LE COUTEAU SUR LA NUQUE AGATHA CHRISTIE

— Vous comprenez mon point de vue, mon vieux ? N’est-ce pas que vous saisissez, hein ? Voyons, si une femme vous fait sans cesse des reproches et bouscule tous vos projets, sans que vous lui ayez jamais dit un mot plus haut que l’autre… D’ailleurs, elle ne se laisserait pas marcher sur les pieds. Vous voyez ça d’ici : famille puritaine, Américains cent pour cent… Ah ! pour ça, c’est une jeune fille vertueuse !… Voyons, où en étais-je ?

— Vous disiez que vous n’étiez pas verni.

— Fichtre, non ! J’ai dû emprunter à mon tailleur pour lui offrir cette petite soirée. Un type très chic, mon tailleur ! Voilà des années que je lui dois de l’argent… c’est un lien entre nous… rien de plus solide !… Vous et moi… Vous et moi… Mais qui diantre êtes-vous donc, mon vieux ?

— Je me nomme Hastings.

— Pas possible. J’aurais juré que je parlais avec mon copain Spencer Jones ! Ce vieux Spencer Jones ! La dernière fois que je l’ai rencontré, je l’ai tapé de cinq livres. Voulez-vous mon opinion : les hommes se ressemblent bigrement entre eux et si nous étions une bande de Chinois, nous ne serions pas fichus de nous reconnaître les uns des autres.

Il hocha tristement la tête, puis avala une coupe de champagne.

— Quoi qu’il en soit, on ne me prendra jamais pour un nègre !

Cette remarque sembla lui procurer une vive joie.

— Prenez toujours la vie du bon côté, cher ami. Faut pas se faire de bile ! Plus tard, quand j’aurai atteint, disons soixante-quinze ou quatre-vingts ans, je serai un richard. À ce moment-là, mon oncle sera mort et je pourrai rembourser mon tailleur.

Il sourit à cette pensée. Il semblait ivrogne mais sympathique.

Carlotta Adams l’épiait du coin de l’œil, et, après un de ces regards rapides, elle se leva de table.

— C’est gentil de votre part d’avoir accepté de monter jusqu’à mon appartement, lui dit Jane. J’adore ces réunions improvisées. Et vous ?

— Moi pas, répondit sèchement miss Adams. Je réfléchis toujours avant d’agir. Cela m’évite beaucoup d’ennuis.

— Quoi qu’il en soit, les résultats vous donnent raison, lui dit Jane avec politesse. Jamais je n’ai tant ri qu’à votre représentation de ce soir.

Les traits de Carlotta se détendirent.

— Que vous êtes aimable ! Comme toutes les débutantes, j’ai besoin d’encouragements.

— Carlotta, dit son compagnon d’une voix pâteuse, souhaitez le bonsoir à tout le monde. Remerciez tante Jane de ce succulent souper et sortons.

Il s’y reprit à deux fois pour franchir la porte. Carlotta s’empressa de le suivre.

Jane Wilkinson haussa les épaules.

— Quel est cet abruti qui m’a appelée « tante Jane » ? Je n’avais pas encore remarqué sa présence.

— Chère amie, n’y prêtez pas attention, dit Mrs Widburn. Tout jeune, ce garçon donnait les plus grands espoirs dans l’art dramatique. On ne le dirait pas aujourd’hui, n’est-ce pas ? C’est triste de voir de si beaux débuts de carrière échouer lamentablement… À présent, Charles et moi devons rentrer.

Les Widburn prirent congé et Bryan Martin les accompagna.

— Eh bien, monsieur Poirot ?

Poirot sourit à l’actrice.

— Eh bien, lady Edgware ?

— Je vous en supplie, ne m’appelez plus ainsi. Laissez-moi oublier ce nom, ou je vous croirai l’homme le plus insensible d’Europe !

— Je n’ai pourtant pas un cœur de pierre.

À mon avis, Poirot avait bu pas mal de champagne, peut-être même une coupe de trop.

— Alors, c’est entendu, cher monsieur Poirot ! Vous irez voir mon mari et le persuaderez d’agir suivant mes vœux ?

— Oui, j’irai le voir, promit Poirot sans se compromettre.

— Et s’il ne veut rien entendre, comme je le prévois, vous imaginerez un adroit stratagème ? Ne vous dit-on pas l’homme le plus fin d’Angleterre ?

— Madame, quand il s’agit de mon bon cœur, vous parlez de l’Europe entière, mais pour ce qui est de ma finesse, vous limitez votre comparaison à l’Angleterre.

— Si vous réussissez, je proclamerai que vous êtes l’homme le plus remarquable de tout l’univers !

— Madame, je ne promets rien. Dans un intérêt tout psychologique, je m’efforcerai d’obtenir de votre mari un rendez-vous.

— C’est cela, « psycho-analysez-le » ! Vous ne pourrez lui faire que du bien. L’essentiel, c’est que vous m’apportiez un bon résultat ! J’aime, monsieur Poirot !…

D’un air rêveur, elle ajouta :

— Songez donc quelle surprise sensationnelle produira l’annonce de mon mariage avec le duc de Merton !

CHAPITRE III

L’HOMME À LA DENT EN OR

Quelques jours plus tard, alors que je déjeunais en tête à tête avec Poirot, il me tendit une lettre qu’il venait de décacheter.

— Que pensez-vous de cela, mon ami ?

Le billet émanait de lord Edgware ; dans son style bref et sec, le mari de Jane Wilkinson donnait rendez-vous à Poirot pour le jour suivant à onze heures.

Je ne laissai pas d’être surpris. Je ne pensais pas que Poirot avait l’intention de tenir la promesse faite à l’actrice.

— Eh non, mon ami, ce n’était pas seulement l’effet du champagne !

— Loin de moi cette idée !

— Mais si… en votre for intérieur vous vous disiez : afin de plaire à son hôtesse, le pauvre vieux a pris un engagement qu’il n’a pas l’intention de remplir. Sachez, mon ami, que la parole d’Hercule Poirot est sacrée.

En prononçant ces derniers mots, il se redressa d’un air digne.

— Bien sûr, je n’en ai jamais douté, me hâtai-je de répondre. Mais je craignais que votre esprit n’eût été légèrement… comment dire ?… influencé…

— Je n’ai pas l’habitude de permettre à mon esprit de se laisser « influencer », selon votre expression. Le champagne le meilleur, la femme la plus jolie n’exercent aucun pouvoir sur l’esprit d’Hercule Poirot.

— Vous vous intéressez aux projets matrimoniaux de Jane Wilkinson ?

— Pas précisément. Son roman d’amour, comme elle l’appelle, est simplement de l’ambition qui veut se satisfaire. Si le duc de Merton ne possédait ni titre ni richesse, il n’attirerait nullement l’actrice. Ce qui m’intrigue plutôt, Hastings, c’est le côté psychologique, l’étude des caractères, et j’apprécie fort l’occasion qui se présente à moi d’observer de près lord Edgware.

— Et vous espérez réussir dans votre mission ?

— Pourquoi pas ? Chacun de nous a son point faible. Si le cas m’intéresse au point de vue psychologique, d’autre part, je m’efforcerai de réussir dans la mission dont on m’a chargé. J’adore mettre mon intelligence à l’épreuve.

Je redoutais une allusion aux petites cellules grises, mais j’y échappai pour cette fois.

— Nous nous rendrons donc à Regent Gate demain à onze heures ? hasardai-je.

— Nous ? fit Poirot en relevant les sourcils, ce qui lui donna un aspect cocasse.

— Voyons, Poirot, vous n’allez pas me laisser tomber ? D’ordinaire, je vous accompagne toujours.

— S’il s’agissait d’un crime, passe encore que vous vous y passionniez… mais un simple différend entre gens de la haute société…

— Inutile, Poirot. Je ne vous lâche pas.

Mon ami esquissa un sourire et à ce moment on nous annonça la visite d’un gentleman.

À notre grande surprise, nous vîmes entrer Bryan Martin.

L’acteur paraissait plus âgé à la lumière du jour. Il était toujours beau, mais d’une beauté légèrement ravagée et je distinguai en lui une certaine nervosité qui me fit supposer qu’il s’adonnait aux stupéfiants.

— Bonjour, monsieur Poirot, dit-il d’un ton insouciant. Êtes-vous très occupé pour le moment ?

— Ma foi, rien ne me presse, aujourd’hui.

— Allons donc, monsieur Poirot ! Ne vous a-t-on pas appelé de Scotland Yard et chargé d’une enquête délicate ?

— Mon cher monsieur, je vous assure que pour l’instant je suis absolument inoccupé.

— Tant mieux, dit Bryan. En ce cas, j’espère que vous voudrez bien m’écouter.

— Vous avez donc un problème à me soumettre ?

— Eh bien… oui et non.

Bryan Martin fit entendre un rire nerveux. Poirot lui offrit un siège en face de nous.

— Maintenant, nous vous écoutons, dit Poirot.

Bryan Martin hésitait.

— L’ennui, c’est que je ne puis vous en raconter aussi long que je voudrais. Mon histoire débute en Amérique.

— En Amérique ?

— Oui. Je voyageais en chemin de fer quand, tout à fait incidemment, je remarquai un homme de petite taille, laid, le visage rasé, le nez chaussé de lunettes, une dent en or sur le devant de la bouche.

— Ah ! une dent en or !

— Parfaitement, et retenez bien ce détail.

Poirot hocha la tête.

— Je commence à comprendre. Continuez !

— Comme je vous le disais, je remarquai la présence de cet homme dans le train en me rendant à New York. Trois mois plus tard, durant un séjour à Los Angeles, je revis le même individu à la dent en or. Cette seconde rencontre me frappa.

— Ensuite ?

— Un mois après, j’étais appelé à Seattle. À peine débarqué dans cette ville, je retrouve mon bonhomme à la dent en or, mais cette fois il portait une barbe.

— Extrêmement curieux !

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