La San-Felice – Tome III

CIII – QUELLE ÉTAIT LA GRÂCE QU’AVAIT ÀDEMANDER LE PILOTE.

Prévenu par l’amiral Caracciolo de l’arrivéedu roi, le gouverneur du château avait officiellement annoncé cettearrivée aux autorités de Palerme.

Le syndic, la municipalité, les magistrats etle haut clergé de Palerme attendaient le roi depuis trois heures del’après-midi dans la grande cour du palais. Le roi, qui avaitbesoin de manger et aussi de dormir, se dit que c’étaient troisdiscours à entendre, et il en frissonna de la pointe des pieds à laracine des cheveux.

Aussi, prenant le premier la parole :

– Messieurs, dit-il, quel que soit votretalent d’orateurs, je doute que vous trouviez moyen de me direquelque chose d’agréable. J’ai voulu faire la guerre aux Français,et ils m’ont battu ; j’ai voulu défendre Naples, et j’ai étéforcé de la quitter ; je me suis embarqué, et j’ai essuyé unetempête. Me dire que ma présence vous réjouit serait me dire quevous êtes contents des malheurs qui m’arrivent, et, par-dessustout, en me disant cela, vous m’empêcheriez de souper et de mecoucher ; ce qui, dans ce moment, me serait plus désagréableencore que d’avoir été battu par les Français, d’avoir été forcé deme sauver de Naples, et d’avoir eu, pendant trois jours, le mal demer et la perspective d’être mangé par les poissons, attendu que jemeurs de faim et de sommeil. Sur ce, je regarde vos discours commefaits, monsieur le syndic et messieurs du corps municipal. Je donnedix mille ducats pour les pauvres : vous pouvez les envoyerprendre demain.

Avisant alors l’évêque au milieu de sonclergé :

– Monseigneur, dit-il, demain, àSainte-Rosalie, vous direz un Te Deum d’actions de grâcespour la façon miraculeuse dont j’ai échappé au naufrage. J’yrenouvellerai solennellement le vœu que j’ai fait à saint Françoisde Paule de lui bâtir une église sur le modèle de Saint-Pierre deRome, et vous nous désignerez les membres de votre clergé les plusméritants. Si réduits que soient nos moyens, nous tâcherons de lesrécompenser selon leurs mérites.

Puis, se tournant vers les magistrats etreconnaissant à leur tête le président Cardillo :

– Ah ! ah ! c’est vous, maîtreCardillo ! lui dit-il.

– Oui, sire, répondit le président en saluantjusqu’à terre.

– Êtes-vous toujours mauvais joueur ?

– Toujours, sire.

– Et chasseur enragé ?

– Plus que jamais.

– C’est bien. Je vous invite à mon jeu, à lacondition que vous m’inviterez à vos chasses.

– C’est un double honneur que me fait VotreMajesté.

– Maintenant, messieurs, continua le rois’adressant à tout le monde, si vous avez aussi faim et aussi soifque moi, j’ai un bon conseil à vous donner : c’est de fairecomme moi, c’est-à-dire de souper et vous coucher après.

Cette invitation était un congé bien enrègle ; aussi la triple députation se retira-t-elle aprèsavoir salué le roi.

Ferdinand, éclairé par quatre domestiques,monta le grand escalier d’honneur, suivi par Jupiter, le seulconvive qu’il eût jugé à propos de retenir.

Un dîner de trente couverts était servi.

Le roi s’assit à une extrémité de la table etfit asseoir Jupiter à l’autre, garda un domestique pour lui et endonna deux à son chien, auquel il fit servir de tous les platsqu’il mangea.

Jamais Jupiter ne s’était trouvé à pareillefête.

Puis, après le souper, Ferdinand l’emmena danssa chambre, lui fit apporter, au pied de son lit, les tapis lesplus moelleux, et, passant, avant de se coucher lui-même, la mainsur la belle tête intelligente du fidèle animal :

– J’espère, dit-il, que tu ne diras pas, commeje sais quel poëte, que l’escalier d’autrui est rude et que le painde l’exil est amer.

Sur quoi, il s’endormit, rêva qu’il faisaitune pêche miraculeuse dans le golfe de Castellamare et tuait dessangliers par centaines dans la forêt de Ficuzza.

L’ordre était donné à Naples, lorsque le roin’avait pas sonné à huit heures, d’entrer dans sa chambre et del’éveiller ; mais, comme le même ordre n’avait pas été donné àPalerme, le roi se réveilla et sonna à dix heures seulement.

Pendant la matinée, la reine, le princeLéopold, les princesses, les ministres et les courtisans avaientdébarqué et avaient cherché leurs logements, les uns au palais, lesautres dans la ville. Le corps du petit prince avait, en outre, étéporté dans la chapelle du roi Roger.

Le roi demeura un instant soucieux et se leva.Cette dernière circonstance qu’il paraissait avoir complétementoubliée, maintenant qu’il était hors de danger, pesait-elle plustristement sur son cœur paternel, ou bien réfléchissait-il quesaint François de Paule avait un peu lésiné dans la protectionqu’il lui avait accordée, et qu’en bâtissant l’église qu’il avaitvotée, il allait payer bien cher une protection qui s’était siincomplétement étendue sur sa famille ?

Le roi donna l’ordre que le corps du jeuneprince restât exposé toute la journée dans la chapelle et qu’ilfût, le lendemain, enterré sans aucune solennité.

Sa mort seulement serait signifiée aux autrescours, et celle des Deux-Siciles, réduite à la Sicile seule,porterait un deuil de quinze jours en violet.

Cet ordre donné, on annonça au roi quel’amiral Caracciolo, qui, la veille, comme nous le savons déjà parle récit du pilote, avait fait le maréchal des logis pour le roi etla famille royale, sollicitait l’honneur d’être reçu par Sa Majestéet attendait son bon plaisir dans l’antichambre.

Le roi s’était rattaché à Caracciolo de toutel’antipathie que commençait à lui inspirer Nelson ; aussis’empressa-t-il d’ordonner qu’on le fit entrer dans lecabinet-bibliothèque attenant à sa chambre à coucher, et, dans sonempressement à voir l’amiral, y entra-t-il lui-même avant d’êtrecomplétement habillé, et, donnant à son visage l’expression la plusriante possible :

– Ah ! mon cher amiral, lui dit-il, jesuis bien aise de te voir, d’abord pour te remercier de ce qu’étantarrivé avant moi, tu as aussitôt pensé à moi.

L’amiral s’inclina, et, sans que le bonaccueil du roi changeât rien à la gravité de son visage :

– Sire, dit-il, c’était mon devoir commefidèle et obéissant sujet de Votre Majesté.

– Puis je voulais te faire des compliments surla façon dont tu as manœuvré ta frégate au milieu de la tempête.Sais-tu que tu as failli faire crever Nelson de rage ?J’aurais bien ri, je t’en réponds, si je n’avais pas eu sigrand’peur.

– L’amiral Nelson, répondit Caracciolo, nepouvait faire, avec un bâtiment lourd et mutilé comme leVan-Guard, ce que je pouvais faire avec ma frégate,bâtiment léger de construction moderne, et qui n’a jamais souffert.L’amiral Nelson a fait ce qu’il a pu.

– C’est ce que je lui ai dit, avec un autresens peut-être, mais absolument dans les mêmes termes, et j’ai mêmeajouté que j’avais un profond regret de t’avoir manqué de parole etd’être venu avec lui, au lieu d’être venu avec toi.

– Je le sais, sire, et j’en suis profondémenttouché.

– Tu le sais ! et qui te l’a dit ?Ah ! je comprends : le pilote ?

Caracciolo ne répondit point à la question duroi. Mais, au bout d’un instant :

– Sire, dit-il, je viens demander une grâce auroi.

– Bien ! tu tombes dans un bonmoment ! Parle.

– Je viens demander au roi de vouloir bienaccepter ma démission d’amiral de la flotte napolitaine.

Le roi recula d’un pas, tant il s’attendaitpeu à cette demande.

– Ta démission d’amiral de la flottenapolitaine ! dit-il. Et pourquoi ?

– D’abord, sire, parce qu’il est inutiled’avoir un amiral quand on n’a plus de flotte.

– Oui, je le sais bien, dit le roi avec unevisible expression de colère, milord Nelson l’a brûlée ; mais,un jour où l’autre, nous serons les maîtres chez nous, et nous lareconstruirons.

– Mais, alors, répondit froidement Caracciolo,comme j’ai perdu la confiance de Votre Majesté, je ne pourrai plusla commander.

– Tu as perdu ma confiance, toi,Caracciolo ?

– J’aime mieux croire cela, sire, que d’avoirà reprocher, à un roi dans les veines duquel coule le plus vieuxsang royal d’Europe, d’avoir manqué à sa parole.

– Oui, c’est vrai, dit le roi, je t’avaispromis…

– De ne point quitter Naples, d’abord, ou, sivous le quittiez, de ne le quitter que sur mon bâtiment.

– Voyons, mon cher Caracciolo ! dit leroi tendant la main à l’amiral.

L’amiral prit la main du roi, la baisarespectueusement, fit un pas en arrière, et tira un papier de sapoche.

– Sire, dit-il, voici ma démission, que jeprie Votre Majesté d’accepter.

– Eh bien, non, je ne l’accepte pas, tadémission, je la refuse.

– Votre Majesté n’en a pas le droit.

– Comment, je n’en ai pas le droit ? Jen’ai pas le droit de refuser ta démission ?

– Non, sire ; car Votre Majesté m’apromis hier de m’accorder la première grâce que je luidemanderais ; eh bien, cette grâce, c’est de vouloir bienrecevoir et accepter ma démission.

– Hier, je t’ai promis ?… Tu deviensfou !

Caracciolo secoua la tête.

– J’ai toute ma raison, sire.

– Hier, je ne t’ai point vu.

– C’est-à-dire que Votre Majesté ne m’a pointreconnu. Mais peut-être reconnaîtra-t-elle cette montre ?

Et Caracciolo tira de sa poitrine une montremagnifique, ornée du portrait du roi et enrichie de diamants.

– Le pilote ! s’écria le roi enreconnaissant la montre qu’il avait donnée, la veille, à l’hommequi, si habilement, l’avait conduit dans le port ; lepilote !

– C’était moi, sire, répondit Caracciolo ens’inclinant.

– Comment ! tu as consenti, toi, unamiral, à faire le métier de pilote ?

– Sire, il n’y a point de métier inférieurquand il s’agit du salut du roi.

La figure de Ferdinand prit une expression demélancolie qu’elle ne revêtait qu’à de bien rares intervalles.

– En vérité, dit-il, je suis un prince bienmalheureux : ou l’on éloigne mes amis de moi, ou ilss’éloignent de moi eux-mêmes.

– Sire, répondit Caracciolo, vous avez tort devous en prendre à Dieu du mal que vous faites ou du mal que vouslaissez faire. Dieu vous a donné pour père un roi non-seulementpuissant, mais illustre ; vous aviez un frère aîné qui devaithériter du sceptre et de la couronne de Naples : Dieu a permisque la folie le touchât du doigt au front et l’écartât de votrechemin. Vous êtes homme, vous êtes roi, vous avez la volonté, vousavez le pouvoir ; doué du libre arbitre, vous pouvez choisirentre le bien et le mal, le bon et le mauvais : vouschoisissez le mal, sire, de sorte que le bien et le bon s’éloignentde vous.

– Caracciolo, dit le roi, plus tristequ’irrité, sais-tu que personne ne m’a jamais parlé comme tu meparles ?

– Parce qu’à part un homme qui, comme moi,aime le roi et veut le bien de l’État, Votre Majesté n’a autourd’elle que des courtisans qui n’aiment qu’eux-mêmes et ne veulentque les honneurs de la fortune.

– Et cet homme, quel est-il ?

– Celui que le roi avait oublié à Naples, etque j’ai transporté, moi, en Sicile, le cardinal Ruffo.

– Le cardinal sait, comme toi, que je suistoujours prêt à le recevoir et à l’écouter.

– Oui, sire ; seulement, après nous avoirreçus et écoutés, vous suivrez les conseils de la reine, d’Acton etde Nelson. Sire, je suis désespéré de manquer au respect que jedois à une auguste personne, mais ces trois noms seront mauditsdans les temps et dans l’éternité.

– Et crois-tu que je ne les maudisse pas,moi ? dit le roi ; crois-tu que je ne voie pas qu’ilsmènent l’État à sa ruine, et moi à ma perte ? Je suis unimbécile, mais je ne suis pas un sot.

– Eh bien, alors, luttez, sire !

– Lutter, lutter ! cela t’est bien aisé àdire, à toi. Je ne suis pas un homme de lutte, Dieu ne m’a pas créépour le combat. Je suis un homme de sensations et de plaisirs, unbon cœur que l’on rend mauvais à force de le tourmenter et del’aigrir. Ils sont là trois ou quatre à se disputer le pouvoir, àtirailler, l’un la couronne, l’autre le sceptre… Je les laissefaire. Le sceptre, la couronne, c’est mon Calvaire ; le trône,c’est mon Golgotha. Je n’ai point demandé à Dieu d’être roi. J’aimela chasse, la pêche, les chevaux, les belles filles, et n’ai pasd’autre ambition. Avec dix mille ducats de rente et la liberté devivre à ma guise, j’eusse été l’homme le plus heureux de la terre.Mais non, sous prétexte que je suis roi, on ne me laisse pas uninstant de repos. Cela se comprendrait si je régnais ; mais cesont les autres qui règnent sous mon nom, ce sont les autres quifont la guerre, et c’est moi qui reçois les coups ; ce sontles autres qui font les fautes, et c’est moi qui, officiellement,dois les réparer. Tu me demandes ta démission, tu as bienraison ; mais c’est aux autres que tu devrais la demander, carce sont eux que tu sers, et non pas moi.

– Et voilà pourquoi, voulant servir mon roi,et non les autres, je désire rentrer dans cette vie privée queVotre Majesté ambitionnait tout à l’heure. Sire, pour la troisièmefois, je supplie donc Votre Majesté de vouloir bien accepter madémission, et, au besoin, je l’en adjure, au nom de la parolequ’elle m’a donnée hier.

Et Caracciolo présenta au roi d’une main sadémission et de l’autre une plume pour l’accepter.

– Tu le veux ? dit le roi.

– Sire, je vous en supplie.

– Et, si je signe, où iras-tu ?

– Je retournerai à Naples, sire.

– Qu’iras-tu faire à Naples ?

– Servir mon pays, sire. Naples est dans cettesituation où elle a besoin de l’intelligence et du courage de tousses enfants.

– Prends garde à ce que tu feras à Naples,Caracciolo !

– Sire, je tâcherai de m’y conduire comme jel’ai fait jusqu’ici, en honnête homme et en bon citoyen.

– Cela te regarde. Tu insistestoujours ?

Caracciolo se contenta de montrer à Ferdinand,du bout du doigt, la montre qu’il avait déposée sur la table.

– Tête de fer ! dit le roi avecimpatience.

Et, prenant la plume, il écrivit au bas de ladémission :

« Accordé ; mais que le chevalierCaracciolo n’oublie pas que Naples est au pouvoir de mesennemis. »

Et il signa, comme d’habitude : FERDINANDB.[5]»

Caracciolo jeta les yeux sur les trois lignesque venait d’écrire le roi, plia sa démission, la tint dans sapoche, salua respectueusement Ferdinand, et s’apprêta à sortir.

– Tu oublies ta montre, dit le roi.

– Cette montre n’a pas été donnée à l’amiral,elle a été donnée au pilote. Sire, hier, le pilote n’existaitpoint ; aujourd’hui, l’amiral n’existe plus.

– Mais j’espère, dit le roi avec cette dignitéqui de temps en temps, apparaissait chez lui comme un éclair,j’espère que l’ami leur survit. Prends cette montre, et, si jamaistu es prêt à trahir ton roi, regarde le portrait de celui qui tel’a donnée.

– Sire, répondit Caracciolo, je ne suis plusau service du roi ; je suis simple citoyen : je ferai ceque m’ordonnera mon pays.

Et il sortit, laissant le roi non-seulementtriste, mais rêveur.

Le lendemain, ainsi que Ferdinand l’avaitordonné, les obsèques de son fils le prince Albert eurent lieu sanspompe, comme eussent eu lieu celles d’un enfant ordinaire.

Le corps fut déposé dans les caveaux de lachapelle du château connue sous le nom de chapelle du roiRoger.

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