CHAPITRE II – PETIT DADD DEVIENTPSYCHOLOGUE
Le bar de l’Alliance, dans la petite ville dePalmarejo, était dirigé, depuis plusieurs années, par l’honorableWalker Clapton, un ancien ouvrier brasseur d’origine anglaise, quiétait en train de faire une grosse fortune avec les travailleursdes mines d’argent qui appréciaient tout particulièrement sonwhisky et son gin des meilleures marques anglaises etaméricaines.
Mr Clapton était un gros hommeathlétique, la face congestionnée et apoplectique. Il étaiténorme ; ses joues arrivaient presque à cacher son nez, sesyeux très petits et assez vifs disparaissaient sous la graisseenvahissante. Son front était très peu développé, en revanche ilavait quatre mentons et ses lèvres lippues, d’une riche couleurvermeille encadraient des dents d’une blancheur éclatante.
Le ventre de Mr Clapton avait pris unetelle importance, que son propriétaire – ainsi qu’il en convenaitlui-même avec un bon rire – était dans l’impossibilité, quand ilbaissait les yeux, d’apercevoir ses pieds, pourtant très développéset chaussés de solides brodequins presque aussi vastes que deschaloupes.
Mr Clapton était fier de sa santé etaussi de son appétit. Après avoir déjeuné copieusement, ilabsorbait une douzaine de grogs, tout en jouant au bridge avec sesclients. Vers quatre heures, il mangeait une demi-livre de jambonavec des tartines beurrées pour se faire bonne bouche, en attendantle repas du soir.
Cette collation était suivie de quelquesverres de porto et de vin d’ananas dont Mr Clapton se montraitparticulièrement friand.
Nous n’essayerons pas de décrire le dîner decet ogre qui engloutissait nonchalamment des gigots entiers, desmontagnes de boîtes de conserve, des corbeilles de fruits etgénéralement toutes les choses mangeables qui tombaient sous samain à cette heure de la journée.
Une fois, à la suite d’un pari, il avaitdévoré un veau entier accommodé à différentes sauces, et il n’avaitpas eu d’indigestion. En cette occasion, il avait même eu lacoquetterie de réclamer des desserts quand la dernière escalopeavait disparu dans sa panse gargantuesque.
Il n’est pas besoin de dire qu’un tel hommeétait extrêmement populaire. Il était adoré des mineurs. C’était àqui viendrait lui taper sur le ventre et lui offrir un grog. Lestapes et le grog, Mr Clapton les acceptait avec unebienveillance dédaigneuse.
D’ailleurs il n’avait pas son pareil pourlancer à une grande distance sur le pavé les ivrognes et lesmauvais payeurs. Ses biceps étaient justement redoutés.
– Moi, déclarait-il, je ne comprends pasun barman qui est obligé d’avoir un browning ou d’autres engins dece genre. S’il est forcé d’avoir recours à de pareils outils, onpeut être sûr que c’est un pauvre sire qui ne réussira jamais dansla partie. Voilà avec quoi il faut sortir le client !
Et il étalait fièrement ses poings énormes,aussi vastes, aussi dodus et aussi roses que des épaules demouton.
Très violent, très coléreux, le patron du barde l’Alliance, n’était pas un méchant homme. Il faisait facilementcrédit à ceux qui savaient lui adresser à propos quelquescompliments sur sa force musculaire. Mais s’il s’apercevait qu’onessayait de le rouler, il devenait terrible, mieux eût valu avoiraffaire à un lion ou à un taureau furieux.
Le bar de l’Alliance était relativementluxueux, c’était le plus beau de la ville. En face du comptoird’étain, si bien frotté qu’il étincelait comme de l’argent,s’alignaient de hauts tabourets d’acajou, sur lesquels se hissaientles consommateurs de marque, les clients sérieux, les vieuxhabitués de l’établissement.
À l’extrémité de ce comptoir se dressait unegrande urne de cristal où nageaient des poissons rouges. C’étaitune pièce monumentale. Clapton, quand il était un peu gris,affirmait que son urne avait été volée dans un musée français etqu’autrefois elle servait à donner à boire au cheval du roi. Dequel roi ? il eût été bien embarrassé de le dire.
Quand il était à jeun, il affirmait – plusmodestement – que le fameux bocal avait figuré à l’exposition deChicago où il l’avait payé cinquante dollars…
Quoi qu’il en soit, l’urne était une desgloires du bar de l’Alliance ; un soir, à l’occasion del’anniversaire de l’indépendance du Mexique, Clapton avait faitfrire les poissons rouges et rempli son urne de whisky-soda et toutle monde, pendant une heure, avait eu le droit de s’abreuver,gratuitement.
Cette magnificence l’avait d’ailleurs rendufameux dans le voisinage et augmenté d’autant sa clientèle.
Il était près de minuit. Mrs Clapton,aussi maigre et aussi pâle que son mari était sanguin etventripotent, aussi effacée et silencieuse, qu’il était loquace etbruyant, était en train d’essuyer le fameux comptoir d’étain, quandplusieurs mineurs en goguette entrèrent dans l’établissement.
Le patron leur exprima sa sympathie, en leurbroyant les doigts comme aurait pu le faire avec ses pinces unhomard de forte taille, si jamais les homards s’étaient avisés dedonner des shake-hand à leurs camarades.
Les mineurs, en revanche, tapèrent en cadencesur la bedaine de Mr Clapton. C’était une plaisanteriepermise. Le barman eût été désolé que personne ne constatât d’unefaçon palpable son magnifique embonpoint.
Les mineurs prirent un ou deux gobelets dewhisky assez sagement. Le patron paya une seconde tournée, on parlades affaires du pays.
Pendant cette conversation, un drôle de petitjeune homme, assez mal habillé, entra tout doucement et s’assitdans un coin en commandant à la patronne un verre de gin, avec unpetit sourire qui lui gagna du premier coup le cœur de l’excellentedame.
– Vous avez l’air bien faible pour letravail des mines ? dit-elle avec un certain intérêt.
– Je ne suis pas un simple mineur,répondit l’adolescent avec un peu de fatuité. Il ne faut pas jugerles gens sur la « mine ». J’ai quelques milliers dedollars à la banque de Mexico.
« Et, ajouta-t-il en baissant la voix, sije viens ici, c’est pour acquérir des terrains argentifères dont onm’a dit merveille.
– Mon pauvre monsieur, répliquaMrs Clapton dont la physionomie exprima une pitié sincère,vous ne pouvez pas vous imaginer combien on est volé auMexique !
– Moi, on ne me roule pas ! fit lejeune homme en se plaçant les deux mains sur les hanches, d’un airde défi.
– Vous m’avez l’air d’un brave gentleman,dit Mrs Clapton après avoir regardé prudemment autourd’elle.
« Voulez-vous que je vous donne un bonconseil ? N’achetez rien dans ce maudit pays. Les mines quiproduisent quelque chose sont depuis longtemps vendues à desmilliardaires américains. Ce qui reste en fait de concession nevaut pas la peine qu’on s’en occupe.
Mrs Clapton devenait presque maternelle.« Si vous m’en croyez, ajouta-t-elle en baissant la voix,reprenez le train pour Mexico. Si vous saviez ce que j’en ai vu deces pauvres jeunes gens qui arrivaient ici pour faire fortune etqui repartaient sans sou ni maille, avec les fièvres ou une jambecassée !
– Je vous parie bien qu’à moi celan’arrivera pas ! murmura l’adolescent avec une réelleconviction.
– Je vous le souhaite, mais je nel’espère pas beaucoup. Voulez-vous que je vous dise, il n’y a qu’unseul commerce qui réussit par ici.
– Et lequel ?
– Celui de mon mari, dit Mrs Claptonen baissant la voix.
Le jeune homme eut un geste de surprise etd’admiration.
– Je crois vraiment, dit-il d’un tonconvaincu, que vous êtes une brave et excellente dame, et je vouspromets de suivre vos conseils. Donnez-moi un autre verre de ginand soda, celui-ci était délicieux.
Pendant que Mrs Clapton s’empressait deservir ce jeune client si raisonnable et si sympathique, un autrepersonnage entrait à grand fracas dans le bar. Il paraissait àmoitié ivre. Ce fut avec une peine inouïe qu’il se percha sur undes hauts tabourets qui se trouvaient en face du comptoir.
– Maintenant ça va bien, beugla-t-il.Patron, donnez-moi ce que vous avez de meilleur dans votre boîte.Une bouteille de vrai champagne, par exemple !
– Mon garçon, répondit prudemmentMr Clapton, une bouteille de champagne, ça vaut son prix.
– Je m’en fiche, ça m’est égal.
– Tu as de l’argent ? demandaClapton, auquel le costume plus que négligé du nouveau venun’inspirait qu’une médiocre confiance.
– Bien sûr, que j’en ai, allonsdépêchez-vous de me servir. Puis en y réfléchissant, je ne prendraipas de champagne. Donnez-moi un whisky, tout ce que vous avez demeilleur.
Le whisky fut apporté et vidé d’un trait parl’ivrogne qui devenait d’instant en instant plus exigeant et plustapageur.
L’urne aux poissons rouges parut attirervivement son attention. À la grande indignation de Mr et deMrs Clapton, il offrit de parier cinq dollars qu’ilatteindrait un des poissons rouges à vingt-cinq pas, et il tira desa poche un browning d’un énorme calibre dans lequel nos lecteurseussent reconnu la mitrailleuse du Herr Doktor von Hagenbach.
– Pas de blagues, hein ! s’écriaClapton alarmé. Je te défends de tirer sur mes poissons !Rentre ton revolver ou je te tords le cou.
– Et si ça m’amuse, moi ? repartitl’ivrogne avec un rire stupide.
Avant que le barman eût pu s’y opposer, ilavait envoyé une balle au centre même du fameux vase.
Il y eut un fracas de verre cassé. Lespoissons rouges se débattaient à terre au milieu des débris del’urne.
Devant ce lamentable spectacle, Clapton futfrappé d’un tel saisissement qu’il demeura incapable pendantquelques secondes de prononcer une seule parole.
Un silence gros de catastrophes planait dansl’enceinte du bar. L’ivrogne, sans doute dégrisé par la réalisationmême de son exploit, regardait piteusement à terre.
À la surprise avait succédé chez Clapton uneeffroyable colère. Les yeux lui sortaient de la tête et son visages’était violacé.
Il saisit au collet l’auteur du désastre et lesecoua brutalement.
– Tu ne sais pas, coquin, hurla-t-il, quetu viens de casser un vase qui vaut plus de cinquantedollars ! Il n’y en avait pas un aussi beau dans le pays à dixmilles à la ronde ! Tu vas commencer par me le payer.
– Je n’ai pas d’argent, fit l’homme d’unair navré.
– Ah tu n’as pas d’argent, répéta letavernier d’un ton menaçant. Va-nu-pieds, escroc, bandit ! Jevais te rompre les os !
– Il vaudrait mieux aller chercher lapolice, conseilla un des mineurs.
Le jeune consommateur qui buvait un verre degin, seul à une table, s’était levé brusquement et s’étaitrapproché du groupe dont Clapton et son bizarre client occupaientle centre.
– Il n’y a pas besoin d’aller chercher lapolice, fit-il. À votre place, je commencerais par le fouiller.
– Parbleu ! le conseil estbon ! s’écria Clapton, je n’y avais pas pensé.
Tournant et retournant l’ivrogne entre sesgrosses pattes, à peu près de la même façon qu’un chat retourne unesouris, il explora les haillons du malheureux, et il en tiratriomphalement un portefeuille.
– Ah ! l’escroc, vous voyez bienqu’il voulait me voler, il en a de l’argent ! et il brandit unbank-note de mille dollars qu’il venait d’extraire d’un descompartiments.
Cette découverte avait un peu calmé la fureurdu tavernier.
– Moi je ne suis pas un malhonnête homme,déclara-t-il. Je vais prendre sur ce billet juste ce qui m’est dûet envoyer ce triste sire se faire pendre ailleurs.
– Vous avez vraiment trop de bonté, ditle jeune homme qui avait donné le conseil de fouiller ledélinquant.
– Je suis comme je suis, je vous garantisque l’affaire va être vivement liquidée. Je compte cinquantedollars pour l’urne, cinq dollars pour les poissons et lewhisky.
« Voilà par conséquent, neuf centquarante-cinq dollars, ajouta-t-il, en fourrant la somme qu’ilvenait de prendre dans son tiroir-caisse dans le portefeuille, d’oùil avait retiré le bank-note.
« Maintenant, si j’ai un conseil à tedonner, c’est de ne jamais remettre les pieds chez moi !
Après cette recommandation, il conduisit sonvoleur jusqu’à la porte, qu’il ouvrit toute grande et le poussarudement dans la rue, non sans l’avoir gratifié, en guise d’adieu,d’un vigoureux coup de pied dans la partie postérieure de sonindividu.
Mr Clapton exultait, chacun le félicitahautement de sa sagesse, de sa prudence et de la modération qu’ilavait montrées en châtiant ce mauvais drôle, qui avait laprétention de boire sans payer et qui démolissait les œuvres d’artà coups de browning, comme aux époques les plus néfastes desrévolutions mexicaines.
L’honnête tavernier eût été fort surpris, s’ileût pu voir que son ivrogne, sitôt qu’il avait été dans la rue,avait brusquement recouvré son équilibre et son sang-froid ets’était mis à courir à toutes jambes comme s’il eût eu hâte demettre la plus grande distance possible entre lui et le bar del’Alliance.
Le triste individu, dans lequel on a sansdoute reconnu Toby Groggan, courut d’une haleine jusqu’à la garequi était située à une certaine distance de la ville. Il y futbientôt rejoint par Petit Dadd, qui avait joué avec tant d’à-proposle rôle de donneur de bons conseils.
Les deux coquins s’égayèrent sans vergogne auxdépens de l’infortuné Clapton.
– Il est capable d’avoir un coup de sangquand il constatera que le billet ne vaut rien, déclara Petit Daddavec cynisme.
– J’ai reçu un coup de pied quelque part,grommela Toby, mais je ne le regrette pas. J’en recevrais encore undeuxième et même un troisième au même prix.
– Nous voilà en fonds, c’est l’essentielmais je crois qu’il ne serait pas prudent de moisir ici.
– Tu as raison, je suis sûr que sij’avais le malheur de retomber entre les grosses pattes deMr Clapton, il me tordrait le cou sans miséricorde.
– Dame, mets-toi à sa place. Notre petitecombinaison était assez ingénieuse, mais avoue qu’elle n’était pashonnête.
Après une courte discussion, Dadd et Tobyjugèrent qu’il serait plus prudent de ne pas prendre le train à lastation, mais de s’éloigner pédestrement de la ville en longeant lavoie du chemin de fer.
Le temps était doux, ils étaient contents deleur journée. Ils envisageaient l’avenir sans inquiétude et danscet état d’esprit, une petite promenade au clair de lune n’avaitrien pour leur déplaire.