L’Amérique mystérieuse – Todd Marvel Détective Milliardaire – Tome II

CHAPITRE II – UNE ÉNIGME EXPLIQUÉE

Pendant trois jours, Miss Elsie et son amie nevirent paraître à la salle à manger du Gigantic Hotel, quileur était exclusivement réservée, ni Todd Marvel ni leCanadien.

Bien que le milliardaire eût prévenu safiancée qu’il ferait une courte absence, Elsie, d’un tempéramenttrès impressionnable, commençait à être inquiète, Gladys aucontraire était pleine d’espoir.

– Je suis sûre, chère amie,répéta-t-elle, que Mr Todd Marvel et son collaborateur sont entrain de faire d’excellente besogne.

– Mr Marvel est si brave, sitéméraire même, répondait Elsie, que je tremble toujours pour lui.Je lui souhaiterais un peu plus de prudence.

– Rassurez-vous, dit tout à coup ToddMarvel, lui-même, en pénétrant brusquement dans le salon de thé oùavait lieu cette conversation, non seulement je n’ai couru aucundanger, mais j’ai découvert, beaucoup plus aisément que je ne lepensais, l’explication de la mystérieuse photographie.

– Comment avez-vous pu arriver à unpareil résultat ? demanda Miss Elsie émerveillée.

– De la façon la plus simple. Je me suissouvenu qu’Ary Morlan était d’origine indienne, de là à supposerque j’avais été victime d’un des tours de passe-passe, familiersaux jongleurs de son pays, il n’y avait qu’un pas. Au consulatd’Angleterre, un attaché, qui a longtemps habité Calcutta, m’afourni les précisions les plus complètes sur ces sortes demiracles.

– Donnez l’explication ! s’écriaMiss Gladys, le visage rose d’impatience et de curiosité.

– Je vais prendre un exemple pour mefaire mieux comprendre. Vous avez sans doute lu – comme tout lemonde – dans les relations de voyage, le récit des prodiges opéréspar les fakirs, yogis, derviches ? appelez-les comme il vousplaira…

Les deux jeunes filles, attentives, firent unsigne de tête affirmatif.

– Ces prodiges, continua Todd Marvel, enaffectant un certain ton doctoral, peuvent se diviser en troisclasses : ceux qui sont du domaine de la simpleprestidigitation et sur lesquels je n’insisterai pas ; ceuxqui sont de véritables miracles que la science moderne n’a pu nireproduire ni expliquer de façon satisfaisante, tels que le fakirenterré vivant et ressuscité au bout de trois semaines ; enfinceux où la suggestion hypnotique joue le principal rôle…

– Bravo, interrompit Elsie enapplaudissant avec malice, vous parlez comme un professeur ducollège d’Harvard.

Todd Marvel continua sans se déconcerter.

– L’apparition – c’est à desseinque je me sers de ce mot – de Mr Jack Randall appartient à cedernier ordre de faits :

« Voici un prodige, ou si vous voulez, untour, que réalisent couramment les fakirs hindous : lethaumaturge, de préférence par un temps couvert, emmène avec luideux personnes de bonne foi – jamais plus de deux – dans un endroitsolitaire, en pleine campagne. Il tire d’un panier une longue cordequ’il lance en l’air et c’est là où le miracle commence, la cordene retombe pas et demeure verticale au sol, sans que rien lasoutienne.

« Alors paraît un enfant de huit à dixans qui se met en devoir d’escalader la corde, celle-ci s’allonge àmesure que l’enfant monte, et finalement la corde et l’enfantdisparaissent tout à fait et le spectateur se retire stupéfait, ense demandant ce qu’ils ont pu devenir.

– Je me le demande également, murmuraGladys, très intéressée par ce récit.

– Cet escamotage inexplicable surexcitaau plus haut point la curiosité de savants de tous les pays etpersonne n’avait pu deviner par quels moyens on parvenait à laproduire, quand un officier anglais eut l’idée de photographier lacorde et l’enfant. Ni l’un ni l’autre n’impressionnèrent laplaque : il se produisit exactement la même chose lorsqueFloridor a voulu photographier Mr Jack Randall.

– Pourquoi ? demandèrent, d’une mêmevoix, les deux jeunes filles stupéfaites.

– Pour la bonne raison que le JackRandall que j’ai cru voir n’existait pas, pas plus quen’existe l’enfant que fait apparaître le jongleur.

« L’aimable gentleman Ary Morlan – unredoutable bandit en réalité – nous a suggéré l’image deJack Randall, il nous a ordonné de le voir et nous l’avons vu.

Elsie et Gladys demeuraient muettes destupeur.

– Remarquez, continua le milliardaire,que de même que les fakirs, Ary Morlan n’a jamais admis plus dedeux personnes à la fois à visiter le prétendu misanthrope. Leportrait en pied placé dans le salon d’attente, et que l’on estforcé de regarder, pendant le temps, toujours assez long,que le domestique met à donner une réponse, a son utilité danscette jonglerie. Il facilite le travail mystérieux du cerveausoumis à la suggestion, il évite à l’hypnotiseur un pénible travailde création du personnage à évoquer.

« Le Jack Randall que je me suis imaginévoir, avait exactement les mêmes traits et était vêtu de la mêmefaçon que celui du tableau…

– Tout cela ne tient pas debout !s’écria brusquement Miss Barney. Si Jack Randall n’était qu’unspectre, une vision suggérée par Ary Morlan, il n’aurait pas puvous adresser la parole !

– J’avais prévu cette objection, répliquaTodd Marvel, sans se démonter, les quelques phrases que j’aientendues ont été prononcées par l’Anglo-Indien, qui, commebeaucoup de ses compatriotes est un ventriloque ou, pour être plusexact, un laryngiloque de première force. Je m’en serais aperçu dupremier coup si j’avais fait plus attention à cette voix assourdieet chevrotante, qui donnait l’impression de venir de très loin.

« Cela vous explique que l’imaginaireJack Randall, sous prétexte de misanthropie, se montre si peuloquace, et ne se risque jamais dans une conversation suivie.

– Je n’ai rien à répondre, murmura Gladystoute confuse, mais vraiment, quelle incroyablefantasmagorie ! Cet Ary Morlan a quelque chose de surnaturelet je me repens d’être entrée en lutte avec lui…

– Ce n’est pas le moment dereculer ; maintenant que nous sommes au courant des procédésde ce bandit de grande envergure, la partie est déjà à moitiégagnée. Il faudra bien qu’il vous rende vos deux millions dedollars et qu’il dise ce qu’il a fait de Mr Jack Randall.

– Croyez-vous qu’il l’aitassassiné ?

– C’est, malheureusement, trèsvraisemblable. Espérons qu’il se sera contenté de le séquestrer.D’ailleurs je vais, d’ici peu, être fixé sur ce point. Depuis quevous ne m’avez vu, ni Floridor ni moi ne sommes demeurésinactifs.

« J’ai déjà acquis une certitude, c’estque Jack Randall ne se trouve pas dans l’hôtel de Michigan Avenue.Ce n’est pas sans mal, d’ailleurs, que je suis arrivé à cerésultat. Les domestiques sont tous des Hindous, ils sontgénéreusement rétribués, très peu d’entre eux parlentl’anglais.

« Ma tâche était d’autant plus difficileque je risquais d’éveiller les soupçons de ceux auxquels jem’adressais et de voir mes tentatives signalées à Ary Morlan.

« Je découvris heureusement qu’un desHindous, un cuisinier, fumeur d’opium invétéré, souffrait beaucoupde ne pouvoir s’en procurer aussi souvent qu’il l’eût voulu. Grâceau cadeau que je lui fis de quelques pains d’excellent opium deSmyrne, nous devînmes les meilleurs amis du monde. Je pus ainsipénétrer subrepticement dans l’hôtel et le visiter de la cave augrenier.

« J’ai constaté que l’appartementautrefois habité par Jack Randall était vide. Personne ne l’a vudepuis un an, sauf les rares visiteurs auxquels Ary Morlan le faitapparaître, lorsqu’il s’y croit forcé.

– Il faut prévenir tout de suite lapolice ! s’écria Gladys très émue.

– Je n’en ferai rien, répondit ToddMarvel avec calme, ce serait tout compromettre. Notre adversaire asu se ménager dans le clan des hauts fonctionnaires de la police,de puissantes amitiés, et, qui sait ? peut-être descomplicités. L’enquête que j’ai commencée et qui, je l’avoue,m’intéresse passionnément n’a de chances d’aboutir qu’à conditiond’être poursuivie dans le plus grand secret.

La sonnerie du téléphone interrompit cesexplications. Le milliardaire saisit le récepteur, puis leraccrocha presque aussitôt.

– C’est Floridor qui me demande, dit-ilen se levant. Veuillez m’excuser Misses, mais je suis obligé devous quitter.

– Est-il indiscret, demanda curieusementElsie, de vous demander ce que devient dans cette ténébreuseaffaire votre brave Canadien ?

– C’est très indiscret, répondit en riantle milliardaire, mais je vais pour une fois violer le secretprofessionnel ; depuis trois jours Floridor est employé despostes.

Laissant les deux jeunes filles fort étonnéesde cette révélation, Todd Marvel courut à l’ascenseur et se hâta deregagner le petit appartement qu’il occupait au seizième étage etqu’il payait à raison de cinq cents dollars par jour.

Floridor l’y attendait avec impatience.

– J’ai trié minutieusement tout lecourrier d’Ary Morlan, déclara-t-il, il n’y avait que des lettresd’affaires tapées à la machine et des prospectus sans intérêt, sauf– comme hier et avant-hier – une enveloppe cachetée à la cire ettimbrée d’Harrisburg, dans l’État de Wyoming.

– Tu l’as ?

– La voici, mais nous n’avons pas plusd’un quart d’heure devant nous, il faut que cette lettre arrive àson destinataire en même temps que les autres. Tout à l’heurej’irai la porter moi-même à Michigan Avenue et je la jetterai dansla boîte de l’hôtel.

Todd Marvel alla pousser le verrou puiss’installant en face de son bureau, il examina soigneusementl’enveloppe, scellée d’un cachet de cire verte et affranchie avecquatre timbres d’un cent. Il remarqua tout de suite qu’en lafermant on avait laissé subsister un léger interstice à l’un desangles.

– Il n’y aura pas besoin d’enlever lecachet, murmura-t-il.

Il prit dans un tiroir un gros fil de ferterminé à une de ses extrémités par un crochet et le glissa parl’entrebâillement, puis en tournant doucement il arriva à enroulerla lettre autour du fil de fer en lui donnant le volume d’un crayonordinaire. Il put ainsi l’extraire de l’enveloppe, sans avoir briséle cachet et sans avoir endommagé la bande de colle de lafermeture.

Le milliardaire lut d’un coup d’œil la lettrequi ne renfermait que quelques lignes et la rejeta presque aussitôtavec dépit.

– Rien d’intéressant, grommela-t-il.

– C’est, rajouta Floridor, en lisant àson tour, à peu près le même texte que dans les lettres d’hier etd’avant-hier. Il y est question de moutons de Dishley, de porcs deYorkshire, de bœufs de Durham, de taureaux de races Polled Angus etRoyal Hereford. Somme toute, ce qu’écrit un fermier à unpropriétaire de ranch.

– Pourtant, murmura le milliardaireabsorbé dans de profondes réflexions, je ne sais quel instinct medit que cette lettre est plus importante qu’elle n’en a l’air.D’abord la signature Benazy est celle, anglicisée, d’un Oriental,arabe ou hindou, par conséquent d’un compatriote, d’un compliced’Ary Morlan et dont le nom doit s’écrire en réalité Ben-Azis. Puisun fermier n’écrit pas tous les jours, à son propriétaire, sansavoir rien d’intéressant à lui annoncer, sans qu’il y ait à celaune raison secrète. Je suis persuadé que c’est à Harrisburg quenous trouverons Jack Randall, si, toutefois, il est encorevivant.

– Peut-être s’est-on servi d’une encresympathique et qu’en approchant le papier de la flamme…

– Essayons.

Le Canadien alluma une lampe à alcool et fitconsciencieusement chauffer toute la surface de la feuille, maisaucun caractère n’apparut.

– Ce n’est pas comme cela que noustrouverons quelque chose, murmura Todd Marvel avec impatience,remets cette lettre à sa place !

Floridor enroula la feuille autour du fil defer et fort adroitement la fit rentrer dans l’enveloppe en usant dumême procédé qui avait servi à l’en faire sortir.

Il avait à peine terminé cette opérationdélicate que Todd Marvel lui arrachait la lettre des mains.

– Les trois lettres que nous avonsouvertes, déclara-t-il triomphalement, sont affranchies avec destimbres divisionnaires qui couvrent un bon tiers de la surface del’enveloppe. Il doit y avoir une raison à cela ! Et cetteraison je viens de la trouver. Il y a quelque chose d’écritsous les timbres !

Le Canadien était enthousiasmé. Il s’élançavers la pièce voisine et en revint avec une bouilloire de voyagequ’il remplit et plaça sur la lampe à alcool ; Todd Marvell’arrêta d’un geste.

– N’essayons pas de décoller les timbresavec la vapeur d’eau, expliqua-t-il, nous ne serions pas capablesde remettre les choses en état sans brouiller les caractères del’écriture.

– Si nous pouvions lire en regardant lepapier par transparence ?

– Il est trop épais.

– Qu’allez-vous faire ?

– Tant pis, il faut sacrifierl’enveloppe, cours m’en chercher d’à peu près pareilles à celle-ci,rapporte aussi des timbres et un morceau de liège.

Floridor ne fut absent que quelques minutes,il avait trouvé dans l’hôtel même tout ce dont il avait besoin.Quand il revint, Todd Marvel qui, après réflexion, en était revenuà la vapeur d’eau, avait terminé l’opération du décollage.

– Nous n’aurons pas besoin de refairel’enveloppe, dit-il gaiement, l’écriture est intacte. Tu vois queje ne m’étais pas trompé.

Floridor lut à la place qu’avaient occupée lestimbres cette seule phrase : Faut-il faire venir unmédecin ?

– Qu’est-ce que cela veut dire ?demanda le Canadien abasourdi.

– Comment, tu ne comprends pas ?C’est pourtant parfaitement clair. Quand on a besoin d’un médecin,c’est qu’il y a un malade, et ce malade ne peut être que JackRandall, dont l’homme qui signe Benazy est certainement legeôlier. Y es-tu maintenant ?

– Je vous admire ! fit naïvement leCanadien, dont la loyale physionomie reflétaitl’émerveillement.

– Les auteurs de cette séquestration, quise rendent compte de la gravité de leur acte, ne se fient ni autélégraphe, ni au téléphone, ni aux cachets de cire, ils ont trouvéce subterfuge d’une ruse tout orientale, écrire sous les timbres.Ma foi ! je suis content d’avoir deviné cela !

– Qu’allons-nous faire ? demandaFloridor, à peine remis de sa surprise.

– Notre plan est tout tracé. Une fois quetu auras porté à son adresse cette lettre, à laquelle je vaisrendre, en un tour de main, son aspect primitif, il faut t’arrangerde façon à intercepter la réponse qu’Ary Morlan ne manquera pas d’yfaire. Cette réponse tu me l’apporteras, ensuite nous verrons.

Le Canadien ne revint qu’au bout de deuxlongues heures. Depuis trois jours, grâce à la recommandation deTodd Marvel, il était employé comme trieur dans un bureau de postesitué à proximité de Michigan Avenue. C’est de cette façon qu’ilavait pu contrôler de très près la correspondance d’Ary Morlan.

– Voici la réponse, dit-iltriomphalement, mais je commence à en avoir assez de trier lesprospectus et les correspondances. C’est ennuyeux et fatigant endiable !

– Rassure-toi, répondit le milliardaire,ta carrière de trieur a pris fin. Ce soir, nous prenons le trainpour Harrisburg.

Tout en parlant, le milliardaire s’était misen devoir d’enlever les quatre timbres, qui affranchissaient lalettre adressée à Mr Benazy, au ranch du Poteau, Harrisburg(Wyoming).

Les timbres une fois décollés, il put lirecette phrase : Pas de médecin, jeviendrai.

– Hum, grommela le Canadien, voilà quiest ennuyeux.

– Il s’agit d’arriver avant lui, et defaire vite, voilà tout, répliqua le milliardaire qui semblait cesoir-là, d’excellente humeur. Donne-moi les enveloppes que tu asachetées tantôt, elles vont nous servir, je vais faire appel à mestalents de faussaire amateur.

Après avoir gâché une demi-douzained’enveloppes Todd Marvel refit l’adresse, en imitant l’écritured’Ary Morlan, avec une exactitude stupéfiante, puis, à l’endroitqu’allaient recouvrir les timbres, il écrivit : Monmédecin se présentera demain à six heures.

– Et le médecin, bien entendu,ajouta-t-il, ce sera moi. Espérons que nous arriverons lespremiers, c’est tout ce que je souhaite. Le malheureux Jack Randalldoit être dans un état lamentable. Pourvu que nous arrivions àtemps…

Les timbres une fois collés, l’enveloppeparaissait absolument semblable à celle à laquelle elle avait étési habilement substituée.

Floridor descendit porter lui-même la lettreau bureau de poste installé dans l’hôtel même, puis il remontaaider Todd Marvel dans ses préparatifs de départ.

Il avait été convenu que les deux détectivesdîneraient ce soir-là, en compagnie de Miss Elsie et de MissBarney, et prendraient ensuite un des trains de nuit, de façon àarriver de bonne heure à Harrisburg.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer