LE COUTEAU SUR LA NUQUE AGATHA CHRISTIE

— Certes. Il m’a surprise.

— Je le conçois aisément.

— Ronnie m’a dit : « Eh bien ! Dina, vous les avez ? » Il surgissait derrière moi et j’ai sursauté.

— Comme je vous le disais tout à l’heure, il est regrettable que votre cousin ne soit pas resté dehors. Le chauffeur de taxi aurait pu témoigner, sur la foi du serment, qu’il n’était pas entré dans la maison…

Elle pleurait à présent sans pouvoir s’en empêcher. Elle se leva. Poirot lui prit la main.

— Vous désirez que je lui sauve la vie, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, monsieur Poirot. Je vous en supplie !… Elle essayait de contenir ses larmes, serrant ses mains l’une dans l’autre.

— Mademoiselle, lui dit Poirot d’une voix douce, soyez sûre que je compatis à votre chagrin. Hastings, voulez-vous appeler un taxi pour mademoiselle ?

J’accompagnai la jeune fille en bas et la mis dans un taxi. Dominant son émotion, elle me remercia.

Je retrouvai Poirot se promenant dans la chambre, les sourcils froncés. Soudain, la sonnerie du téléphone fit diversion.

— Qui est à l’appareil ? Ah ! c’est vous, Japp. Bonjour, mon ami !

J’approchai. Après quelques moments, Poirot dit :

— Et qui est venu la prendre ? Le savez-vous ?

Quelle que fût la réponse, Poirot ne devait pas s’y attendre, car son visage s’allongea.

— En êtes-vous bien sûr ?

— …

— Non, mais cela me surprend un peu, voilà tout.

— …

— Comment ?

— …

— J’avais tout de même vu clair sur ce point… un détail, comme vous dites.

— …

— Non ! non ! je n’ai pas changé d’avis. Je vous prie de poursuivre vos recherches dans les restaurants des environs de Regent Gate et d’Euston, de Tottenham Court Road et même jusqu’à Oxford Street.

— …

— Oui, un homme et une femme. Et aussi du côté du Strand, peu avant minuit. Comment ?

— …

— Oui, oui, je sais que le capitaine Marsh se trouvait avec les Dortheimer. Mais il n’y a pas que le capitaine Marsh au monde.

— …

— J’ai une tête de mule ? Le compliment me touche ! Ayez, en tout cas, l’obligeance de me rendre ce service, hein ?

Il raccrocha le récepteur.

— Eh bien ? demandai-je à Poirot avec impatience.

— Hastings, la boîte en or a bien été achetée à Paris. Elle a été commandée par écrit à une importante firme spécialisée dans ce genre d’articles. L’ordre était signé : Constance Ackerley. Naturellement, Constance Ackerley n’existe pas. La lettre arriva deux jours avant l’assassinat. Le signataire demandait que les initiales et l’inscription fussent gravés en rubis. La commande était très urgente, on devait venir en prendre livraison dès le lendemain… c’est-à-dire la veille du crime. La boîte fut livrée au moment indiqué et payée en billets de banque.

— Et qui s’est présenté chez le bijoutier ? demandai-je, sentant que nous atteignions le but.

— Une femme, Hastings.

— Une femme ?

— Oui. Une femme d’un certain âge, petite et portant des lunettes.

Complètement ahuris, nous nous regardions l’un et l’autre.

CHAPITRE XXV

UN DÉJEUNER MONDAIN

Ce fut le lendemain de ce jour-là que nous nous rendîmes au déjeuner des Widburn, à l’hôtel Claridge.

Poirot, pas plus que moi, ne se réjouissait de cette invitation. C’était au moins la sixième que nous recevions, Mrs Widburn était tenace et raffolait des célébrités. Sans se laisser décourager par les refus successifs de Poirot, elle nous avait proposé un tel choix de dates que nous avions dû capituler afin d’en être débarrassés.

Depuis les nouvelles de Paris, Poirot s’était montré discret sur le crime, me répétant seulement :

— Il y a quelque chose qui me dépasse.

Une fois, il ajouta pour lui-même :

— Lunettes à Paris. Lunettes dans le sac de Carlotta Adams…

Si bien que ce déjeuner au Claridge me parut finalement comme un excellent dérivatif à nos soucis.

Le jeune Donald Ross s’y trouvait et il vint vers moi d’un air aimable. Il y avait plus d’hommes que de femmes et je fus placé à côté de lui. Jane Wilkinson se trouvait assise presque en face de nous ; entre elle et Mrs Widburn, était placé le duc de Merton.

Le duc me parut mal à l’aise. La compagnie n’était sans doute pas de son goût. Ce jeune homme semblait descendre tout droit du moyen âge. Son enthousiasme pour la toute moderne Jane Wilkinson constituait un de ces anachronismes où se complaît parfois la nature.

Appréciant moi-même à leur juste valeur la beauté et la voix ensorceleuse de Jane, l’engouement du duc ne m’étonnait point. Mais on s’habitue à la perfection et alors le sens commun reprend ses droits. Une gaffe commise par Jane me le prouva.

Un des invités – je ne sais plus lequel – prononça une phrase où il était question du « jugement de Paris ». Aussitôt, s’éleva la voix exquise de Jane :

— Paris ? Mais, de nos jours, Paris ne donne plus le ton ! C’est avec Londres et New York qu’il faut compter à présent !

Ces mots tombèrent dans un moment où la conversation languissait. Il y eut une gêne générale. Près de moi, Donald Ross toussota. Mr Widburn se lança dans un violent discours sur l’opéra russe. Chacun se hâta de dire n’importe quoi. Seule Jane, sans se douter le moins du monde qu’elle venait de dire quelque chose d’anormal, gardait sa sérénité et son adorable sourire.

À cet instant, je remarquai l’expression du duc de Merton. Les lèvres serrées, il était très rouge, et je le vis s’éloigner imperceptiblement de Jane Wilkinson, Sans doute venait-il d’avoir un avant-goût des impairs qui auraient lieu à ses dîners s’il épousait cette femme.

Détournant les yeux, j’aperçus alors Bryan Martin. Il avait dû arriver au moment où l’on s’asseyait. Placé un peu plus bas, du même côté que moi de la table, il se penchait en avant et parlait avec animation à sa voisine, une jolie blonde.

Depuis quelque temps je ne l’avais pas vu et je fus frappé de sa transformation avantageuse. Il était gai et semblait rajeuni.

Je n’eus pas le temps de l’observer plus longuement ; ma voisine de gauche, une énorme dame de haute noblesse, me favorisait d’un discours concernant des matinées enfantines qu’elle organisait.

Poirot, ayant un rendez-vous, dut quitter le Claridge dès qu’on fut sorti de table. Il enquêtait sur l’étrange disparition des chaussures d’un ambassadeur et on l’attendait à deux heures. Il me chargea de l’excuser auprès de Mrs Widburn. Comme j’essayais d’approcher de celle-ci, quelqu’un me frappa sur l’épaule.

C’était le jeune Donald Ross.

— M. Poirot n’est-il pas ici ? Je désirerais lui parler.

— Il vient juste de s’en aller.

Ross sembla consterné.

— Teniez-vous à le voir personnellement ? lui demandai-je.

Il me répondit avec hésitation.

— Je… je ne sais pas.

Je le regardai très étonné. Il rougit.

— Ce que je vous dis doit vous paraître drôle, n’est-ce pas ? Mais il vient de se passer quelque chose d’insolite… d’inexplicable… Je désirerais l’avis de M. Poirot.

Il paraissait bouleversé.

— Poirot avait un rendez-vous à deux heures, dis-je, mais il sera chez lui vers cinq heures. Téléphonez à cette heure-là, ou bien venez le voir.

— Merci, je passerai chez lui. À cinq heures. Ce que j’ai à lui confier a peut-être beaucoup d’importance.

Ma mission remplie auprès de Mrs. Widburn, je me disposais à sortir, lorsqu’une main se glissa sous mon bras.

C’était Jenny Driver, très élégante.

— Tiens ! Je ne vous avais pas vue. Comment marchent les affaires ?

— Très bien, merci. Nous allons lancer un nouveau chapeau. Une sorte de toquet avec une plume et que les femmes s’enfonceront jusqu’aux yeux.

— Vous n’avez pas de scrupules, mademoiselle ?

— Que voulez-vous, il faut bien venir au secours des autruches. Elles sont toutes au chômage.

Elle ajouta en s’éloignant :

— Au revoir. Cet après-midi, je me repose. Je vais faire un tour à la campagne.

— Bonne promenade !

Il faisait une chaleur étouffante, je traversai tranquillement le parc et rentrai à l’hôtel vers quatre heures ; Poirot ne parut qu’à cinq heures moins vingt. Il était de très bonne humeur.

— Avez-vous retrouvé les chaussures de l’ambassadeur ? lui dis-je.

— Il s’agissait d’un trafic de cocaïne… une cachette très ingénieuse. J’ai dû passer une heure dans un institut de beauté. Il y avait là une jeune femme aux cheveux acajou qui eût certainement capturé votre tendre cœur.

La sonnerie du téléphone l’interrompit.

— C’est probablement Donald Ross, observai-je, en me dirigeant vers l’appareil.

— Donald Ross ?

— Oui. Ce jeune homme que nous avons rencontré à Chiswick. Il désire vous parler.

Ross se trouvait en effet à l’appareil.

— M. Poirot est-il là ?

— Oui. Il vient d’arriver. Vous allez venir ?

— Puis-je lui parler au téléphone ?

Poirot saisit le récepteur. Je me trouvais si près que je pouvais percevoir la voix de Ross.

— C’est bien M. Poirot ?

— Oui, lui-même.

— Excusez-moi de vous déranger, mais j’ai relevé un fait bizarre… touchant la mort de lord Edgware. C’est peut-être stupide.

— Non ! Non ! Parlez tout de suite !

— C’est à propos de Paris. Vous comprenez…

À cet instant, j’entendis retentir une sonnerie lointaine.

— Une seconde, s’il vous plaît, dit Ross.

Je perçus le bruit de l’appareil que l’on pose sur une table.

Nous attendîmes, Poirot tenant le récepteur et moi debout près de lui.

Une minute passa, puis deux, trois, quatre, cinq…

Poirot manœuvra le crochet de haut en bas et parla à la téléphoniste. Il se tourna vers moi.

— Le récepteur est toujours décroché à l’autre bout, mais on ne répond plus. Vite, Hastings, cherchez l’adresse de Ross sur l’Annuaire du téléphone. Il faut que nous allions chez lui sur-le-champ.

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