LE COUTEAU SUR LA NUQUE AGATHA CHRISTIE

— Si à dix heures hier au soir vous participiez à un dîner, lady Edgware, je ne vois aucun inconvénient à ce que vous en informiez l’inspecteur.

— Très bien, dit Japp. Je ne vous demandais que le détail des occupations de votre soirée.

— Vous avez parlé de dix heures sans spécifier si c’était hier ou aujourd’hui. En tout cas, jamais je n’ai été aussi effrayée de ma vie. Croyez-moi, Mr. Moxon. je suis tombée sans connaissance.

— Et chez qui dîniez-vous, lady Edgware ? demanda Japp.

— Chez sir Montagu Corner… à Chiswick.

— À quelle heure y êtes-vous arrivée ?

— Le dîner était pour huit heures et demie.

— Et vous l’avez quitté à quelle heure ?

— Vers onze heures et demie.

— Vous êtes revenue directement ici ?

— Oui.

— Dans un taxi ?

— Non, dans ma voiture. Je la prends en location chez Daimler.

— Pendant le repas, vous n’avez pas quitté la table ?

— C’est-à-dire… que…

— Vous l’avez quittée ?

L’inspecteur me rappelait un chat enserrant une souris entre ses griffes.

— Je ne sais ce que vous insinuez par là. J’ai été appelée au téléphone au cours du repas.

— Qui vous a téléphoné ?

— Je crois qu’il s’agissait d’une mystification. Une voix m’ayant dit :

« — Est-ce bien lady Edgware ?

« J’ai répondu :

« — Elle-même ! » Puis j’ai entendu rire au bout du fil et l’on a raccroché.

— Êtes-vous sortie de la maison pour téléphoner ?

Les yeux de Jane s’écarquillèrent d’étonnement.

— Non, évidemment.

— Combien de temps vous êtes-vous absentée de table ?

— Environ trois minutes.

Après ce coup, Japp demeura effondré. Il ne croyait pas un traître mot de ce que l’actrice venait de dire, mais, ayant reçu sa déclaration, il ne pouvait rien faire avant d’avoir vérifié ses dires.

L’ayant remerciée d’un air froid, il s’en alla.

Nous prîmes également congé, mais lady Edgware retint Poirot.

— Monsieur Poirot, voulez-vous me rendre un service.

— Avec plaisir, madame.

— Câblez de ma part au duc de Merton, à Paris. Il descend à l’hôtel Crillon. Il faut qu’il soit averti de ce qui se passe et j’hésite à lui envoyer ce câble personnellement. Pendant une semaine ou deux, il convient que je joue le rôle de la veuve éplorée.

— Il est tout à fait inutile de lui câbler, madame. Les journaux de Paris parleront sûrement de l’affaire.

— Mais bien sûr ! Monsieur Poirot, vous songez à tout ! Il est, en effet, beaucoup plus prudent de ne point envoyer de câble. Je dois me montrer à la hauteur des circonstances et conserver une certaine dignité dans mon veuvage, puisque tout s’arrange en ce qui me concerne. Sans doute serait-il convenable que j’assiste aux obsèques. Qu’en dites-vous ?

— Il faudra d’abord que vous vous rendiez au tribunal d’enquête.

— Vous avez toujours raison !

Elle ajouta, après une seconde de réflexion :

— Je déteste cet inspecteur de Scotland Yard ! Il m’a fait une peur horrible ! Monsieur Poirot ?…

— Madame ?

— Quelle chance, n’est-ce pas, que j’aie changé d’avis et me sois décidée à assister à ce dîner hier soir !

Poirot se dirigeait vers la porte. En entendant cette phrase, il fit demi-tour :

— Que dites-vous, madame ? Vous avez changé d’avis ?

— Oui. Je voulais m’excuser… Tout l’après-midi j’avais souffert d’une migraine.

Poirot avala sa salive. Il semblait éprouver de la difficulté à parler.

— En avez-vous… en avez-vous… parlé à quelqu’un ?

— Oui. Nous étions toute une bande à prendre le thé et on voulait me faire boire un cocktail. J’ai refusé, disant que ma tête semblait prête à éclater et j’ai déclaré devant tous mes amis que je rentrais chez moi et que je n’irais pas à ce dîner.

— Et pour quelle raison avez-vous ensuite changé d’avis ?

— Ellis m’a fait remarquer que je ne pouvais décemment faire faux bond à mes hôtes. Le vieux lord Montagu est un personnage très influent et extrêmement susceptible. Tout d’abord, je ne voulus rien entendre. Mais Ellis est la prudence même et je ne me repends jamais de suivre ses conseils. Finalement, j’allai à ce dîner.

— Vous devez une fière chandelle à Ellis, madame.

— Je vous crois sans peine.

Elle riait, l’air insouciant.

— Ellis ! appela-t-elle.

La femme de chambre arriva de la pièce voisine.

— M. Poirot me félicite d’avoir suivi votre conseil et de m’être rendue à ce dîner hier soir.

— Cela ne sert à rien de manquer à ses promesses, m’lady. Cela vous arrive trop souvent et certaines personnes ne le pardonnent pas, répondit la femme de chambre.

Jane reprit le chapeau qu’elle essayait au moment de notre entrée et le posa sur sa tête.

— J’exècre le noir, soupira-t-elle, rien ne me va plus mal ! Mais une veuve qui se respecte doit porter le deuil de son mari. Ellis, tous ces chapeaux sont affreux ! Téléphonez à une autre maison de mode.

Poirot et moi nous quittâmes furtivement la pièce.

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