La San-Felice – Tome III

LXXXIX – PREMIÈRE JOURNÉE.

À peine Championnet avait-il fait un quart delieue sur la route de Maddalone à Aversa, qu’il vit venir uncavalier sur un cheval lancé à toute bride : c’était le princede Maliterno, qui fuyait à son tour la colère des lazzaroni.

À peine ceux-ci avaient-ils vu la bannièretricolore flotter sur le château Saint-Elme, que les cris :« Aux armes ! » avaient retenti par la ville et que,de Portici à Pouzzoles, tout ce qui était en état de porter unfusil, une pique, un bâton, un couteau, depuis l’enfant de quinzeans jusqu’au vieillard de soixante, s’était précipité vers la villeen criant ou plutôt en hurlant : « Mort auxFrançais ! »

Cent mille hommes répondaient à l’appelfrénétique des prêtres et des moines, qui, un drapeau blanc d’unemain, un crucifix de l’autre, prêchaient à la porte des églises etsur les bornes des carrefours.

Ces prédications efficaces avaient poussé leslazzaroni au plus haut degré d’exaltation contre les Français etles jacobins. Tout homicide commis sur un jacobin ou sur unFrançais était une action méritoire, tout lazzarone tué serait unmartyr.

Depuis cinq ou six jours, cette population àmoitié sauvage, si facile à conduire à la férocité quand on lalaisse s’enivrer de sang, de pillage et d’incendie, en étaitarrivée à cette folie furieuse dans laquelle, devenu un instrumentde destruction, l’homme, qui ne songe plus qu’à tuer, oubliejusqu’à l’instinct de sa propre conservation.

Mais, lorsque les lazzaroni apprirent que lesFrançais s’avançaient à la fois par Capodichino et Poggioseale,qu’on apercevait la tête des deux colonnes, tandis qu’un nuage depoussière annonçait qu’une troisième tournait la ville, et, par lesmarais et la via del Pascone, s’avançait vers le pont de laMadeleine, il sembla qu’une secousse électrique poussait, comme untourbillon, cette foule sur les points menacés.

La colonne française qui suivait le chemind’Aversa était commandée par le général Dufresse, qui remplaçaitMacdonald, lequel, à la suite d’une discussion qu’il avait eue àCapoue avec Championnet, avait donné sa démission, et, pareil à uncheval encore blanc d’écume, écoutait en frissonnant tous cesbruits de trompette et de tambour, forcé qu’il était au repos.

Le général Dufresse avait sous ses ordresHector Caraffa, qui, Coriolan de la Liberté, venait, au nom de lagrande déesse, faire la guerre au despotisme.

La colonne qui s’avançait par Capodichinoétait commandée par Kellermann, ayant sous ses ordres le généralRusca, que celui qui écrit ces lignes a vu tomber, en 1814, ausiège de Soissons, la tête emportée par un boulet de canon.

La colonne qui s’avançait par Poggiorealeétait sous le commandement du général en chef lui-même, lequelavait sous ses ordres les généraux Duhesme et Monnier.

Enfin, celle qui, par les marais et la via delPascone, tournait la ville, marchait conduite par le généralMathieu Maurice et le chef de brigade Broussier.

La colonne la plus avancée dans sa marche,parce qu’elle suivait le plus beau chemin, était celle deChampionnet. Elle appuyait sa droite à la route de Capodichino, quesuivait, comme nous l’avons dit, Kellermann, et sa gauche auxmarais, dans lesquels manœuvrait Mathieu Maurice, mal remis d’uneballe de Fra-Diavolo qui lui avait traversé le côté.

Duhesme, encore pâle de ses deux blessures,mais chez lequel l’ardeur militaire suppléait au sang perdu,commandait l’avant-garde de Championnet. Il avait l’ordre d’enleverde haute lutte tout ce qu’il rencontrerait sur son chemin. Duhesmeétait l’homme de ces coups de main vigoureux qui veulent, avanttout, la décision et le courage.

À un quart de lieue en avant de la porte deCapoue, il rencontra une masse de cinq ou six millelazzaroni ; elle traînait avec elle une batterie de canonsservie par les soldats du général Naselli, qui s’étaient joints àeux.

Duhesme lança Monnier et six cents hommes surcette foule, avec ordre de la percer d’outre en outre à labaïonnette, et de s’emparer des pièces de canon établies sur unepetite hauteur et qui mitraillaient la colonne française par-dessusla tête des lazzaroni.

Contre des troupes régulières, un pareil ordreeût été insensé ; l’ennemi que l’on eût attaqué ainsi n’eût euqu’à s’ouvrir et à faire feu des deux côtés pour détruire en uninstant ses six cents agresseurs. Mais Duhesme ne fit point auxlazzaroni l’honneur de compter avec eux. Monnier partit labaïonnette en avant, et, sans s’inquiéter des coups de fusil, descoups de pistolet et des coups de poignard, il pénétra au milieu dece flot, y disparut, lardant à coups de baïonnette tout ce quiétait à sa portée, le traversa comme un torrent traverse un lac, aumilieu des cris, des hurlements et des imprécations, tandis queDuhesme, impassible à la tête de ses hommes et sous le feu de labatterie, gravissait, toujours au pas de charge et la baïonnette enavant, la colline occupée par l’ennemi, tuait sur leurs pièces tousles artilleurs qui tentaient de résister, abaissait le point demire des pièces et faisait feu sur les lazzaroni avec leurs proprescanons.

En même temps, profitant du désordre que cettedécharge avait jeté au milieu de cette foule, Duhesme fit battre lacharge et marcha sur elle à la baïonnette.

Incapables de se former en colonnes d’attaquepour reprendre la batterie, ou en carrés pour soutenir l’assaut deDuhesme, les lazzaroni s’éparpillèrent dans la plaine, comme unebande d’oiseaux effarouchés.

Sans s’inquiéter davantage de ces six ou huitmille hommes, Duhesme, traînant avec lui les canons qu’il venait deconquérir, marcha sur la porte Capuana.

Mais, à deux cents pas de la place irrégulièrequi s’étend devant la porte Capuana, Duhesme, au commencement de lamontée de Casanuova, trouva un petit pont et, aux deux côtés de cepetit pont, des maisons crénelées, desquelles partit un feu si biendirigé, que les soldats hésitèrent. Monnier vit cette hésitation,s’élança à leur tête en élevant son chapeau au bout de sonsabre ; mais à peine eut-il fait dix pas, qu’il tombadangereusement blessé. Ses officiers et ses soldats s’élancèrentpour le soutenir et le conduire hors du champ de bataille ;mais les lazzaroni firent feu sur cette masse. Trois ou quatreofficiers, huit ou dix soldats tombèrent sur leur généralblessé : le désordre se mit dans les rangs, l’avant-garde fitun pas en arrière.

Les lazzaroni se précipitèrent sur les mortset sur les blessés : sur les blessés pour les achever, sur lesmorts pour les mutiler.

Duhesme vit ce mouvement, appela son aide decamp Ordonneau, lui commanda de prendre deux compagnies degrenadiers, et, à quelque prix que ce fût, de forcer le passage dupont.

C’étaient les vieux soldats de Montebello etde Rivoli : ils avaient forcé, avec Augereau, le pontd’Arcole ; avec Bonaparte, le pont de Rivoli. Ils abaissèrentla baïonnette, s’élancèrent au pas de course, et, à travers unegrêle de balles, chassèrent les lazzaroni devant eux et arrivèrentau sommet de la montée. Le général, les soldats et les officiersblessés étaient sauvés ; mais ils se trouvaient entre undouble feu partant de toutes les fenêtres et de toutes lesterrasses, tandis qu’au milieu de la rue s’élevait, pareille à unetour, une maison à trois étages vomissant la flamme depuis lerez-de-chaussée jusqu’au faîte.

Deux barricades s’élevant à la hauteur dupremier étage avaient été construites de chaque côté de la maisonet interceptaient la rue.

Trois mille lazzaroni défendaient la rue, lamaison, les barricades. Cinq où six mille, éparpillés dans laplaine, se reliaient à ceux-ci par les ruelles et les ouverturesdes jardins.

Ordonneau se trouva en face de la position etla jugea inexpugnable. Cependant, il hésitait à donner l’ordre dela retraite, lorsqu’une balle l’atteignit et le renversa.

Duhesme arrivait, traînant derrière lui lescanons pris le matin aux lazzaroni sous le feu des tirailleurs. Onmit ces pièces en batterie, et, à la troisième volée, la maisonoscilla, fit un craquement terrible, et s’abîma en écrasant dans sachute et ceux qu’elle renfermait, et les défenseurs desbarricades.

Duhesme s’élança à la baïonnette, et, au cride « Vive la république ! » planta le drapeautricolore sur les ruines de la maison.

Mais, pendant ce temps, les lazzaroni avaientétabli une vaste batterie de douze pièces de canon sur une hauteurqui dominait de beaucoup l’amas de pierres au sommet duquelflottait le drapeau ; et les républicains, maîtres des deuxbarricades et des ruines de la maison, furent bientôt couvertsd’une pluie de mitraille.

Duhesme abrita sa colonne derrière les ruineset les barricades, ordonna au 25e régiment de chasseursà cheval de prendre une trentaine d’artilleurs en croupe, detourner la colline, où les douze pièces étaient en batterie, et decharger sur elles par derrière.

Avant que les lazzaroni eussent pu reconnaîtrel’intention des chasseurs, ceux-ci, à travers plaine, sanss’inquiéter des coups de fusil qu’on leur tirait de la route,accomplirent leur demi-cercle ; puis, tout à coup, enfonçantles éperons dans le ventre de leurs chevaux, ils s’élancèrent surla colline, qu’ils gravirent au galop. Au bruit de cet ouragand’hommes qui faisait trembler la terre, les lazzaroni abandonnèrentleurs canons à moitié chargés. De leur côté, arrivés au faîte de lacolline, les artilleurs sautèrent à terre et se mirent à labesogne ; puis, se laissant rouler comme une avalanche sur lapente opposée, les chasseurs se mirent à la poursuite deslazzaroni, qu’ils dispersèrent dans la plaine.

Débarrassé de ces assaillants, Duhesme ordonnaaux sapeurs d’ouvrir un chemin dans la barricade, et, poussant sescanons devant lui, il s’avança, balayant la route, tandis que, duhaut de la colline, les artilleurs républicains faisaient feu surtout groupe qui essayait de se former.

En ce moment, Duhesme entendit battre lacharge derrière lui : il se retourna et vit la 64eet la 73e demi-brigade de ligne, conduites par Thiébaut,qui arrivaient au pas de course et aux cris de « Vive laRépublique ! »

Championnet, entendant la terrible canonnadeengagée, reconnaissant, au nombre et à l’irrégularité des coups defusil, que Duhesme avait affaire à des milliers d’hommes, avait misson cheval au galop en ordonnant à Thiébaut de le suivre aussi viteque possible et de soutenir Duhesme. Thiébaut ne se l’était pasfait dire à deux fois : il était parti et arrivait au pas decourse.

Ils traversèrent le pont, passèrent par-dessusles morts qui jonchaient les rues, franchirent les ouvertures desbarricades et arrivèrent au moment où Duhesme, maître du champ debataille, faisait faire halte à ses soldats harassés.

À cent pas des premiers soldats de Duhesme, sedressait la porte Capuana et ses tours, et deux rangées de maisonsformant faubourg s’avançaient, pour ainsi dire, au-devant desrépublicains.

Tout à coup, et au moment où ceux-ci s’yattendaient le moins, une fusillade terrible partit des terrasseset des fenêtres de ces maisons, tandis que, de la plate-forme de laporte Capuana, deux petites pièces de canon portées à brasvomissaient leur mitraille.

– Ah ! pardieu ! s’écria Thiébaut,je craignais d’être arrivé trop tard. En avant, mes amis !

Ces troupes fraîches, conduites par un desplus braves officiers de l’armée, pénétrèrent dans le faubourg aumilieu d’un double feu. Mais, au lieu de suivre le haut du pavé, ladroite de la colonne suivait le pied des maisons, tirant sur lesfenêtres et les terrasses de gauche, et la colonne de gauchefaisait feu sur les terrasses de droite, tandis que, armés de leurshaches, les sapeurs enfonçaient les maisons.

Alors, les braves de Duhesme, suffisammentreposés, comprirent la manœuvre ordonnée par Thiébaut, et, ens’élançant dans les maisons au fur et à mesure qu’elles étaientéventrées par les sapeurs, ils attaquèrent les lazzaroni corps àcorps, les poursuivant à travers les escaliers, du rez-de-chausséeau premier étage, du premier étage au second, du second étage surles terrasses. On vit alors déborder, dans un combat aérien,lazzaroni et républicains. Les terrasses se couvrirent de feu et defumée, tandis que les fugitifs qui n’avaient pas le temps de gagnerles terrasses, croyant, d’après ce que leur avaient dit leursprêtres et leurs moines, qu’ils n’avaient point de grâce à attendredes Français, sautaient par les fenêtres, se brisaient les jambessur le pavé, ou tombaient sur la pointe des baïonnettes.

Toutes les maisons du faubourg furent ainsiprises et évacuées ; puis, comme la nuit était venue, qu’ilétait trop tard pour attaquer la porte Capuana, et que l’oncraignait quelque surprise, les sapeurs reçurent l’ordred’incendier les maisons, et le corps de Championnet prit positiondevant la porte, qu’il devait attaquer le lendemain, et dont il futbientôt séparé par un double rideau de flammes.

Championnet arriva sur ces entrefaites,embrassa Duhesme, et, pour récompenser Thiébaut de ses bellesactions oubliées et du magnifique mouvement offensif qu’il venaitd’accomplir :

– En face de la porte Capuana, que tu prendrasdemain, lui dit-il, je te nomme adjudant général.

– Eh bien, dit Duhesme, enchanté de cetterécompense accordée à un brave officier pour lequel il avait laplus grande estime, voilà ce qui s’appelle arriver à un beau gradeet par une belle porte !

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