La San-Felice – Tome III

XCIII – SAINT JANVIER ET VIRGILE

À peine Championnet eut-il vu disparaîtreMichele, Salvato et la compagnie française, au coin de la stradadell’Orticello, qu’il lui vint à l’esprit une de ces idées que l’onpeut appeler une illumination. Il pensa que le meilleur moyen derompre les rangs des lazzaroni qui s’obstinaient à combattreencore, et de faire cesser le pillage individuel, était de livrerle palais du roi à un pillage général.

Il s’empressa de communiquer cette idée àquelques-uns des lazzaroni prisonniers, auxquels on rendit laliberté, à la condition qu’ils retourneraient vers les leurs etleur feraient part du projet comme venant d’eux. C’était unemanière de s’indemniser eux-mêmes de la fatigue qu’ils avaientprise et du sang qu’ils avaient perdu.

La communication eut tout le succès qu’enattendait le général en chef. Les plus acharnés, voyant la villeaux trois quarts prise, avaient perdu l’espoir de vaincre, ettrouvaient, par conséquent, plus avantageux de se mettre à pillerque de continuer à combattre.

En effet, à peine cette espèce d’autorisationde piller le château fut-elle connue des lazzaroni, auxquels on nelaissa point ignorer qu’elle venait du général français, que toutecette multitude se débanda, se ruant à travers la rue de Tolède età travers la rue des Tribunaux vers le palais royal, entraînantavec elle les femmes et les enfants, renversant les sentinelles,brisant les portes et inondant comme un flot les trois étages dupalais.

En moins de trois heures, tout fut emporté,jusqu’au plomb des fenêtres.

Pagliuccella, que Michele avait vainementcherché sur le largo delle Pigne pour lui faire partager sa bonnefortune, s’était, un des premiers, empressé de se précipiter versle château et de le visiter, avec une curiosité qui n’avait pas étésans fruit, de la cave au grenier, et de la façade qui donne surl’église San-Ferdinand à celle qui donne sur la Darsena.

Fra Pacifico, au contraire, voyant tout perdu,avait méprisé l’indemnité offerte à son courage humilié ; et,avec un désintéressement qui faisait honneur aux anciennes leçonsde discipline reçues sur la frégate de son amiral, il avait, pas àpas et à la manière du lion, c’est-à-dire en faisant face àl’ennemi, battu en retraite dans son couvent par l’Infrascata et lasalita dei Capuccini ; puis, la porte de son couvent refermée,il avait mis son âne à l’écurie, son bâton dans le bûcher, ets’était mêlé aux autres frères qui chantaient dans l’église leDies iræ, dies illa.

Eût été bien malin celui qui eût été chercherlà et qui y eût reconnu, sous son froc, un des chefs des lazzaroniqui avaient combattu pendant trois jours.

Nicolino Caracciolo, du haut des remparts duchâteau Saint-Elme, avait suivi toutes les phases du combat du 21,du 22 et du 23, et nous avons vu qu’au moment où il avait pu veniren aide aux Français, il n’avait pas manqué à ses engagementsvis-à-vis d’eux.

Son étonnement fut grand lorsqu’il vit, sansque personne songeât à les poursuivre, les lazzaroni abandonnerleurs postes, et, sans quitter leurs armes, avec les apparencesd’une déroute, non point rétrograder vers le palais royal, mais aucontraire se ruer dessus.

Au bout d’un instant, tout lui fut expliqué. Àla manière dont ils culbutaient les sentinelles, dont ilsenvahissaient les portes, dont ils reparaissaient aux fenêtres detous les étages, dont ils dégorgeaient sur les balcons, il compritque les combattants, dans un moment de trêve, pour ne pas perdreleur temps, s’étaient faits pillards ; et, comme il ignoraitque ce fût à l’instigation du général français que le pillage étaitorganisé, il envoya à toute cette canaille trois coups de canon àboulet, qui tuèrent dix-sept personnes, parmi lesquelles un prêtre,et qui cassèrent la jambe au géant de marbre, ancienne statue deJupiter Stator, qui décorait la place du Palais.

Veut-on savoir à quel point l’amour du pillages’était emparé de la multitude, et s’était substitué chez elle àtout autre sentiment ? Nous citerons deux faits pris entremille ; ils donneront une idée de la mobilité d’esprit de cepeuple, qui venait de faire des prodiges de valeur pour défendreson roi.

Au milieu de toute cette foule, acharnée aupillage, l’aide de camp Villeneuve, qui continuait de tenir leChâteau-Neuf, envoya un lieutenant à la tête d’une patrouille d’unecinquantaine d’hommes, avec ordre de remonter Tolède jusqu’à cequ’il eût pris langue avec les avant-postes français. Le lieutenanteut soin de se faire précéder par quelques lazzaroni patriotes,criant : « Vivent les Français ! vive laliberté ! » À ces cris, un marinier de Sainte-Lucie,bourbonien enragé, – les mariniers de Sainte-Lucie sont encorebourboniens aujourd’hui, – un marinier de Sainte-Lucie,disons-nous, se mit à crier, lui : « Vive leroi ! » Comme ce cri pouvait avoir un écho et servir designal à l’égorgement de toute la patrouille, le lieutenant saisitle marinier au collet, et, le maintenant au bout de son bras,cria : « Feu ! »

Le marinier tomba fusillé au milieu de lafoule, sans que la foule, préoccupée maintenant d’autres intérêts,songeât à le défendre et à le venger.

Le second exemple fut celui d’un domestique dupalais qui, ayant eu l’imprudence de sortir avec une livréegalonnée d’or, vit le peuple mettre sa livrée en morceaux pour enarracher l’or, quoique cette livrée fût celle du roi.

Au même moment où on laissait le serviteur duroi Ferdinand en chemise pour lui arracher les galons de sa livrée,Kellermann, qui était descendu avec un détachement de deux ou troiscents hommes, du côté de Mergellina, remontait, par Sainte-Lucie,sur la place du château.

Mais, avant d’arriver là, il avait fait unehalte à l’église de Santa-Maria di Porto-Salvo, et avait faitdemander don Michelangelo Ciccone.

C’était, on se le rappelle, ce même prêtrepatriote que Cirillo avait envoyé chercher pour conférer lesderniers sacrements au sbire blessé par Salvato dans la nuit du 22au 23 septembre, sbire qui, le 23 septembre, au matin, expira dansla maison où il avait été transporté, à l’angle de la fontaine duLion.

Kellermann était porteur d’un billet deCirillo qui faisait appel au patriotisme du digne prêtre etl’invitait à se rallier aux Français.

Don Michelangelo Ciccone n’avait pas hésité uninstant : il avait suivi Kellermann.

À midi, les lazzaroni avaient déposé lesarmes, et Championnet, vainqueur, parcourait la ville. Lesnégociants, les bourgeois, toute la partie tranquille de lapopulation qui n’avait pas pris part à la lutte, n’entendant plusni coups de fusil, ni cris de mort, commencèrent alors d’ouvrirtimidement les portes et les fenêtres des magasins et des maisons.La première vue du général était déjà une promesse desécurité ; car il était entouré d’hommes que leur talent, leurscience et leur courage avaient faits la vénération de Naples.C’étaient les Baffi, les Poerio, les Pagano, les Cuoco, lesLogoteta, les Carlo Lambert, les Bassal, les Fasulo, les Maliterno,les Rocca-Romana, les Ettore Caraffa, les Cirillo, les Manthonnet,les Schipani. Le jour de la rémunération était enfin arrivé pourtous ces hommes qui avaient passé du despotisme à la persécution,et qui passaient de la persécution à la liberté. Le général, alors,au fur et à mesure qu’il voyait une porte s’ouvrir, s’approchait decette porte, et, dans leur propre langue, essayait de rassurer ceuxqui se hasardaient sur le seuil, leur disant que tout était fini,qu’il venait leur apporter la paix et non la guerre, et substituerla liberté à la tyrannie. Alors, en jetant les yeux sur la routeque le général avait suivie, en voyant le calme régner là où, uninstant auparavant, Français et lazzaroni s’égorgeaient, lesNapolitains se rassuraient en effet, et toute cette populationdi mezzo ceto, c’est-à-dire de la bourgeoisie, qui fait laforce et la richesse de Naples, la cocarde tricolore à l’oreille,criant : « Vivent les Français ! vive laliberté ! vive la République ! » commença de serépandre gaiement dans les rues, agitant des mouchoirs, et, au furet à mesure qu’elle se tranquillisait, se laissant emporter à cettejoie ardente qui s’empare de ceux qui, déjà plongés dans l’abîmeténébreux de la mort, se retrouvent tout à coup et comme parmiracle rendus au jour, à la lumière et à la vie.

Et, en effet, si les Français eussent tardé devingt-quatre heures encore à entrer à Naples, qui peut dire cequ’il fût resté de maisons debout et de patriotesvivants ?

À deux heures de l’après-midi, Rocca-Romana etMaliterno, confirmés dans leur grade de chefs du peuple, rendirentun édit pour l’ouverture des boutiques.

Cet édit portait la date de l’anIer et du deuxième jour de la républiqueparthénopéenne.

Championnet avait vu avec inquiétude que labourgeoisie et la noblesse seules s’étaient réunies à lui et que lepeuple se tenait à l’écart. Alors, il résolut de frapper lelendemain un grand coup.

Il savait parfaitement que, s’il pouvait fairepasser saint Janvier dans son camp, le peuple suivrait saintJanvier partout où il irait.

Il envoya un message à Salvato. Salvato, quigardait la cathédrale, c’est-à-dire le point le plus important deNaples, avait reçu la consigne de ne point quitter son poste sansêtre réclamé par un ordre émané directement du général.

Le message envoyé à Salvato ordonnait àcelui-ci de s’aboucher avec les chanoines, et de les inviter àexposer, le lendemain, la sainte ampoule à la vénération publique,dans l’espérance que saint Janvier, auquel les Français avaient laplus grande dévotion, daignerait faire ses miracles en leurfaveur.

Les chanoines se trouvaient entre deuxfeux.

Si saint Janvier faisait son miracle, ilsétaient compromis vis-à-vis de la cour.

S’il ne le faisait pas, ils s’exposaient à lacolère du général français.

Ils trouvèrent un biais et répondirent que cen’était point l’époque où saint Janvier avait l’habitude de faireson miracle, et qu’ils doutaient fort que l’illustre bienheureuxconsentît, même pour les Français, à changer sa datehabituelle.

Salvato transmit, par Michele, la réponse deschanoines à Championnet.

Mais, à son tour, Championnet répondit quec’était l’affaire du saint et non la leur ; qu’ils n’avaientpoint à préjuger des bonnes ou des mauvaises intentions de saintJanvier, et qu’il connaissait, lui, une certaine prière à laquelleil espérait que saint Janvier ne demeurerait pas insensible.

Les chanoines répondirent que, puisqueChampionnet le voulait absolument, ils exposeraient les ampoules,mais que, de leur côté, ils ne répondaient de rien.

À peine Championnet eut-il cette certitude,qu’il fit annoncer par toute la ville la nouvelle que les saintesampoules seraient exposées le lendemain, et qu’à dix heures etdemie précises du matin, la liquéfaction du précieux sang auraitlieu.

C’était une nouvelle étrange et tout à faitincroyable pour les Napolitains. Saint Janvier n’avait rien faitqui motivât de sa part une suspicion de partialité en faveur desFrançais. Depuis quelque temps, au contraire, il s’était montrécapricieux jusqu’à la manie. Ainsi, au moment de son départ pour lacampagne de Rome, le roi Ferdinand s’était personnellement présentéà la cathédrale pour demander à saint Janvier son secours et saprotection, et saint Janvier, malgré son instante prière, lui avaitobstinément refusé la liquéfaction de son sang ; ce qui avaitfait prévoir une défaite à un grand nombre de personnes.

Or, si saint Janvier faisait pour les Françaisce qu’il avait refusé au roi de Naples, c’est que saint Janvieravait changé d’opinion, c’est que saint Janvier s’était faitjacobin.

À quatre heures du soir, Championnet, voyantla tranquillité rétablie, monta à cheval et se fit conduire autombeau d’un autre patron de Naples, pour lequel il avait une bienplus grande vénération que pour saint Janvier. Ce tombeau étaitcelui de Publius Virgilius Maro, ou, du moins, celui dont lesruines ont, disent les archéologues, renfermé les cendres del’auteur de l’Énéide.

Tout le monde sait qu’à son retour d’Athènes,d’où le ramenait Auguste, Virgile mourut à Brindes, et que sescendres revirent ce Pausilippe qu’il avait tant aimé, et d’où ilpouvait embrasser tous les lieux immortalisés par lui dans sonsixième livre de l’Énéide.

Championnet descendit de cheval au monumentélevé par Sannazar, et monta la pente rapide et escarpée quiconduit à la petite rotonde que l’on montre au voyageur comme lecolumbariun où fut déposée l’urne du poëte. Dans le centre dumonument poussait un laurier sauvage que la tradition donnait commeétant immortel. Championnet en brisa une branche, qu’il passa dansla ganse de son chapeau, ne permettant à ceux qui l’accompagnaientd’en prendre qu’une feuille chacun, de peur qu’une récolte plusconsidérable ne fit tort à l’arbre d’Apollon, et que la vénérationne correspondit, par son résultat, à l’impiété.

Puis, lorsqu’il eut rêvé pendant quelquesinstants sur ces pierres sacrées, il demanda un crayon, et,déchirant une page de son portefeuille, il rédigea le décretsuivant, qui fut envoyé le même soir à l’imprimerie, et qui parutle lendemain matin.

« Championnet, général en chef,

» Considérant que le premier devoir d’unerépublique est d’honorer la mémoire des grands hommes, et depousser ainsi les citoyens vers l’émulation, en mettant sous leursyeux la gloire qui suit jusque dans la tombe les génies sublimes detous les pays et de tous les temps,

» Avons décrété ce qui suit :

» 1° Il sera élevé à Virgile un tombeauen marbre au lieu même où se trouve sa tombe, près de la grotte dePouzzoles.

» 2° Le ministre de l’intérieur ouvriraun concours dans lequel seront admis tous les projets de monumentque les artistes voudront présenter. Sa durée sera de vingtjours.

» Cette période expirée, une commissioncomposée de trois membres, nommée par le ministre de l’intérieur,choisira, parmi les projets qui auront été présentés, celui quisemblera le meilleur, et la curie élèvera le monument, dontl’érection sera confiée à celui dont le projet aura été adopté.

» Le ministre de l’intérieur est chargéde l’exécution de la présente ordonnance.

» CHAMPIONNET. »

Il est curieux que les deux monuments décrétésà Virgile, l’un à Mantoue, l’autre à Naples, aient été décrétés pardeux généraux français : celui de Mantoue par Miollis ;celui de Naples par Championnet.

Après soixante-cinq ans, la première pierre decelui de Naples n’est point encore posée.

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