LE COUTEAU SUR LA NUQUE AGATHA CHRISTIE

— Parce qu’elle est coupable à votre avis et veut un défenseur ?

— Pas du tout, je trouve sa façon d’agir tout à fait naturelle pour une personne de son tempérament. Tout d’abord, elle joue le rôle de l’épouse à qui l’on annonce brusquement la mort de son mari. Puis, ses goûts de comédienne satisfaits, guidée par sa prudence innée, elle songe aussitôt à se procurer un avocat. Son besoin de jouer la comédie ne démontre pas le moins du monde sa culpabilité. Il indique simplement qu’elle est actrice dans l’âme.

— Je donnerais ma main à couper qu’elle n’est point innocente.

— Vous avez peut-être raison. Toutefois, votre jugement me semble prématuré. Elle n’a rien avoué… ni fait aucune déclaration ?

— Impossible de lui arracher un mot en l’absence de son homme de loi, que la femme de chambre a appelé par téléphone. J’ai laissé la lady sous la garde de deux de mes hommes et suis venu jusqu’ici, estimant qu’il valait mieux connaître votre opinion avant de prendre une décision.

— Mais ne venez-vous pas d’affirmer sa culpabilité ?

— J’affirme… bien sûr, que j’affirme ! Cependant, je préfère réunir tous les faits. Cette affaire prendra des proportions effrayantes dans les journaux.

— À propos de journaux, que dites-vous de ceci ? Vous n’avez pas lu attentivement votre gazette ce matin, mon cher Japp.

Le doigt sur un paragraphe dans la colonne des « Mondanités », Poirot avança le journal vers Japp, qui lut tout haut :

Hier soir, sir Montagu Corner a donné un grand dîner dans son hôtel de Chiswick, au bord de la Tamise. Parmi les personnalités présentes, nous relevons les noms de : sir George et lady du Fisse, Mr. James Blunt, le critique dramatique bien connu, sir Oscar Hammerfeldt, des Studios cinématographiques Overton, miss Jane Wilkinson (lady Edgware), etc.

Japp demeura un instant abasourdi. Puis, se ressaisissant, il dit :

— Qu’est-ce que cela change à l’affaire ? Ce communiqué a été envoyé d’avance à la presse. Vous verrez que la dame en question n’assistait point à ce dîner. Vous n’ignorez pas que tout ce qu’on lit dans les journaux ne doit pas être cru comme parole d’Évangile.

— Certes, non ! Et je n’ai remarqué cette note qu’à titre de curiosité.

— Des faits de ce genre se produisent souvent. Je sais par expérience que vous êtes d’ordinaire fermé comme un mollusque ; néanmoins, j’espère que vous voudrez bien répondre à ma question : Pour quelle raison lord Edgware vous a-t-il fait appeler ?

Poirot hocha la tête.

— Il ne m’a pas fait appeler du tout. C’est moi qui, au contraire, l’ai prié de me fixer un rendez-vous.

— Vraiment ? Et pourquoi ?

Poirot hésita une seconde.

— Je répondrai à votre question, annonça-t-il lentement, mais je veux le faire à ma manière.

Japp soupira. J’éprouvai pour lui une certaine sympathie. Poirot se montre parfois bien exaspérant.

— Me permettez-vous de téléphoner à une certaine personne pour lui demander de venir ici ?

— Qui ça ?

— Mr. Bryan Martin.

— La vedette de cinéma ? Que vient-il faire là-dedans ?

— J’espère que vous trouverez sa déclaration très intéressante. Hastings, voulez-vous avoir la bonté de l’appeler ?

Je pris l’annuaire du téléphone. L’artiste habitait un appartement dans un important immeuble aux environs de Saint James Park.

— Victoria 49499.

Au bout de quelques minutes, j’entendis la voix quelque peu endormie de Bryan Martin.

— Allô ! Qui est à l’appareil ?

— Que dois-je lui dire ? murmurai-je, couvrant le récepteur de ma main.

— Dites-lui que lord Edgware a été assassiné et que je le prie de venir me voir immédiatement.

Je répétai les paroles de Poirot. Une exclamation de surprise retentit à l’autre bout du fil.

— Seigneur ! s’écria Martin. Elle l’a donc tué ? J’arrive à l’instant.

— Qu’a-t-il dit ? demanda Poirot.

Je le lui répétai.

— Ah ! s’exclama Poirot, satisfait. « Elle l’a donc tué ! » Je m’y attendais.

Japp l’observait, ahuri.

— Monsieur Poirot, votre attitude me déconcerte. Tout d’abord vous semblez vouloir défendre l’innocence de cette femme et maintenant on jurerait que vous n’avez jamais cessé de la croire coupable.

Poirot se contenta de sourire.

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