CHAPITRE II – UNE MATINÉE DEPRINTEMPS
Le couvert était mis pour quatre personnesdans la salle à manger d’une des plus luxueuses villas deVille-d’Avray.
Par la fenêtre grande ouverte on apercevait lejardin qu’égayait un clair soleil de printemps, et qu’embaumaientdes massifs de lilas blancs ; les acacias et lesboules-de-neige commençaient à fleurir, les pâquerettes, lesprimevères, les crocus et les violettes entrouvraient leurscorolles, sous l’herbe touffue des pelouses, et l’horizon étaitbordé de toutes parts, par les masses profondes des bois deSaint-Cloud, de Sèvres et de Chaville, déjà parés d’une tendreverdure.
Au milieu d’une allée, une jeune fille,simplement vêtue d’une robe de linon blanc, s’amusait à jeter desgraines à toutes sortes de petits oiseaux, si familiers avec elle,que quelques-uns se perchaient sur son épaule.
Une cloche tinta.
Moineaux et ramiers s’envolèrent dans unfroufroutement d’ailes, en même temps qu’un jeune homme aux allurespleines de distinction, criait gaiement de la fenêtre.
– À table Elsie ! On n’attend plusque vous.
La jeune fille jeta d’un seul coup la poignéede graines qui lui restait encore, et courut, en riant, vers lasalle à manger étincelante de cristaux de mille couleurs, et paréede tant de bouquets de fleurs, que l’on eût dit un reposoir.
Miss Elsie prit place à côté de son fiancé,Mr Todd Marvel, pendant que le tuteur de la jeune fille, lebanquier Rabington, s’asseyait à sa droite et que le CanadienFloridor s’installait à sa gauche.
– Je crois, ma chère Elsie, dit tout àcoup le banquier, que votre séjour en France vous a fait le plusgrand bien.
« Jamais je ne vous ai vu d’aussifraîches couleurs, et des yeux aussi brillants.
– Vous savez que je n’aime pas lesflatteries, murmura la jeune fille en rougissant.
– Ce n’est pas une flatterie, répliquaTodd Marvel, il faut bien dire la vérité.
La jeune fille eut pour son fiancé un regard àla fois tendre et timide.
– Mon cher Todd, reprit-elle, je vousserai toujours reconnaissante de m’avoir trouvé ce coin verdoyantet paisible, où j’ai pu, enfin, recouvrer complètement lasanté.
« Jamais je ne me suis sentie si heureuseet si tranquille.
« La seule pensée de me trouver àquelques milliers de lieues des usines et des palais, des banditset des détectives, me procure un véritable bonheur.
– Restons ici pour toujours, ditgravement le milliardaire.
– Ce n’est pas possible, hélas !vous êtes trop riche.
« Vous vous lasseriez bien vite de cettepaisible existence de rentier français, sans grandes ambitions,mais aussi sans angoisses, et sans soucis.
« Ce qu’il vous faut à vous, ce sont lesentreprises grandioses et difficiles, les batailles implacablescontre la nature et contre les hommes.
– Je ne sais si ce que vous dites estvrai, murmura Todd Marvel, devenu pensif.
« Jusqu’ici j’ai beaucoup lutté, beaucouptravaillé, beaucoup peiné. Mais le bonheur paisible que vousdépeignez si bien est vraiment fait pour me tenter.
« C’est vous qui avez raison, et je feraice que vous voudrez.
Elsie remercia son fiancé par le plus doux deses sourires, et lui pressa furtivement la main, sans êtreremarquée des deux autres convives, tout occupés à se servir desuperbes truites que le Noir Peter David venait d’apporter.
– Quelle journée radieuse ! s’écriaà son tour le Canadien, en montrant dans le fond du parc uneantique fontaine que soutenaient deux Tritons de pierre, à la barbemoussue.
« Ces belles eaux jaillissantes, ce cield’un bleu si tendre à peine pommelé de petits nuages blancs, toutcela donne envie de vivre !
– Dans sa simplicité, dit à son tour lebanquier, ce menu lui-même, est tout un poème printanier.
« Après ces belles truites tachetées derose, qui font penser aux torrents écumeux des montagnes, j’attendsles asperges nouvelles, les côtelettes d’agneau, escortées depetits pois, sans préjudice de l’omelette aux œufs de faisan,délicatement truffée.
« Enfin, je crois qu’au dessert, nousaurons des fraises, les premières.
« Je ne dis rien de ces jolis vins deTouraine et de Bourgogne qui n’arrivent plus, hélas ! enAmérique.
Ici le banquier poussa un gros soupir, et seversa un grand verre de Beaune.
Floridor ne disait rien, mais il opinait dubonnet, mangeait comme un tigre affamé, et buvait d’autant.
On était arrivé au dessert. Mr Rabington,si vaste que fût son appétit, était enfin rassasié.
– Avez-vous du nouveau pour votreaffaire ? demanda-t-il brusquement.
Elsie et Todd Marvel échangèrent un regard decontrariété.
Le visage du milliardaire se rembrunit.
– Je n’ai jusqu’ici rien de bienconcluant, répondit-il avec hésitation, mais je dois précisémentpasser cet après-midi chez mon homme d’affaires, et j’auraipeut-être ce soir, de nouveaux renseignements.
– Je crois qu’on se moque de nous,grommela le Canadien d’un ton bourru.
La question du banquier avait jeté unfroid ; le beau visage d’Elsie elle-même était devenu grave,et le repas commencé si gaiement, menaçait de se terminer presqued’une façon morose.
Chacun des convives songeait à part soi àcette enquête, si importante pour Todd Marvel, et qui, malgré tousles efforts de celui-ci, depuis un mois qu’il était en France,n’avait encore abouti à rien.
Cependant, d’un commun accord, chacun écartace sujet de conversation, et lorsque le Noir Peter David apporta lecafé, la causerie était redevenue aussi brillante, aussi animée,aussi insouciante, en apparence, qu’au commencement dudéjeuner.
– Je suis, vous le savez, obligé d’allerà Paris, dit le milliardaire en se levant de table, et vous, Elsie,qu’allez-vous faire, cet après-midi ?
– J’ai vu dans le bois de très jolis iriset des jacinthes, qui sont prêtes à fleurir.
« J’ai vu aussi des fougères.
« Je compte emmener avec moi mon tuteuret Betty, pour m’aider à déterrer toutes ces plantes et à lesrepiquer dans notre jardin.
– Je vous accompagnerai, si cela vousfait plaisir, grommela le banquier. Mais vous en auriez biendavantage pour quelques sous, et de plus belles.
– Ce ne seraient pas les mêmes.
« Il y a une grande différence pour moi,entre les fleurs qu’on peut avoir pour de l’argent, et celles qu’ona plantées soi-même.
Un quart d’heure plus tard, Elsie, coifféed’un vaste chapeau de paille qui la rendait encore plus jolie,partait en expédition, accompagnée de Betty qui portait une petitebêche et du banquier qui, faisant contre mauvaise fortune bon cœur,s’était armé d’un panier, destiné à contenir les précieusesracines.
Ils venaient à peine de franchir les grillesdu parc, lorsqu’ils furent rejoints par Virginia, qui accouraittout essoufflée, en brandissant un sécateur, destiné, dans l’idéede la petite négresse, à couper les lianes, comme elle l’avait vufaire, étant enfant, dans les forêts de la Louisiane.
Elle avait appris que Miss Elsie allait à lapromenade, et elle avait pris tout juste le temps de revêtir uncostume tailleur du plus beau rouge, et de se coiffer d’un grandchapeau vert pour accompagner sa bienfaitrice.
Virginia n’avait pas encore pu prendre passagepour Libéria.
Le paquebot qui s’y rendait directement nepartait que dans un mois.
Puis, avant de s’embarquer, la petitenégresse, qui n’était nullement rassurée sur les conséquences de safugue involontaire, avait cru devoir écrire une longue lettre, danslaquelle elle faisait le récit de ses aventures aux fondateurs dela colonie.
– S’ils ne veulent plus de vous, luiavait dit Elsie, vous resterez avec moi.
Cette perspective n’était pas pour déplaire àVirginia, qui n’avait jamais été aussi heureuse, que depuis qu’elleétait demoiselle de compagnie d’une milliardaire.
De plus, elle s’était prise pour Elsie d’unsincère attachement, et elle n’envisageait qu’avec répugnance lemoment où il lui faudrait quitter la jeune fille qui lui avaitmontré tant de bonté, et rejoindre la colonie noire.