La San-Felice – Tome III

CVIII – LE PREMIER PAS VERS NAPLES.

Tout était disposé, on le voit, non-seulementavec la sage ordonnance de l’homme de guerre, mais encore avec laméticuleuse prévoyance de l’homme d’Église.

Ferdinand était émerveillé.

Généraux, officiers, soldats, ministresl’avaient trahi. Ceux dont c’était l’état de porter l’épée au côté,ou n’avaient pas tiré l’épée, ou l’avaient rendue à l’ennemi ;ceux dont c’était l’état de savoir les nouvelles et d’en profiterne les avaient pas sues, ou, les sachant, n’en profitaientpoint ; les conseillers, dont c’était l’état de donner desconseils, n’avaient point trouvé de conseils à donner ; leroi, enfin, avait inutilement demandé à ceux chez lesquels ildevait s’attendre à les trouver, le courage, la fidélité,l’intelligence et le dévouement.

Et voici qu’il trouvait tout cela, non pasdans un de ceux qu’il avait comblés de faveurs, mais dans l’hommed’Église qui pouvait se renfermer dans la limite des devoirs d’unhomme d’Église, c’est-à-dire se borner à lire son bréviaire et àdonner sa bénédiction.

Cet homme d’Église avait tout prévu. Il avaitorganisé la révolte comme un homme politique ; il s’était misau courant des nouvelles comme un ministre de la police ; ilavait préparé la guerre comme un général ; et, en même tempsque Mack laissait tomber son épée aux pieds de Championnet, iltirait le glaive de la guerre sainte, et, sans munitions, iloffrait de marcher à la conquête de Naples en montrant le labarumde Constantin et en criant : In hoc signovinces !

Étrange pays, société étrange, où c’étaientles voleurs de grand chemin qui défendaient le royaume et où, ceroyaume une fois perdu, c’était un prêtre qui allait lereconquérir.

Cette fois, par hasard, Ferdinand sutconserver un secret et tenir sa promesse. Il donna au cardinal lesdeux mille ducats promis, qui, joints aux mille qu’il avait, luicomplétèrent une somme de douze mille cinq cents francs de notremonnaie.

Le jour même où les provisions du cardinalavaient été signées, c’est-à-dire le 27 janvier, – le diplôme, nousignorons pour quelle cause, fut antidaté de deux jours, – lecardinal prit congé du roi sous prétexte de faire un voyage àMessine et se mit immédiatement en voyage, faisant la route tantôtpar mer, tantôt par terre, selon que les moyens lui étaient offertsd’aller en avant.

Il mit quatre jours à faire le voyage, etarriva à Messine dans l’après-midi du 31 janvier.

Il se mit aussitôt à la recherche du marquisTaccone, qui, par l’ordre du roi, devait lui remettre les deuxmillions qu’il rapportait de Naples ; seulement, comme ill’avait prévu, on trouva le marquis, mais les millions furentintrouvables.

À la sommation du cardinal, le marquis Tacconerépondit qu’avant son départ de Naples, il avait, par l’ordre dugénéral Acton, remis au prince Pignatelli toutes les sommes qu’ilavait entre les mains. En vertu de son mandat, le cardinal le sommaalors de lui donner le compte de sa situation, ou plutôt l’état desa caisse. Mais, poussé au pied du mur, le marquis répondit qu’illui était impossible de rendre des comptes lorsque les registres ettous les papiers de la trésorerie étaient restés à Naples. Lecardinal, qui avait prévu ce qui arrivait, et qui l’avait prédit auroi, se tourna du côté du général Danero, pensant qu’à tout prendreles armes et les munitions lui étaient plus nécessaires encore quel’argent. Mais le général Danero, sous le prétexte que ce n’étaitpas la peine de donner au cardinal des armes qui ne pouvaientmanquer de tomber entre les mains de l’ennemi, les lui refusa,malgré les ordres formels du roi.

Le cardinal écrivit à Palerme pour se plaindreau roi, Danero écrivit, Taccone écrivit, chacun accusant les autreset essayant de se disculper.

Le cardinal, pour en avoir le cœur net,résolut d’attendre à Messine la réponse du roi. Elle lui arriva lesixième jour, apportée par le marquis Malaspina.

Le roi se plaignait fort mélancoliquement den’être servi que par des voleurs et des traîtres. Il invitait lecardinal à faire la guerre et à tenter l’expédition avec les seulesressources de son génie ; et il lui envoyait, en le priant delui donner le poste de son aide de camp, le marquis Malaspina.

Il était clair comme le jour que, dans sonhabitude de douter de tout le monde, Ferdinand commençait à douterde Ruffo comme des autres, et lui envoyait un surveillant.

Par bonheur, ce surveillant était malchoisi : le marquis Malaspina était avant tout un hommed’opposition. Le cardinal, en recevant la lettre du roi, sourit etle regarda.

– Il va sans dire, monsieur le marquis, que larecommandation du roi est un ordre, dit-il ; quoique ce soitune singulière position pour un homme d’épée comme vous d’êtrel’aide de camp d’un homme d’Église. Mais sans doute, continua-t-il,Sa Majesté vous a fait quelque recommandation particulière quirehausse votre position près de moi ?

– Oui, Votre Éminence, répondit Malaspina.Elle m’a promis une brillante rentrée dans ses bonnes grâces si jevoulais la tenir, dans une correspondance particulière, au courantde vos faits et gestes. Il paraît qu’elle a plus de confiance enmoi comme espion que comme chasseur.

– Vous avez donc le malheur, monsieur lemarquis, d’être dans la disgrâce de Sa Majesté ?

– Il y a trois semaines, Éminence, que je nefais plus partie de son jeu.

– Et quel crime avez-vous commis, continua lecardinal, pour subir une pareille punition ?

– Un impardonnable, Éminence.

– Confessez-le-moi, continua le cardinal enriant ; j’ai les pouvoirs de Rome.

– J’ai atteint un sanglier au ventre, au lieude l’atteindre au défaut de l’épaule.

– Marquis, répondit le cardinal, mes pouvoirsne sont pas assez étendus pour remettre un pareil crime ;mais, de même que le roi vous a recommandé à moi, je puis vousrecommander au grand pénitencier de Saint-Pierre.

Puis, gravement et lui tendant lamain :

– Trêve de plaisanteries, dit le cardinal. Jene vous demande, monsieur le marquis, ni d’être pour le roi, nid’être pour moi. Je vous dis : Voulez-vous, en franc et loyalNapolitain, être pour le pays ?

– Éminence, dit Malaspina, touché, toutsceptique qu’il était, de cette franchise et de cette loyauté, j’aipris l’engagement vis-à-vis du roi de lui écrire une fois parsemaine : je lui obéirai ; mais, sur mon honneur, pas unelettre ne partira que vous ne l’ayez lue.

– Inutile, monsieur le marquis. Je tâcherai deme conduire de façon que vous puissiez exercer votre mission enconscience et tout dire à Sa Majesté.

Et, comme on venait de lui annoncer que leconseiller don Angelo de Fiore était arrivé de la Calabre, il donnal’ordre de le faire entrer à l’instant même.

Le marquis voulut se retirer ; lecardinal le retint.

– Pardon, marquis, lui dit-il, vous entrez enfonctions. Soyez donc assez bon pour rester.

On introduisit le conseiller don Angelo deFiore.

C’était un homme de quarante-cinq àquarante-huit ans, dont les traits durs et rudement accentués, dontl’œil sinistre et habitué à voir le mal partout contrastaient avecle doux nom.

Il arrivait, comme nous l’avons dit, de laCalabre et venait annoncer que Palmi, Bagnara, Scylla et Reggioétaient en train de se démocratiser. Il invitait donc le cardinal àdébarquer le plus tôt possible, le débarquement devenant une foliedu moment que ces villes seraient démocratisées ; et déjà,affirmait le conseiller, il n’y avait que trop de temps perdu pourramener au roi les cœurs chancelants.

Le cardinal regarda Malaspina.

– Que pensez-vous de cela, monsieur mon aidede camp ? lui demanda-t-il.

– Mais, dit Malaspina, qu’il n’y a pas uninstant à perdre et qu’il faut débarquer à l’instant même.

– C’est aussi mon avis, dit le cardinal.

Seulement, comme il était déjà trop tard pourpartir le jour même, on remit au lendemain matin le passage dudétroit.

Le lendemain, 8 février 1799, le cardinals’embarqua, en conséquence, à six heures du matin, à Messine, et,une heure après, il débarquait sur la plage de Catona, en face deMessine, c’est-à-dire au point même que l’on désignait, lorsque laCalabre était la grande Grèce, sous le nom de ColumnaRegina.

Toute sa suite consistait dans le marquisMalaspina, lieutenant du roi, l’abbé Lorenzo Spazzoni, sonsecrétaire, don Annibal Caporoni, son chapelain, ces deux dernierssexagénaires, et don Carlo Occara de Caserte, son valet dechambre.

Il emportait avec lui une bannière surlaquelle, d’un côté, étaient brodées les armes royales, de l’autre,une croix, avec cette légende des conquêtes religieuses, légendedéjà citée par nous :

In hoc signo vinces.

Don Angelo de Fiore l’avait précédé de laveille et l’attendait au lieu du débarquement avec trois centshommes, la plupart vassaux des Ruffo de Scylla et des Ruffo deBagnara, frères et cousins du cardinal.

Scipion tomba en touchant la terre d’Afrique,et, se relevant sur un genou, dit : « Cette terre est àmoi. »

Ruffo en mettant pied à terre sur la plage deCatona, leva les mains au ciel et dit : « Calabre,reçois-moi comme un fils. »

Des cris de joie, des acclamationsd’enthousiasme accueillirent cette prière d’un des plus célèbresenfants de ce rude Brutium qui, du temps des Romains,servait d’asile aux esclaves fugitifs.

Le cardinal, à la tête de ses trois centshommes, auxquels il fit une courte harangue, alla prendre sonlogement chez son frère, le duc de Baranella, dont la villa étaitsituée dans le plus beau site de ce magnifique détroit. Aussitôt,sous la garde de ses trois cents hommes, le cardinal déploya labannière royale sur le balcon, au bas duquel bivaquait la petitetroupe, noyau de l’armée à venir.

De cette première étape, le cardinal écrivitet expédia une encyclique aux évêques, aux curés, au clergé, àtoute la population non-seulement des Calabres, mais de tout leroyaume.

Dans cette encyclique, le cardinaldisait :

« Au moment où la Révolution procède enFrance par le régicide, par la proscription, par l’athéisme, parles menaces contre les prêtres, par le pillage des églises, par laprofanation des lieux saints ; quand la même chose vient des’accomplir à Rome par le sacrilège attentat commis sur le vicairede Jésus-Christ ; quand le contre-coup de cette révolution sefait ressentir à Naples par la trahison de l’armée, l’oubli del’obéissance chez les sujets, la rébellion dans la capitale et lesprovinces, il est du devoir de tout honnête citoyen de défendre lareligion, le roi, la patrie, l’honneur de la famille, la propriété,et cette œuvre sainte, cette mission sacrée est surtout celle danslaquelle les hommes de Dieu doivent donnerl’exemple ! »

En conséquence, il exposait dans quel but ilvenait de quitter la Sicile, et dans quelle espérance il marchaitsur Naples et donnait pour point de réunion à tous les hommes de lamontagne et de la plaine qui répondraient à son appel : auxhommes de la montagne, Palmi ; aux hommes de la plaine,Mileto.

Les Calabrais de la plaine et de la montagneétaient donc invités à prendre les armes et à se trouver aurendez-vous assigné.

Son encyclique écrite, copiée à vingt-cinq outrente exemplaires, faute d’imprimeur, expédiée par des courriersaux quatre points cardinaux, le vicaire général se mit au balconpour respirer et jouir du magnifique coup d’œil qui se déroulaitdevant ses yeux.

Mais, quoiqu’il y eût, dans le cercle del’horizon que son regard embrassait, des objets d’une bien autreimportance, son regard s’arrêta malgré lui sur une petite chaloupedoublant la pointe du Phare et montée par trois hommes.

Deux hommes placés à l’avant s’occupaient dela manœuvre d’une petite voile latine, dont un troisième, placé àl’arrière, tenait l’écoute de la main droite, tandis que, de lagauche, il s’appuyait sur le gouvernail.

Plus le cardinal regardait ce dernier, plus ilcroyait le reconnaître. Enfin, la barque avançant toujours, il neconserva plus aucun doute.

Cet homme, c’était l’amiral Caracciolo, qui,en vertu de son congé, retournait à Naples, et presque en mêmetemps que Ruffo, mais dans un but tout différent et dans un esprittout opposé, débarquait en Calabre.

En calculant la diagonale que suivait labarque, il était évident quelle devait atterrir devant lavilla.

Le cardinal descendit pour se trouver au pointdu débarquement, et offrir la main à l’amiral au moment où ilmettrait pied à terre.

Et, en effet, au moment où Caracciolo sautaitde la barque sur la plage, il y trouva le cardinal prêt à lerecevoir.

L’amiral jeta un cri de surprise. Il avaitquitté Palerme le jour même où sa démission avait été acceptée, et,dans cette même barque avec laquelle il arrivait, il avait suivi lelittoral, relâchant chaque soir et se remettant en route chaquematin, allant à la voile quand il y avait du vent et que ce ventétait bon, à la rame quand il n’y avait point de vent ou qu’on nepouvait pas l’utiliser.

Il ignorait donc l’expédition du cardinal, et,en voyant un rassemblement d’hommes armés, reconnaissant labannière royale, il avait dirigé sa barque vers ce rassemblement etcette bannière, pour avoir l’explication de cette énigme.

Il n’y avait pas grande sympathie entreFrançois Caracciolo et le cardinal Ruffo. Ces deux hommes étaienttrop différents d’esprit, d’opinions, de sentiments, pour êtreamis. Mais Ruffo estimait le caractère de l’amiral, et l’amiralestimait le génie de Ruffo.

Tous deux, on le sait déjà, représentaientdeux des plus puissantes familles de Naples, ou plutôt duroyaume.

Ils s’abordèrent donc avec cette considérationque ne peuvent se refuser deux hommes supérieurs, et tous deux lesourire sur les lèvres.

– Venez-vous vous joindre à moi, prince ?demanda le cardinal.

– Cela se pourrait, Votre Éminence, et ceserait un grand honneur pour moi de voyager dans votre compagnie,répondit Caracciolo, si j’étais encore au service de SaMajesté ; mais le roi a bien voulu, sur ma prière, m’accordermon congé, et vous voyez un simple touriste.

– Ajoutez, reprit le cardinal, qu’un hommed’Église ne vous paraît probablement pas l’homme qu’il faut à uneexpédition militaire, et que tel qui a le droit de servir commechef ne reconnaît point de supérieur.

– Votre Éminence a tort de me juger ainsi,reprit Caracciolo. J’ai offert au roi, s’il voulait organiser ladéfense de Naples et vous donner le commandement général destroupes, de me mettre, moi et mes marins, sous les ordres de VotreÉminence : le roi a refusé. Aujourd’hui, il est trop tard.

– Pourquoi trop tard ?

– Parce que le roi m’a fait une insulte qu’unprince de ma maison ne pardonne pas.

– Mon cher amiral, dans la cause que jesoutiens et à laquelle je suis prêt à sacrifier ma vie, il n’estpoint question du Roi, il ne s’agit que de la patrie.

L’amiral secoua la tête.

– Sous un roi absolu, Votre Éminence, dit-il,il n’y a point de patrie ; car il n’y a de patrie que là où ily a des citoyens. Il y avait une patrie à Sparte, lorsque Léonidasse fit tuer aux Thermopyles ; il y avait une patrie à Athènes,lorsque Thémistocle vainquit les Perses à Salamine ; il yavait une patrie à Rome, quand Curtius se jeta dans legouffre : et voilà pourquoi l’histoire offre à la vénérationde la postérité la mémoire de Léonidas, celle de Thémistocle etcelle de Curtius ; mais trouvez-moi l’équivalent de cela dansles gouvernements absolus ! Non, se dévouer aux rois absoluset aux principes tyranniques, c’est se dévouer à l’ingratitude et àl’oubli ; non, Votre Éminence, les Caracciolo ne font point deces fautes-là. Citoyen, je regarde comme un bonheur qu’un roifaible et idiot tombe du trône ; prince, je me réjouis que lamain qui pesait sur moi soit désarmée ; homme, je suis heureuxqu’une cour dissolue, qui donnait à l’Europe l’exemple del’immoralité, soit reléguée dans l’obscurité de l’exil. Mondévouement au roi allait jusqu’à protéger sa vie et celle de lafamille royale dans leur fuite : il n’ira point jusqu’à aiderau rétablissement sur le trône d’une dynastie imbécile. Croyez-vousque, si une tempête politique eût, un beau jour, renversé du trônedes Césars Claude et Messaline, Corbulon, par exemple, eût rendu ungrand service à l’humanité en quittant la Germanie avec ses légionset en replaçant sur le trône un empereur imbécile et uneimpératrice débauchée ? Non. J’ai le bonheur d’être retombédans la vie privée, je regarderai ce qui se passe, mais sans m’ymêler.

– Et c’est un homme intelligent comme l’amiralFrançois Caracciolo, repartit le cardinal, qui rêve une pareilleimpossibilité ! Est-ce qu’il y a une vie privée pour un hommede votre valeur, au milieu des événements politiques qui vonts’accomplir ? Est-ce qu’il y a une obscurité possible pourcelui qui porte sa lumière en lui-même ? Est-ce que, quand lesuns combattent pour la royauté, les autres pour la république,est-ce qu’il y a un moyen quelconque pour tout cœur loyal, pourtout esprit courageux de ne point prendre part pour l’un ou pourl’autre ? Les hommes que Dieu a largement dotés de larichesse, de la naissance, du génie, ne s’appartiennent pas ;ils appartiennent à Dieu et accomplissent une mission sur la terre.Maintenant, aveugles qu’ils sont, parfois ils suivent la voie duSeigneur, parfois ils s’opposent à ses desseins ; mais, dansl’un ou l’autre cas, ils éclairent leurs concitoyens par leursdéfaites aussi bien que par leurs triomphes. Les seuls à qui Dieune pardonne pas, croyez-moi, ce sont ceux qui s’enferment dans leurégoïsme comme dans une citadelle imprenable et qui, à l’abri destraits et des blessures, regardent, du haut de leurs murailles, lagrande bataille que, depuis dix-huit siècles, livre l’humanité.N’oubliez point ceci, Excellence : c’est que les anges queDante juge les plus dignes de mépris sont ceux qui ne jurent nipour Dieu ni pour Satan.

– Et, dans la lutte qui se prépare, quiappelez-vous Dieu, qui appelez-vous Satan ?

– Ai-je besoin de vous dire, prince, quej’estime, ainsi que vous, le roi auquel je donne ma vie à sa justevaleur, et qu’un homme comme moi, – et quand je dis un homme commemoi, permettez-moi de dire en même temps un homme comme vous, –sert non pas un autre homme qu’il reconnaît lui être inférieur sousle rapport de l’éducation, sous le rapport de l’intelligence, sousle rapport du courage, mais le principe immortel qui réside en lui,ainsi que vit l’âme dans un corps mal conformé, informe et laid.Or, les principes – laissez-moi vous dire ceci, mon cher amiral, –paraissent justes ou injustes à nos yeux humains, selon le milieud’où ils les considèrent. Ainsi, par exemple, prince, faites-moi uninstant l’honneur de m’accorder en tout point une intelligenceégale à la vôtre ; eh bien, nous pouvons examiner, apprécier,juger le même principe à un point de vue parfaitement opposé, etcela, par cette simple raison que je suis un prélat, hautdignitaire de l’Église de Rome, et que vous êtes un prince laïque,ambitieux de toutes les dignités mondaines.

– J’admets cela.

– Or, le vicaire du Christ, le papePie VI, a été détrôné ; eh bien, en poursuivant larestauration de Ferdinand, c’est celle de Pie VI que jepoursuis ; en remettant le roi des Deux-Siciles sur le trônede Naples, c’est Ange Broschi que je remets sur le trône de saintPierre. Je ne m’inquiète pas si les Napolitains seront heureux derevoir leur roi et les Romains satisfaits de retrouver leurpape ; non, je suis cardinal et, par conséquent, soldat de lapapauté, je combats pour la papauté, voilà tout.

– Vous êtes bien heureux, Éminence, d’avoirdevant vous une ligne si nettement tracée. La mienne est moinsfacile. J’ai à choisir entre des principes qui blessent monéducation, mais qui satisfont mon esprit, et un prince que monesprit repousse, mais auquel se rattache mon éducation. De plus, ceprince m’a manqué de parole, m’a blessé dans mon honneur, m’ainsulté dans ma dignité. Si je puis rester neutre entre lui et sesennemis, mon intention positive est de conserver maneutralité ; si je suis forcé de choisir, je préférerai biencertainement l’ennemi qui m’honore au roi qui me méprise.

– Rappelez-vous Coriolan chez les Volsques,mon cher amiral !

– Les Volsques étaient les ennemis de lapatrie, tandis que, moi, tout au contraire, si je passe auxrépublicains, je passerai aux patriotes, qui veulent la liberté, lagloire, le bonheur de leur pays. Les guerres civiles ont leur codeà part, monsieur le cardinal ; Condé n’est point déshonorépour avoir passé du côté des frondeurs, et ce qui tachera Dumouriezdans l’histoire, ce n’est pas, après avoir été ministre deLouis XVI, d’avoir combattu pour la République, c’est d’avoirdéserté à l’Autriche.

– Oui, je sais tout cela. Mais ne m’en voulezpas de désirer vous voir dans les rangs où je combats, et deregretter, au contraire, de vous rencontrer dans les rangs opposés.Si c’est moi qui vous rencontre, vous n’aurez rien à craindre, etje réponds de vous tête pour tête ; mais prenez garde auxActon, aux Nelson, aux Hamilton ; prenez garde à la reine, àsa favorite. Une fois dans leurs mains, vous serez perdu, et, moi,je serai impuissant à vous sauver.

– Les hommes ont leur destinée à laquelle ilsne peuvent échapper, dit Caracciolo avec cette insoucianceparticulière aux hommes qui ont tant de fois échappé au danger,qu’ils ne croient pas que le danger puisse avoir prise sureux ; quelle qu’elle soit, je subirai la mienne.

– Maintenant, demanda le cardinal, voulez-vousdîner avec moi ? Je vous ferai manger le meilleur poisson dudétroit.

– Merci ; mais permettez-moi de refuser,pour deux raisons : la première, c’est que, justementà cause de cette tiède amitié que le roi me porte et de cettegrande haine dont les autres me poursuivent, je vous compromettraisen acceptant votre invitation ; ensuite, vous le ditesvous-même, les événements qui se passent à Naples sont graves, etcette gravité réclame ma présence. J’ai de grands biens, vous lesavez : on parle de mesures de confiscation qu’adopteraientles républicains à l’endroit des émigrés ; on pourrait medéclarer émigré et saisir mes biens. Au service du roi, établi dansla confiance de Sa Majesté, j’aurais pu risquer cela ; mais,démissionnaire et disgracié, je serais bien fou de faire à unsouverain ingrat le sacrifice d’une fortune qui, sous tous lesprinces, m’assurera mon indépendance. Adieu donc, mon chercardinal, ajouta le prince en tendant la main au prélat, etlaissez-moi vous souhaiter toute sorte de prospérités.

– Je serai moins large dans mes souhaits,prince ; je prierai seulement Dieu de vous préserver de toutmalheur. Adieu donc, et que le Seigneur vous garde !

Et, sur ces paroles, après s’être serrécordialement la main, ces deux hommes, qui représentaient chacunune si puissante individualité, se quittèrent pour ne plus seretrouver que dans les circonstances terribles que nous aurons àraconter plus tard.

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