La San-Felice – Tome III

CXIV – L’ARRESTATION.

Il était deux heures de l’après-midi au momentoù Michele sortit de chez le général Championnet.

Il sauta dans le premier corricolo venu, et,par le même procédé qu’il était arrivé, en changeant de véhicule àPortici et à Castellamare, il se trouva à Salerne un peu avant cinqheures.

À cent pas de l’auberge, il descendit, réglases comptes avec son dernier cocher et rentra à pied à l’hôtel,sans faire plus de bruit que s’il venait de faire une promenade àEboli ou à Montalta.

Luisa n’était pas encore de retour.

À six heures, on entendit le bruit d’unevoiture ; Michele courut à la porte : c’étaient sa sœurde lait et Salvato qui revenaient de Pœstum.

Michele ne connaissait pas Pœstum ; mais,en admirant le visage rayonnant des deux jeunes gens, il dut penserqu’il y avait de bien belles choses à voir à Pœstum.

Et, en effet, il semblait que Luisa eût latête ceinte d’une auréole de bonheur et Salvato d’un rayond’orgueil.

Luisa était plus belle, Salvato était plusgrand.

Quelque chose d’inconnu, et de visiblecependant, s’était complété dans la beauté de Luisa. Il y avait enelle cette différence qu’il dut y avoir entre Galathée statue, etGalathée femme.

Supposez la Vénus pudique entrant dans l’Édenet, sous le souffle de l’ange de l’amour, devenant l’Ève de laGenèse.

C’était sur ses joues la blancheur du lis avecla teinte et le velouté de la pêche ; c’était dans ses yeux ladernière lueur de la virginité se mêlant aux premières flammes del’amour.

Sa tête, renversée en arrière, semblaitn’avoir point la force de porter le poids de son bonheur ; sesnarines, dilatées, cherchaient à aspirer dans l’air des parfumsnouveaux et jusque-là ignorés ; sa bouche, entr’ouverte,laissait passer un souffle haletant et voluptueux.

Michele, en la voyant, ne put s’empêcher delui dire :

– Qu’as-tu donc, petite sœur ? Oh !comme tu es belle !

Luisa sourit, regarda Salvato et tendit lamain à Michele.

Elle semblait lui dire :

– Je dois ma beauté à celui à qui je dois monbonheur.

Puis, d’une voix douce et caressante comme unchant d’oiseau :

– Oh ! comme c’est beau, Pœstum !dit-elle. Quel malheur de ne point pouvoir y retourner demain,après-demain, tous les jours !

Salvato la serra contre son cœur. Il estévident qu’il trouvait, comme Luisa, que Pœstum était le paradis dumonde.

Les deux jeunes gens, d’un pas si légersemblait effleurer les marches de l’escalier, rentrèrent dans leurchambre. Mais, avant d’y rentrer, Luisa se retourna et laissatomber ces mots :

– Michele, dans un quart d’heure, nouspartons.

Au bout d’un quart d’heure, la voiture étaitprête ; mais ce ne fut qu’au bout d’une heure que Luisadescendit.

Cette fois, sa physionomie était biendifférente. Son visage s’était couvert d’une légère teinte detristesse, et la flamme de son regard s’était tempérée dans leslarmes.

Quoiqu’ils dussent se revoir le lendemain, lesadieux des jeunes gens n’en avaient pas moins été tristes. Eneffet, lorsqu’on s’aime et qu’on se quitte, ne fût-ce que pour unjour, on remet pendant un jour son bonheur aux mains du hasard.

Quelle est la sagesse si profonde qu’ellepuisse prévoir ce qui se passera entre deux soleils ?

Lorsque Luisa descendit, la nuit commençait àtomber, et la voiture était prête depuis trois quarts d’heure.

Elle était attelée de trois chevaux ;sept heures sonnaient ; le cocher promettait d’être de retourà Naples vers dix heures.

Luisa se ferait conduire droit chez lesBacker, et suivrait vis-à-vis d’André le conseil que lui avaitdonné Salvato.

Salvato reviendrait, le lendemain dansl’après-midi, se mettre aux ordres de son général.

Dix minutes s’écoulèrent en adieux. Les deuxjeunes gens semblaient ne point pouvoir se séparer. Tantôt c’étaitSalvato qui retenait Luisa ; tantôt c’était Luisa qui retenaitSalvato.

Enfin, la voiture partit, les grelotssonnèrent, et le mouchoir de Luisa, trempé de larmes, jeta à sonamant un dernier adieu, que celui-ci lui rendit en agitant sonchapeau.

Puis la voiture, qui avait commencé àdisparaître dans l’obscurité, disparut tout à fait dans la courbede la rue.

Au fur et à mesure que Luisa s’éloignait deSalvato, cette puissance magnétique que le jeune homme avaitexercée sur elle se calmait, et Luisa, se rappelant le sujet quil’avait amenée, redevenait sérieuse, et, du sérieux, passait à latristesse.

Pendant toute la route, Michele ne dit pas unmot qui pût faire allusion au secret qu’il avait surpris et auvoyage qu’il avait fait.

On traversa successivement Torre-del-Greco,Portici, Resina, le pont de la Madeleine, la Marinella.

Les Backer demeuraient strada Medina, entre lastrada del Fiorentini et la via Schizzitella.

Dès Marinella, Luisa avait donné l’ordre aucocher de la déposer à la fontaine Medina, c’est-à-dire àl’extrémité de la strada del Molo.

Mais, à l’extrémité de la rue del Piliere,Luisa commença de s’apercevoir, à l’affluence du monde qui seprécipitait vers la strada del Molo, que quelque chosed’extraordinaire se passait dans le quartier.

À la hauteur de la strada del Porto, le cocherdéclara qu’il lui était impossible d’aller plus loin avec savoiture : son cheval risquait d’être éventré par ceux quelui-même menaçait d’écraser.

Michele fit ce qu’il put pour obtenir de sasœur de lait qu’elle revînt sur ses pas, suivit un autre chemin ouprît une barque au Môle.

Cette barque, en une demi-heure, l’eutconduite à Mergellina.

Mais Luisa avait un but qu’elle considéraitcomme sacré, et elle refusa de s’éloigner. D’ailleurs, cette foulese précipitait vers la rue Medina, le bruit qu’on entendait venaitde la rue Medina, et, aux quelques paroles que surprenait la jeunefemme, se mêlaient des mots qui éveillaient l’inquiétude dans soncœur.

Il lui semblait que tout ce peuple quis’engouffrait dans la rue Medina, parlait de complots, detrahisons, de massacres, et nommait les Backer.

Elle sauta à bas de la voiture, et, toutefrissonnante, prit le bras de Michele, avec lequel elle se laissaentraîner par le flot.

On voyait au fond de la rue briller destorches et étinceler des baïonnettes ; puis, au milieu d’unerumeur confuse, on entendait des cris de menace.

– Michele, dit Luisa, monte donc sur lamargelle de la fontaine, et dis-moi ce que tu vois.

– Michele obéit, et ainsi, dépassant toutesles têtes, put plonger au fond de la rue.

– Eh bien ? demanda Luisa.

Michele hésitait à répondre.

– Mais parle donc ! s’écria Luisa de plusen plus inquiète, parle donc ! Que vois-tu ?

– Je vois, dit Michele, des hommes de lapolice qui portent des torches, et des soldats qui gardent lamaison de MM. Backer.

– Ah ! dit Luisa, ils ont été dénoncés,les malheureux ! Il faut que je pénètre jusqu’à eux, il fautque je les voie.

– Non, non, petite sœur, dit Michele. Tu n’espour rien là dedans, n’est-ce pas ?

– Dieu merci, non.

– Alors, viens ; éloignons-nous.

– Au contraire, au contraire, dit Luisa,avançons.

Et, tirant à elle Michele, elle le força dedescendre de la margelle et de rentrer dans la foule.

En ce moment, les cris redoublèrent, et il sefit un grand mouvement parmi cette foule. On entendit les crossesdes fusils retentir sur le pavé, des voix impérativescrièrent : « Place ! » une espèce de tranchées’ouvrit, et Michele et Luisa se trouvèrent en face des deuxprisonniers, dont l’un – c’était le plus jeune – tenait, entre sesbras liés autour du corps, le drapeau blanc des Bourbons.

Ils étaient au milieu d’hommes portant d’unemain des torches et de l’autre des sabres, et, malgré les injures,les huées et les insultes de la canaille, toujours prête àinsulter, à huer, à injurier le plus faible, ils marchaient têtelevée, comme des gens qui confessent hautement leur foi.

Stupéfaite à cette vue, Luisa, au lieu de seranger comme les autres, resta immobile et se trouva en face duplus jeune des deux prisonniers, c’est-à-dire d’André Backer.

Tous deux, en se reconnaissant, firent un pasen arrière.

– Ah ! madame, dit amèrement le jeunehomme, je savais bien que c’était vous qui m’aviez trahi ;mais je ne savais pas que vous eussiez le courage d’assister à monarrestation !

La San-Felice voulut répondre, nier,protester, jurer Dieu ; mais le prisonnier l’écarta doucement,et passa en disant :

– Je vous pardonne, au nom de mon père et aumien, madame ; puissent Dieu et le roi vous pardonner commemoi !

Luisa voulut répondre, la voix luimanqua ; et, au milieu des cris : « C’estelle ! c’est cette femme, c’est la San-Felice qui les adénoncés ! » elle tomba dans les bras de Michele.

Les prisonniers continuèrent leur route versle Castel-Nuovo, où ils furent enfermés sous la garde de soncommandant, le colonel Massa.

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