LE COUTEAU SUR LA NUQUE AGATHA CHRISTIE

— Pourquoi prétendre le contraire ? Vous n’aviez aucune raison de le haïr parce qu’il ne pouvait vous nuire. Vous étiez une des rares personnes hors de son atteinte. Vous le considériez comme un patron qui vous paie tant d’appointements. Ses bizarreries et ses colères ne vous effrayaient point… vous n’y prêtiez aucune attention. Je sais bien ce que vous pensiez : « Chacun a ses ennuis dans la vie ! » Vous êtes une femme forte. Et puis vous pouviez quitter cette maison quand bon vous semblerait, tandis que moi, je n’avais pas cette ressource.

— Vraiment, Geraldine, je ne vois point la nécessité d’entrer dans ces détails. La mésentente entre père et fille est une chose assez commune ; moins on en parle, mieux cela vaut.

Geraldine lui tourna le dos et s’adressa à Poirot.

— Monsieur Poirot, je haïssais mon père ! Sa mort m’apporte la liberté et l’indépendance ! La recherche de son meurtrier ne m’intéresse pas ! Des raisons puissantes ont certainement provoqué et justifié son acte…

— Mademoiselle, votre attitude me semble plutôt… périlleuse, dit Poirot.

— Le fait de condamner quelqu’un ramènera-t-il mon père à la vie ?

— Non, mais il peut préserver d’autres existences innocentes.

— Je ne saisis pas bien.

— Quelqu’un coupable d’un meurtre n’hésitera pas à en commettre un second et souvent plusieurs.

— Je ne le crois pas… du moins pas une personne normale.

— Vous voulez dire s’il ne s’agit pas d’un maniaque de l’homicide ? Détrompez-vous, mademoiselle, on tue une première fois… souvent après une lutte intérieure très longue. Puis, la crainte d’être dénoncé pousse à un second crime plus facile. Au moindre soupçon, un troisième suit. Et, bientôt, le meurtre devient une habitude. On s’y adonne en dilettante… presque par plaisir.

La jeune fille cachait son visage dans ses mains.

— C’est affreux !… Mais ce n’est pas vrai.

— Et si je vous apprenais que le meurtrier pour sauver sa tête a déjà commis un second assassinat ?

— Comment, monsieur Poirot ? s’écria miss Carroll. Un autre assassinat ? Où ? Qui donc ?

Poirot hocha la tête.

— Excusez-moi. Je voulais seulement illustrer notre conversation.

— Oh ! Je comprends. Un moment, j’ai cru… J’espère, Geraldine, que vous avez fini de proférer des sottises.

— Je vois que vous êtes de mon avis, dit Poirot à miss Carroll.

— Je n’approuve pas la peine capitale, objecta cette personne raisonnable. Pour le reste, je partage tout à fait votre opinion. La société doit être protégée.

Geraldine se leva et rejeta ses cheveux en arrière.

— Excusez-moi, dit-elle, vous allez me prendre pour une folle. Monsieur Poirot, vous refusez toujours de me dire pourquoi mon père vous a fait appeler ?

— Fait appeler ? répéta miss Carroll, très étonnée.

— Vous interprétez mal mes paroles, miss Marsh. Je n’ai pas refusé de vous répondre, dit Poirot. Je voulais seulement me rendre compte jusqu’à quel point notre entretien pouvait être tenu pour confidentiel. Mademoiselle, votre père ne m’a pas fait appeler. C’est moi qui ai sollicité de sa part un rendez-vous à la demande d’une cliente… Lady Edgware.

— Oh ! Je comprends !

Une expression bizarre se peignit sur les traits de la jeune fille. Tout d’abord, je la pris pour de la déception, puis je me rendis compte que c’était un grand soulagement.

— J’étais stupide, prononça-t-elle lentement. Je me figurais que mon père se sentait menacé d’un danger quelconque.

— Savez-vous, monsieur Poirot, que vous venez de me donner une réelle émotion, lorsque vous avez insinué que cette femme avait perpétré un second meurtre ? dit miss Carroll.

Poirot ne lui répondit pas, mais s’adressa à la jeune fille.

— Croyez-vous que lady Edgware ait commis le crime ?

— Non, je ne le crois pas. Elle me semble incapable d’un tel acte. Elle est trop – comment dire ? – trop superficielle.

— Pour moi, intervint miss Carroll, je ne vois personne d’autre.

— Ce n’est pas elle nécessairement, répliqua Geraldine. Elle est peut-être entrée dans la maison pour dire un mot à mon père et s’en aller aussitôt ; le meurtrier, sans doute un fou quelconque, a pu s’introduire ensuite.

— Tous les criminels sont des malades, ajouta miss Carroll… Il existe chez eux un désordre dans la sécrétion des glandes.

À cet instant, la porte s’ouvrit et un homme entra… Puis s’arrêta, interdit.

— Excusez-moi. J’ignorais qu’il y avait du monde.

Geraldine, machinalement, le présenta :

— Mon cousin, lord Edgware, monsieur Poirot. Vous pouvez entrer, Ronald. Vous ne nous gênez point.

— C’est bien sûr, Dina ? Bonjour, monsieur Poirot. Vos cellules grises parviennent-elles à élucider le mystère qui entoure notre famille ?

J’essayai de me rappeler où j’avais vu cette figure ronde et colorée, ces yeux sous lesquels se dessinaient déjà de légères poches et cette petite moustache au-dessus de cette bouche aux coins tombants.

Mais oui ! C’était l’homme qui accompagnait Carlotta Adams le soir du dîner dans l’appartement de Jane Wilkinson.

Le capitaine Marsh… maintenant lord Edgware.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer