La San-Felice – Tome III

CXVIII – NICCOLA ADDONE.

Nous avons raconté comment Salvato avait étéenvoyé par le général Championnet à Salerne dans le but d’organiseret de diriger une colonne sur Potenza, où l’on craignait uneréaction et les malheurs terribles qui l’accompagnent toujours dansun pays à demi sauvage où les guerres civiles ne sont que desprétextes aux vengeances particulières.

Quoique les événements de Potenzaappartiennent plutôt à l’histoire générale de 99 qu’au récitparticulier que nous avons entrepris, lequel ne met sous les yeuxde nos lecteurs que les faits et gestes des personnages qui yjouent un rôle, – comme ces événements ont le caractère terrible,et de l’époque dans laquelle ils ont été accomplis et du peuplechez lequel ils se passent, nous leur consacrerons un chapitre,auquel ils ont un double droit, et par la grandeur de lacatastrophe et par l’influence néfaste que le voyage qui amena larévélation par Michele du complot des Backer, eut sur la vie del’héroïne de notre histoire.

En rentrant de cette soirée chez la duchesseFusco, où les vers de Monti avaient été lus, où le Moniteurparthénopéen avait été fondé et où le perroquet de la duchesseavait, grâce à ses deux professeurs, Velasco et Nicolino, appris àcrier : « Vive la République ! meurent lestyrans ! » le général Championnet avait trouvé au palaisd’Angri un riche propriétaire de la Basilicate nommé NiccolaAddone.

Don Niccola Addone, comme on l’appelait dansle pays, par un reste d’habitude de mœurs espagnoles, habitaitPotenza et avait pour ami intime l’évêque monseigneur Serrao.

Monseigneur Serrao, Calabrais d’origine,s’était fait dans l’épiscopat une double renommée de science et devie exemplaire. Il avait acquis l’une par des publications estiméeset l’autre par sa charité évangélique. Doué d’un sens juste, d’uneâme généreuse, il avait salué la liberté comme l’ange du peuplepromis par les Évangiles, et propagé le mouvement libéral et ladoctrine régénératrice.

Mais l’azur de ce beau ciel républicain, àpeine à son aurore, commençait déjà à s’obscurcir. De toutes partsdes bandes de sanfédistes s’organisaient. Le dévouement auxBourbons était le prétexte ; le pillage et l’assassinatétaient le but. Monseigneur Serrao, qui avait compromis sesconcitoyens par son exemple et par ses conseils, avait résolu depourvoir au moins à leur sûreté.

Alors, il eut l’idée de faire venir deCalabre, c’est-à-dire de son pays, une garde de ces hommes d’armesconnus sous le nom de campieri, restes de ces bandes du moyen âge,qui, aux jours de la féodalité, se mettaient à la solde des haineset des ambitions baroniales, descendants ou, qui sait ?peut-être ancêtres de nos anciens condottieri.

Le pauvre évêque croyait avoir dans ceshommes, ses compatriotes, surtout en les payant bien, desdéfenseurs courageux et dévoués.

Par malheur, quelque temps auparavant,monseigneur Serrao avait censuré la conduite d’un de ces mauvaisprêtres, dont il y a tant dans les provinces méridionales, qu’ilsespèrent toujours échapper aux regards de leurs supérieurs en seconfondant dans la foule. Ce prêtre s’appelait Angelo-FeliceVinciguerra.

Il était du même village que l’un des deuxchefs de campieri, nommé Falsetta.

Le second chef se nommait Capriglione.

Le prêtre avait été lié dans son enfance avecFalsetta, et se lia de nouveau avec lui.

Il fit comprendre à Falsetta que la paye quelui donnait monseigneur Serrao, si forte qu’elle fût, ne pouvait secomparer à ce que lui rapporteraient les contributions qu’ilpourrait lever et le pillage qu’il pourrait faire, si Capriglioneet lui, au lieu de se consacrer au maintien du bon ordre, sefaisaient, grâce aux hommes qu’ils avaient sous leurs ordres, chefsde bande et se rendaient maîtres de la ville.

Falsetta, entraîné par les conseils deVinciguerra, fit part de la proposition à Capriglione, quil’accepta.

Les hommes, on le comprend, ne résistèrentpoint où avaient succombé leurs chefs.

Un matin, monseigneur Serrao, étant encore aulit, vit ouvrir sa porte, et Capriglione, son fusil à la main,apparaissant sur le seuil de sa chambre, lui dit sans autrepréparation :

– Monseigneur, le peuple veut votre mort.

L’évêque leva la main droite, et, faisant legeste d’un homme qui donne sa bénédiction :

– Je bénis le peuple, dit-il.

Sans lui laisser le temps de rien ajouter àces paroles évangéliques, le bandit le coucha en joue et fitfeu.

Le prélat, qui s’était soulevé pour bénir sonassassin, retomba mort, la poitrine percée d’une balle.

Au bruit du coup de fusil, le vicaire demonseigneur l’évêque Serrao accourut, et, comme il témoignait sonindignation du meurtre qui venait d’être commis, Capriglione le tuad’un coup de couteau.

Ce double assassinat fut presque immédiatementsuivi de la mort de deux des propriétaires les plus riches et lesplus distingués de la ville.

Ils se nommaient Gerardangelo et GiovanLiani.

Ils étaient frères.

Ce qui donna créance à ce bruit quel’assassinat de monseigneur Serrao avait été commis parCapriglione, mais à l’instigation du prêtre, c’est que, lelendemain du crime, le susdit Vinciguerra se réunit à la bande deCapriglione, et contribua avec elle à plonger Potenza dans le sanget le deuil.

Alors, libéraux, patriotes, républicains, tousceux qui, par un point quelconque, appartenaient aux idéesnouvelles, furent pris d’une profonde terreur, laquelle s’augmentaencore du bruit qui courut que, le jour où devait se célébrer lafête du Sang-du-Christ, c’est-à-dire le jeudi d’après Pâques, lesbrigands, devenus maîtres de la ville, devaient massacrer, aumilieu de la procession, non-seulement tous les patriotes, maisencore tous les riches.

Le plus riche de ceux qui étaient menacés parce bruit qui courait, et en même temps un des plus honnêtescitoyens de la ville, était ce même Niccola Addone, ami demonseigneur Serrao, qui attendait le général français chez lui, àsa sortie de la soirée de la duchesse Fusco. C’était un homme braveet résolu, et il décida, d’accord avec son frère Basilio Addone, depurger la ville de cette troupe de bandits.

Il fit donc appeler chez lui ceux de ses amisqu’il estimait les plus courageux. Au nombre de ceux-ci setrouvaient trois hommes dont la tradition orale a conservé lesnoms, qui ne se retrouvent dans aucune histoire.

Ces trois hommes se nommaient : GiuseppeScafanelli, Jorio Mandiglia et Gaetano Maffi.

Sept ou huit autres entrèrent aussi dans laconspiration ; mais j’ai inutilement interrogé les plus vieuxhabitants de Potenza pour savoir leurs noms.

Rassemblés chez Niccola Addone, fenêtres etportes closes, ces patriotes arrêtèrent que l’on anéantirait d’unseul coup Capriglione, Falsetta et toute leur bande, depuis lepremier jusqu’au dernier.

Pour arriver au but que l’on se proposait, ils’agissait de se réunir en armes, moitié dans la maison d’Addone,moitié dans la maison voisine.

Les bandits eux-mêmes, comme s’ils eussent étéd’accord avec ceux-ci, fournirent aux patriotes l’occasion qui leurmanquait.

Ils levèrent une contribution de trois milleducats sur la ville de Potenza, laissant aux citoyens le soin derégler la façon dont elle serait répartie et payée, pourvu qu’ellefût payée dans les trois jours.

La contribution fut levée et déposéepubliquement dans la maison de Niccola Addone.

Un homme du peuple, nommé Gaetano Scoletta,cordonnier de son état, connu sous le sobriquet de Sarcetta, sechargea de porter à domicile, chez les bandits, une invitation devenir recevoir chez Addone chacun la part qui lui revenait.

Les heures du rendez-vous étaient différentespour chaque bandit, afin que la compagnie ne vînt point en masse,ce qui eût rendu l’exécution du projet difficile.

Scoletta, tout en bavardant avec les bandits,était chargé de leur faire la topographie intérieure de la maisonet de leur dire, entre autres choses, que la caisse, de crainte desvoleurs, était placée à l’extrémité la plus retirée del’habitation.

Le jour arrivé, Niccola Addone fit cacher dansune espèce de cabinet précédant la chambre où Scoletta avait ditque se tenait le caissier, deux vigoureux muletiers attachés à sonservice, et se nommant, l’un Loreto et l’autre Sarraceno.

Ces deux hommes se tenaient, une hache à lamain, chacun d’un côté d’une porte basse sous laquelle on nepouvait passer sans courber la tête.

Les deux haches, solidement emmanchées,avaient été achetées la veille et affilées pour cette occasion.

Tout fut prêt et chacun au poste qui lui avaitété assigné un quart d’heure avant l’heure convenue.

Les premiers bandits arrivèrent un à un etfurent introduits aussitôt leur arrivée. Après avoir traversé unlong corridor, ils arrivèrent à la chambre où se tenaient Loreto etSarraceno.

Ceux-ci frappaient et, d’un seul coup,abattaient leur homme avec autant de justesse et de promptitude quele boucher abat un bœuf dans sa boucherie.

Au moment même où le bandit tombait, deuxautres domestiques d’Addone, nommés Piscione et Musano, faisaientpasser le cadavre à travers une trappe.

Le cadavre tombait dans une écurie.

Aussitôt le cadavre disparu, une vieillefemme, impassible comme une Parque, sortait d’une chambre voisine,un seau d’eau d’une main, une éponge de l’autre, lavait leplancher, et rentrait dans sa chambre avec le mutisme et la roideurd’un automate.

Le chef Capriglione vint à son tour. BasilioAddone, frère de Niccola, le suivit par derrière comme pour luiindiquer les détours de la maison ; mais, au milieu ducorridor, le bandit, inquiet et soupçonneux, eut sans doute unpressentiment. Il voulut retourner. Alors, sans insistance pour lefaire aller plus avant, sans discussion aucune avec lui, au momentoù il se retournait, Basilio Addone lui plongea jusqu’au manche sonpoignard dans la poitrine.

Capriglione tomba sans pousser un cri. Basiliole tira dans la première chambre venue, et, s’étant assuré qu’ilétait bien mort, l’y enferma et mit tranquillement la clef dans sapoche.

Quant à Falsetta, il avait eu un des premiersla tête fendue.

Seize des brigands, leurs deux chefs compris,étaient déjà tués et jetés dans le charnier, lorsque les autres,voyant leurs camarades entrer et ne les voyant pas sortir,formèrent une petite troupe, et, guidés par Gennarino, le fils deFalsetta, vinrent pour frapper à la porte d’Addone.

Mais ils n’eurent pas même le temps de frapperà cette porte. Au moment où ils n’étaient plus qu’à une quinzainede pas de la maison, Basilio Addone, qui se tenait en vedette à unefenêtre, avec cette même main ferme et ce même coup d’œil sûr dontil avait frappé Capriglione, envoya une balle au milieu du front deGennarino.

Ce coup de fusil fut le signal d’une horriblemêlée. Les conjurés, comprenant que le moment était venu de payerchacun de sa personne, se lancèrent dans la rue, et, à visagedécouvert cette fois, attaquèrent les brigands avec une tellefureur, que tous y restèrent depuis le premier jusqu’audernier.

On compta trente-deux cadavres. Pendant lanuit, ces trente-deux cadavres furent portés et couchés les uns àcôté des autres sur la place du Marché, de manière qu’au lever dujour, toute la ville pût avoir sous les yeux ce sanglantspectacle.

Mais, dès la veille, Niccola Addone étaitparti, était venu raconter l’événement à Championnet et luidemander d’envoyer une colonne française à Potenza pour y maintenirl’ordre et s’opposer à la réaction.

Championnet, après avoir écouté le récit deNiccola Addone, avait, en effet, reconnu l’urgence de sa demande,avait chargé Salvato d’organiser la colonne à Salerne et avaitdonné le commandement de cette colonne à son aide de campVilleneuve.

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