant les yeux, elle avait d’abord toutoublié ; mais peu à peu, en regardant autour d’elle, enreconnaissant où elle se trouvait, en voyant cette multitudeamassée autour de la maison, elle se souvint de tout ce qui s’étaitpassé, jeta un cri et cacha sa tête dans ses mains.

– Une voiture ! au nom du ciel, mon cherMichele ! une voiture, et rentrons chez moi !

La chose n’était point difficile ; il yavait alors et il y a encore aujourd’hui, entre le théâtreSaint-Charles et le théâtre du Fondo, une station de voitures pourla commodité des dilettanti qui venaient, à cette époque, assisterà la représentation des chefs-d’œuvre de Cimarosa et de Paesiello,et qui viennent aujourd’hui assister à celle des œuvres de Bellini,de Rossini et de Verdi. Michele sortit, appela une voiture fermée,la fit approcher de la porte qui donne sur la strada del Molo, yconduisit Luisa au milieu des vivats ou des murmures desassistants, selon que ceux-ci, étaient patriotes ou bourboniens,lui savaient gré ou lui voulaient mal pour sa prétendue délation, ymonta avec elle et referma la portière en disant :

– À Mergellina !

La foule s’ouvrit, la voiture passa, traversale largo Castello, prit la rue Chiaïa, et, au bout d’un quartd’heure, s’arrêta à la maison du Palmier.

Michele sonna vigoureusement ; Giovanninavint ouvrir.

La jeune fille avait sur les lèvres cettejoyeuse expression des mauvais serviteurs qui ont une fâcheusenouvelle à annoncer.

– Ah ! dit-elle entamant la conversationla première, pendant que madame n’y était point, il s’est passé debelles choses ici.

– Ici ? demanda Luisa.

– Oui, ici, madame.

– Ici, dans la maison ou à Naples ?

– Ici, dans la maison.

– Que s’est-il donc passé ?

– Madame aurait dû me dire, dans le cas oùl’on m’interrogerait sur M. André Backer, ce qu’il faudraitrépondre.

– On vous a donc interrogée sur M. AndréBacker ?

– Comment, madame ! j’ai été arrêtée,conduite à la police, menacée de la prison si je ne disais pas quiétait venu la nuit passée chez madame. On savait que quelqu’unétait venu ; seulement, on ne savait pas qui.

– Et vous avez nommé M. Backer ?

– Il l’a bien fallu. Dame, je n’ai pas ététentée d’aller en prison, moi. Ce n’était point pour moi queM. Backer était venu.

– Malheureuse ! qu’avez-vous fait !dit Luisa tombant assise et inclinant sa tête dans ses mains.

– Que voulez-vous ! j’ai eu peur, enniant, d’être convaincue, malgré ma dénégation, et que lesmauvaises langues, voyant que j’avais voulu dissimuler la présencede M. André Backer chez madame, ne dissent que M. AndréBacker était l’amant de madame, comme on commence à le dire deM. Salvato.

– Oh ! Giovannina ! s’écriaMichele.

Luisa se leva, lança un regard d’étonnement etde reproche à la jeune fille, et, d’une voix douce maisferme :

– Giovannina, dit-elle, je ne sais quelleraison vous avez de reconnaître mes bontés par une si grandeingratitude. Demain, vous sortirez de chez moi.

– Comme il fera plaisir à madame, réponditinsolemment la jeune fille.

Et elle sortit sans même se retourner.

Luisa sentit les larmes lui venir aux yeux.Elle tendit la main à Michele, qui s’agenouilla devant elle.

– Oh ! Michele ! mon cherMichele ! murmura-t-elle en éclatant en sanglots.

Michele lui prit la main et la lui baisa,d’autant plus émotionné qu’il sentait au fond du cœur que tout cetrouble venait de lui.

– Voilà une soirée mauvaise, en effet, aprèsune belle journée, dit-il. Pauvre petite sœur ! tu étais siheureuse en revenant de Pœstum !

– Bien heureuse ! bien heureuse !murmura-t-elle. Mais je ne sais quelle voix me dit à l’oreille quele plus beau et surtout le plus pur de mon bonheur est passé.Oh ! Michele ! Michele ! quelle chose horrible adite cette folle !

– Oui ; mais, pour qu’elle ne dise pointaux autres ce qu’elle vient de te dire, à toi, il ne faut pas lachasser. Songe qu’elle sait tout : l’assassinat de Salvato,l’asile que nous lui avons donné, son séjour dans la maison, tesintimités avec lui. Eh ! mon Dieu, je sais bien, moi, qu’iln’y a pas de mal à tout cela ; mais le monde y verra du mal,et, si, au lieu d’avoir intérêt à se taire en restant chez toi,elle a intérêt à parler, ne fût-ce que par vengeance, ta réputationen souffrira.

– Ne fût-ce que par vengeance, dis-tu ?Et pourquoi Giovannina se vengerait-elle de moi ? Je ne lui aijamais fait que du bien.

– La belle raison ! Il y a des espritsmauvais, petite sœur, qui d’autant plus vous en veulent, qu’on leura fait plus de bien ; et, depuis quelque temps, j’ai crum’apercevoir que Giovannina était de ces esprits-là. Tu ne t’en espoint aperçue, toi ?

Luisa regarda Michele. Depuis quelque tempsaussi, les rébellions de la jeune fille l’étonnaient en effet. Elles’était demandé plusieurs fois la cause de ce changement decaractère et n’avait pu s’en rendre compte. Elle avait pu s’êtretrompée ; mais, du moment que Michele reconnaissait comme ellecette mauvaise disposition de la jeune femme de chambre, c’est que,réellement, cette mauvaise disposition existait.

Tout à coup une lueur lui passa par l’esprit.Elle jeta les yeux avec inquiétude autour d’elle.

– Regarde, dit-elle, si l’on ne nous écoutepoint.

Michele s’avança vers la porte, mais sansavoir le soin d’amortir le bruit de ses pas, de sorte qu’au momentoù la porte de la chambre de Luisa s’ouvrait, celle de la chambrede Nina se refermait. Nina écoutait-elle, ou cette porte ouverted’une part et fermée de l’autre était-elle un pur effet duhasard ?

Michele referma la porte, poussa le verrou,et, reprenant sa place aux pieds de sa sœur :

– Tu peux parler, lui dit-il. Je ne diraipoint : « Personne ne nous écoutait, » mais jedirai : « Personne ne nous écoute plus. »

– Eh bien, dit Luisa en éteignant sa voix eten se penchant sur Michele, voilà deux choses qui m’arrivent et quime confirment dans mes soupçons. Lorsque, la nuit dernière, lepauvre André Backer est venu me voir, il savait de point en pointce qui s’était passé entre Salvato et moi. Ce matin, tandis qu’àSalerne je causais avec Salvato, une lettre anonyme est arrivée,racontant à Salvato qu’un jeune homme m’avait attendu chez moi lanuit précédente, jusqu’à deux heures du matin, et ne s’était retiréqu’à trois, après avoir causé une heure avec moi. De qui viennentces dénonciations, sinon de Giovannina, je te le demande ?

– Managgia la Madonna ! murmuraMichele, voilà qui était grave. Mais je ne t’en dirai pasmoins : « Dans ce moment-ci, et à moins d’une certitude,ne fais pas d’éclat. » Je te donnerais bien un autre conseil,mais tu ne le suivrais pas.

– Lequel ?

– Je te dirais bien : Va rejoindre lechevalier à Palerme ; voilà ce qui coupera court à tous lesmauvais propos.

Un vive rougeur envahit les joues deLuisa ; elle laissa tomber sa tête dans ses mains, et, d’unevoix étouffée :

– Hélas ! répondit-elle, le conseil estbon et vient d’un ami…

– Eh bien ?

– Je pouvais le suivre hier ; je ne puisplus le suivre aujourd’hui.

Et un gémissement profond s’échappa du cœur deLuisa.

Michele regarda Luisa et comprit tout :la tristesse de Naples confirmait les soupçons qu’avait fait naîtreen lui la joie de Salerne.

En ce moment, Luisa entendit des pas dans lecorridor de communication. Mais ces pas ne cherchaient point à sedissimuler. Elle releva la tête et écouta avec inquiétude. Dans lasituation où elle se trouvait, tout était, en effet,inquiétant.

Bientôt on frappa à sa porte, et la voix de laduchesse Fusco demanda :

– Chère Luisa, êtes-vous chez vous ?

– Oh ! oui, oui ; entrez,entrez ! cria Luisa.

La duchesse entra, Michele voulut selever ; mais la main de Luisa le maintint où il était.

– Que faites-vous donc ici, ma belle Luisa,s’écria la duchesse, seule et presque dans l’obscurité, avec votrefrère de lait, tandis que l’on vous fait chez moi untriomphe ?

– Un triomphe, chez vous, chère Amélie ?demanda Luisa tout étonnée. Et à quel propos ?

– Mais à propos de ce qui s’est passé.N’est-il pas vrai que vous avez découvert une conspiration qui nousmenaçait tous, et qu’en la dénonçant, non-seulement vous nous avezsauvés tous, mais encore vous avez sauvé la patrie !

– Oh ! vous aussi, Amélie, s’écria Luisaen laissant échapper un sanglot, vous aussi, vous avez pu me croirecapable d’une pareille infamie !

– Infamie ! s’écria à son tour laduchesse, à laquelle son ardent patriotisme et sa haine desBourbons faisaient apparaître les choses sous un tout autre pointde vue qu’elles apparaissaient à Luisa ; tu appelles infamieune action qui eût illustré une Romaine du temps de laRépublique ! Ah ! pourquoi n’étais-tu pas ce soir cheznous quand cette nouvelle est arrivée : tu eusses vul’enthousiasme qu’elle a excité. Monti a improvisé des vers en tonhonneur ; Cirillo et Pagano ont proposé de te décerner lacouronne civique ; Cuoco, qui écrit l’histoire de notrerévolution, t’y garde une de ses plus belles pages. Pimentelannoncera demain, dans son Moniteur, la dette immense queNaples a contractée envers toi ; les femmes, la duchesse dePepoli t’appelaient pour t’embrasser ; les hommest’attendaient à genoux pour te baiser la main ; quant à moi,j’étais fière et joyeuse d’être ta meilleure amie. Demain, Naplesne s’occupera que de toi ; demain, Naples t’élèvera desautels, comme Athènes en élevait à Minerve, déesse protectrice dela patrie.

– Oh ! malheur ! s’écria Luisa. Unseul jour a suffi pour imprimer une double tache sur moi ! 7février ! 7 février ! date terrible !

Et elle tomba renversée, presque mourante,dans les bras de la duchesse Fusco, tandis que Michele, plein dedoute maintenant sur l’action qu’il avait commise, plein de remordsen voyant dans cet état celle qu’il aimait plus que sa vie,déchirait avec ses ongles sa poitrine ensanglantée.

Le lendemain, 8 février 1799, on lisait dansle Moniteur parthénopéen, en premier article et en grosseslettres, les lignes suivantes :

« Une admirable citoyenne, Luisa MolinaSan-Felice, a découvert hier soir, vendredi, la conspiration ourdiepar quelques scélérats insensés, qui, se fiant à la présence deplusieurs vaisseaux de l’escadre anglaise dans nos ports, deconcert avec elle, devaient, dans la nuit de samedi à dimanche,c’est-à-dire ce soir, renverser le gouvernement, massacrer les bonspatriotes et tenter une contre-révolution.

» Les chefs de ce projet impie étaientles banquiers Backer père et fils, Allemands tous deux d’origine etdemeurant rue Medina. Ils ont été arrêtés hier au soir et conduitsen prison, André Backer portant, comme symbole de sa honte, ledrapeau royal trouvé chez lui. On y a trouvé aussi un certainnombre de cartes de sûreté qui devaient être distribuées à ceux quel’on voulait épargner. Tous ceux qui n’auraient point été porteursde ces cartes étaient désignés pour la mort.

» Diverses arrestations secondaires onteu lieu à la suite de cette arrestation principale, et le monastèrede San-Francesco-delle-Monache, attendu l’opportunité du local(chacun sait qu’il forme une espèce d’île), a été désigné pourservir de prison aux prévenus. Les religieuses l’ont, parconséquent, abandonné, et sont passées à celui de Donna-Albina.

» Au nombre des individus arrêtés, outreBacker père et fils, on compte le curé des Carmes, le prince deCanassa, les deux frères Jorio, l’un magistrat, l’autre évêque, etun juge nommé Jean-Baptiste Vecchione.

» Un dépôt de cent cinquante fusils etd’autres armes, telles que sabres et baïonnettes, a été, en outre,trouvé à la douane.

» Gloire à Luisa Molina San-Felice !Elle a sauvé la patrie ! »

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