LE COUTEAU SUR LA NUQUE AGATHA CHRISTIE

— Je vous l’accorde. Toutefois, vous ou moi soupèserions le pour et le contre avant d’agir, et ne nous laisserions pas guider par le seul souci d’amasser de l’argent.

Le ton sérieux de Poirot me fit sourire. Sans s’émouvoir, le petit détective belge reprit :

— La criminologie implique l’étude de la psychologie. Le détective ne s’attache pas seulement à l’acte de l’assassin il s’évertue à découvrir le mobile qui l’a poussé. Vous m’écoutez, Hastings ?

Je l’assurai de mon attention la plus complète.

— Lorsque nous menons ensemble une enquête, vous ne songez qu’au côté matériel de l’affaire. Vous me pressez de relever des empreintes digitales, d’analyser la cendre des cigarettes et de me jeter à plat ventre sur le sol pour mieux étudier les marques de pas. Ne comprendrez-vous donc jamais qu’installé dans un fauteuil et les yeux fermés, je découvre plus aisément la solution d’un problème ? Je vois avec les yeux de l’esprit.

— Pas moi, mon cher Poirot. Quand je m’enfonce dans un fauteuil, les paupières closes, un seul phénomène se produit chez moi.

— Je m’en suis aperçu, Hastings. À un tel moment, au contraire, le cerveau devrait fonctionner fébrilement au lieu de sombrer dans le sommeil. Quoi de plus passionnant que l’activité mentale ! Faites fonctionner vos petites cellules grises. Elles seules dissiperont les brouillards et l’incertitude et vous conduiront à la vérité.

J’ai fini par prendre l’habitude de penser à autre chose quand Poirot parle des petites cellules grises. Il ressasse continuellement ce même thème.

Cette fois mon attention se reporta sur les quatre personnes assises à la table la plus proche de la nôtre. Lorsque Poirot eut achevé son discours, je lui dis en plaisantant :

— Poirot, vous avez fait une conquête. La belle lady Edgware ne vous quitte pas des yeux.

— Sans doute lui a-t-on appris qui j’étais, répliqua Poirot avec un effort pour paraître indifférent.

— Je crois plutôt qu’elle est subjuguée par l’élégance de vos moustaches.

D’un geste furtif, Poirot caressa cet ornement de son visage.

— Je n’en connais point d’aussi belles, mon ami. La « brosse à dents » que vous avez adoptée me semble un crime contre la bonne et généreuse Nature. Laissez donc pousser entièrement vos moustaches, Hastings.

Je l’interrompis.

— Regardez ! m’exclamai-je. La dame se lève et vient de notre côté !

En effet, Jane Wilkinson quittait vivement sa place et se dirigeait vers notre table. Poirot se leva et salua. Je fis de même.

— M. Hercule Poirot, n’est-ce pas ? dit la voix mélodieuse.

— Lui-même, pour vous servir, madame.

— Monsieur Poirot, je désirerais absolument vous parler.

— Je vous écoute, madame. Veuillez-vous asseoir.

— Non, non, pas ici. Nous monterons dans mon appartement, si vous le voulez bien.

Bryan Martin l’avait rejointe et disait d’une voix instante :

— Attendez au moins la fin du repas, Jane. Nous n’en sommes qu’au début… M. Poirot de même.

Jane Wilkinson ne se laissait pas aisément détourner de son but.

— Qu’importe, Bryan ? Nous ferons monter la suite chez moi. Veuillez donner les ordres au maître d’hôtel… Attendez, Bryan.

Au moment où il s’éloignait, elle se précipita à sa suite. Bryan, le sourcil froncé, hochait la tête. Mais la jeune femme parlait d’un ton péremptoire et il céda en haussant les épaules.

Une ou deux fois durant cette brève discussion, Jane Wilkinson avait tourné son regard du côté de Carlotta Adams ; ses paroles concernaient-elles celle-ci ?

Jane revint vers nous.

— Montons tout de suite, dit-elle et, sans s’inquiéter si son invitation nous plaisait ou non, elle nous entraîna vers l’ascenseur.

— Monsieur Poirot, reprit-elle, la chance me favorise puisqu’elle vous place ce soir sur mon chemin. Je ne savais plus à quel saint me vouer, lorsque je vous ai aperçu à la table voisine de la mienne…

Elle s’interrompit pour dire au garçon d’ascenseur :

— Deuxième étage !

— Si je puis vous rendre quelque service… commença Poirot.

— J’en suis certaine. On m’a affirmé que vous êtes un homme prodigieux.

Au second étage, Jane Wilkinson nous guida le long du couloir et nous fit pénétrer dans un des appartements les plus luxueux de l’hôtel Savoy.

Jetant sa cape de fourrure blanche sur une chaise et son sac orné de pierreries sur la table, l’actrice s’enfonça dans un fauteuil et déclara :

— Monsieur Poirot, de n’importe quelle façon, il faut que je me débarrasse de mon mari !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer