LE COUTEAU SUR LA NUQUE AGATHA CHRISTIE

Mon ami paraissait fort intrigué.

— Sans doute me suis-je fourvoyé, observa-t-il.

— Au sujet de la substitution de personnalité ?

— Non, ce fait reste acquis. Je veux parler de la mort de miss Adams. De toute évidence, elle avait du véronal sous la main et, se sentant lasse et énervée hier soir, elle en aura absorbé une forte dose pour s’assurer une bonne nuit de sommeil.

Il s’arrêta brusquement et, à la grande surprise des passants, frappa dans ses mains.

— Non ! non ! non ! et non ! déclara-t-il. Pourquoi un accident se produirait-il précisément à un moment si propice ? Il ne s’agit ni d’un accident, ni d’un suicide. Non, en jouant son rôle dans l’affaire, Carlotta avait signé son arrêt de mort. On a choisi le véronal simplement parce qu’on savait qu’elle en prenait parfois et en possédait une boîte. En ce cas, le meurtrier devait la connaître intimement. Qui est « D. », Hastings ? Je donnerais gros pour le savoir.

— Poirot, lui dis-je, comme il restait planté sur le trottoir, nous ferions mieux d’avancer. Tout le monde nous regarde.

— Ah ? Vous croyez ? Cela ne me dérange nullement. Du reste, prenons un taxi.

Il agita sa canne vers un chauffeur qui passait et lui demanda de nous conduire chez « Geneviève », Moffatt Street.

« Geneviève » était une de ces entreprises de mode qui s’annoncent par un chapeau féminin de forme excentrique garni d’une écharpe et exposé dans une boîte de verre.

On accédait à son centre d’activité, situé au premier étage de l’immeuble, par un escalier prétentieusement orné. Nous lûmes sur l’écriteau de la porte : Geneviève. Entrez sans frapper. Nous nous trouvâmes dans une petite pièce encombrée de chapeaux. Une blonde créature d’allure imposante s’avança vers nous en jetant à Poirot un regard soupçonneux.

— Miss Driver ? demanda Poirot.

— Je ne sais si Madame est visible. Que lui voulez-vous ?

— Veuillez dire à miss Driver qu’un ami de miss Adams désire lui parler.

La créature blonde n’eut pas le temps de s’acquitter de cette mission. Un rideau de velours s’agita violemment et une petite femme vive, aux cheveux flamboyants, apparut.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.

— Est-ce à miss Driver que j’ai l’honneur de parler ?

— Oui. Qu’y a-t-il au sujet de Carlotta ?

— Comment ? Vous ne savez pas la triste nouvelle ?

— Quelle triste nouvelle ?

— Miss Adams est morte cette nuit pendant qu’elle dormait. Elle a dû absorber une trop forte dose de véronal.

La jeune femme ouvrit de grands yeux.

— Mais, c’est affreux ! Pauvre Carlotta ! Je ne puis le croire. Hier encore, elle était pleine de vie et de santé !

— Pourtant c’est la vérité, mademoiselle. Il est maintenant une heure. Si vous vouliez nous faire l’honneur, à mon ami et à moi, d’accepter de déjeuner avec nous, nous vous en serions reconnaissants. Je tiendrais à vous poser plusieurs questions.

La jeune femme examina Poirot des pieds à la tête. Douée d’une nature combative, elle évoquait pour moi un roquet prêt à mordre.

— D’abord, qui êtes-vous ? demanda-t-elle d’un ton hargneux.

— Je m’appelle Hercule Poirot et je vous présente mon ami, le capitaine Hastings.

Je m’inclinai.

— J’ai entendu parler de vous, dit-elle brusquement. Je vous suis.

Elle appela la grosse blonde.

— Dorothy.

— Oui, Jenny.

— Mrs Lester va venir essayer le modèle « Rose Descartes » qu’elle a commandé. Faites-la patienter. Je ne serai pas longue. À tout à l’heure.

Elle prit un petit chapeau noir, le plaça sur l’oreille, se poudra le nez, puis se tourna vers Poirot.

— Me voici prête.

Cinq minutes plus tard, nous étions assis dans un petit restaurant de Dover Street. Poirot avait donné des ordres au garçon et on nous servit des cocktails.

— À présent, dit Jenny Driver, je voudrais savoir le fin fond de l’affaire. Dans quel guêpier est allée se fourrer cette pauvre Carlotta ?

— Elle a donc été mêlée à une intrigue quelconque, mademoiselle ?

— Ah çà ! qui doit poser des questions, vous ou moi ?

— Excusez-moi, mademoiselle, mon intention était de le faire moi-même, répondit Poirot en riant. D’après ce qu’on m’a dit, Carlotta et vous étiez de grandes amies ?

— Certes.

— Eh bien, mademoiselle, sachez tout d’abord que j’agis avec le ferme dessein de défendre la mémoire de votre amie défunte. Je vous en donne ma parole d’honneur.

Jenny Driver réfléchit un instant, puis elle fit un léger signe de tête et répondit :

— Je vous crois. Allez-y ! Que désirez-vous savoir ?

— Il paraît que votre amie a déjeuné avec vous hier ?

— C’est exact.

— Vous a-t-elle informé de son programme pour la soirée ?

— Pas précisément.

— Mais elle vous a mise au courant de certaines choses ?

— Elle m’a parlé, en effet, de différents projets ayant sans doute quelque rapport avec ce qui vous amène. Ne perdez pas de vue qu’elle m’a dit cela à titre confidentiel.

— C’est entendu, mademoiselle.

— Voyons… Mieux vaut que je vous raconte cela à ma manière.

— Comme il vous plaira, mademoiselle.

— Eh bien, voici. Carlotta m’a paru très agitée, contrairement à son habitude. Elle n’a rien voulu préciser, sous prétexte qu’elle avait promis le secret. Mais quelque chose lui trottait par la tête. J’ai dans l’idée qu’il devait s’agir d’une mystification énorme.

— Une mystification ?

— C’est le mot qu’elle a employé. Elle ne m’a donné aucun détail, mais… (Ici, Jenny Driver fronça le sourcil.) Carlotta, d’un caractère plutôt sérieux, se consacrait entièrement à son travail et ne goûtait guère les farces. Il a fallu, à mon avis, que quelqu’un la poussât… Je pense… remarquez bien qu’elle ne me l’a pas dit…

— Je comprends. Que pensez-vous, mademoiselle ?

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