LE COUTEAU SUR LA NUQUE AGATHA CHRISTIE

« Elle quitte la maison, retourne à Euston, de blonde redevient brune et reprend sa valise. Elle doit maintenant attendre le retour de Carlotta Adams de Chiswick. Elles sont convenues d’une certaine heure et, pour passer le temps, Jane Wilkinson entre dans une maison de thé. De temps à autre, elle jette un coup d’œil à sa montre puis elle prépare le second assassinat. Elle glisse la petite boîte en or commandée par elle à Paris dans le sac à main de Carlotta, dont elle s’est munie. Peut-être à ce moment aperçoit-elle la lettre ? Peut-être plus tôt ? Peu importe. Dès qu’elle déchiffre l’adresse, elle flaire un danger. Elle ouvre l’enveloppe et ses craintes se justifient.

« Sans doute, sa première impulsion a-t-elle été de détruire la lettre. Mais bientôt une meilleure inspiration se présente à son esprit. Une page déchirée et la lettre deviendra un document accablant contre Ronald Marsh, sur qui pèseront de forts soupçons. Et même si Ronald possède un alibi, elle fera retomber l’accusation sur un homme en enlevant le mot « elle ». Ainsi procède-t-elle, puis elle replace la lettre dans l’enveloppe et l’enveloppe dans le sac.

« L’heure du rendez-vous approche. Elle se dirige vers l’hôtel Savoy. Dès qu’elle voit la voiture dans laquelle arrive son sosie, elle presse le pas, entre au même moment, et monte l’escalier. Sa toilette noire très discrète lui permet de passer inaperçue.

« Elle pénètre dans sa chambre aussitôt après Carlotta Adams. Avant de sortir, Jane Wilkinson avait recommandé à sa femme de chambre de se coucher sans attendre son retour. Les deux actrices se trouvent donc seules, elles échangent de nouveau leurs vêtements et c’est alors, j’imagine, que lady Edgware propose de boire à la réussite de leur petite farce. Dans le verre qu’elle tend à Carlotta se trouve le véronal.

« Jane Wilkinson félicite sa victime et lui promet de lui faire parvenir le chèque dès le lendemain. Carlotta rentre chez elle, très lasse. Elle essaie de téléphoner à un ami… Mr Bryan Martin ou le capitaine Marsh, car tous deux sont reliés au Central de Victoria… puis y renonce. Elle est trop fatiguée. Le véronal commence à produire son effet. Elle se couche, s’endort… pour ne plus se réveiller. Le second crime a réussi.

« Arrivons maintenant au troisième. Au cours d’un déjeuner au Claridge, sir Montagu Corner fait allusion à un entretien qu’il eut avec lady Edgware le soir même de l’assassinat de son mari. Jusque-là, rien de compliqué. Il suffit à la dame de répondre par quelques paroles aimables. Mais l’impitoyable Némésis la guette. Quelqu’un parle du « jugement de Paris » et, pour elle, il n’existe qu’un Paris… le Paris de la mode et des colifichets !

« En face d’elle est assis un jeune homme qui assistait également au dîner de Chiswick… un jeune artiste qui entendit la lady Edgware de ce soir-là parler de l’art et de la civilisation grecque. Carlotta Adams était une jeune femme intelligente et cultivée. Le jeune homme s’étonne. Il ne comprend plus rien… Quand soudain ses yeux se dessillent : ce n’est pas la même femme ! Troublé au plus haut point par cette découverte, il songe à me demander conseil. Il voudrait s’adresser à moi et, en mon absence, parle à Hastings.

« Mais la femme surprend leur conversation. Elle est assez fine pour deviner qu’elle vient de se trahir. Elle entend Hastings dire que je ne serai pas rentré avant cinq heures, et à cinq heures moins dix elle se rend chez Ross. Il lui ouvre. Il est très surpris de la voir là, mais ne songe pas à se méfier. Comment un homme jeune et vigoureux peut-il craindre une femme ? Il la conduit dans la salle à manger, où elle lui raconte une histoire quelconque. Peut-être se jette-t-elle à son cou. L’homme est réduit pour toujours au silence.

Poirot fit une pause. Japp demanda :

— Alors, vous accusez cette femme des trois crimes ?

Poirot affirma d’un hochement de tête.

— Pourquoi, si son mari consentait au divorce ?

— Parce que le duc de Merton est un fervent catholique. Jamais il n’accepterait d’épouser une femme dont le mari serait vivant. En tant que veuve, au contraire, elle était certaine de devenir l’épouse du duc. Elle a sûrement essayé de lui parler d’un divorce possible avec lord Edgware, mais il a dû protester.

— Alors, pourquoi vous a-t-elle envoyé vers lord Edgware ?

— Pour me jeter de la poudre aux yeux ! Pour que je témoigne en sa faveur et que j’affirme à tout le monde qu’elle n’avait aucune raison plausible de tuer son mari ! Elle a réussi à me duper. Quel étrange cerveau que celui de cette femme, un cerveau astucieux et enfantin à la fois. Mais quelle comédienne ! Comme elle sut feindre la surprise lorsque je lui parlai de la lettre que son mari lui avait envoyée ! Elle jura ne l’avoir jamais reçue ! Et certes pas le moindre remords !…

— Ne vous avais-je pas prévenu ? s’écria Bryan Martin. Elle a une ruse diabolique. J’espère bien qu’elle sera condamnée !

Son visage s’empourprait de colère. Jenny Driver le calma.

— Et la boîte en or à l’initiale D, portant l’inscription « Paris, novembre » ? demanda Japp.

— Elle la commanda par lettre et envoya Ellis, sa femme de chambre, la chercher. Ellis prit possession du paquet et régla la note, sans se douter de ce qu’elle emportait. Lady Edgware emprunta à Ellis une de ses paires de lunettes pour personnifier lady Van Dusen. Elle n’y pensa plus et l’oublia dans le sac de Carlotta Adams.

« Tout cela me vint à l’esprit au moment où je traversais : Ellis ! Les lunettes d’Ellis ! Ellis en mission à Paris pour prendre livraison de la boîte. Ellis puis Jane Wilkinson. Sans doute celle-ci emprunta-t-elle encore un autre objet à Ellis…

— Lequel ?

— Un canif…

Je frémis.

Un silence suivit. Puis Japp demanda :

— Monsieur Poirot, tout cela est-il vrai ?

— Oui, mon ami, c’est la vérité même.

— Et moi, alors ? s’écria tout à coup Bryan Martin avec irritation, pourquoi m’avez-vous fait venir ici ? Pourquoi m’avez-vous accusé ?…

Poirot lui répondit avec sang-froid :

— Monsieur, je vous l’ai déjà dit : pour vous punir de votre impertinence. Pourquoi vous êtes-vous permis de raconter des histoires à Hercule Poirot ?

Jenny Driver éclata de rire.

— Vous avez perdu une excellente occasion de vous taire, Bryan. Bien fait pour vous !

Puis elle dit à Poirot :

— Je suis heureuse que Ronnie Marsh soit hors de cause, dit-elle. Ce garçon m’a toujours été sympathique. J’éprouve aussi un soulagement à la pensée que la mort de Carlotta sera vengée. Quant à Bryan Martin, ici présent, je vais l’épouser, monsieur Poirot. Et s’il se figure pouvoir divorcer et se remarier tous les deux ou trois ans, comme cela se pratique à Hollywood, eh bien ! il se trompe ! S’il m’épouse, ce sera pour la vie.

Poirot considéra la jeune femme.

— Je n’en doute pas, mademoiselle. N’ai-je pas déjà dit que vous possédiez assez de cran pour réaliser l’impossible ?…

CHAPITRE XXXI

UN DOCUMENT

Le lendemain de cette entrevue, je fus appelé brusquement en Argentine. Je ne revis donc point Jane Wilkinson et c’est par les journaux que j’appris son jugement et sa condamnation.

Comme je l’ai dit, ma dernière rencontre avec Jane Wilkinson eut lieu au déjeuner du Claridge. Cependant, chaque fois que je pense à elle, je la revois dans son appartement de l’hôtel Savoy essayant d’élégants chapeaux noirs devant sa psyché. Je suis certain qu’à ce moment elle ne jouait pas la comédie de la tranquillité. Son plan avait réussi, elle n’éprouvait ni remords ni inquiétude.

Je reproduis ici un document qui, d’après ses dernières volontés, devait être remis après sa mort à Poirot. Cette communication suprême dépeint bien cette femme à la figure d’ange et à l’âme de démon.

Cher monsieur Poirot,

J’ai repassé les faits dans ma mémoire et j’éprouve le besoin de tout vous raconter. Je sais que vous publiez de temps à autre des rapports sur les affaires criminelles dont vous avez dirigé l’enquête, mais je doute que jusqu’ici vous ayez reproduit un document rédigé de la main même de la coupable. En outre, je désire que chacun connaisse le détail de mes projets qui, je le crois encore, étaient admirablement échafaudés. Sans votre intervention, tout eût marché à souhait. À un moment donné, je vous en ai voulu, mais je comprends maintenant que vous ne pouviez agir autrement. Si cette lettre vous parvient, je vous prie de lui donner toute la publicité possible. Je voudrais que l’on se souvint de moi, car je suis une femme peu banale. Ici, tout le monde s’accorde à le reconnaître.

Mon histoire débute en Amérique, lorsque je rencontrai Merton. Je compris aussitôt que si j’étais veuve, il m’épouserait. Il était imbu malheureusement d’un bizarre préjugé contre le divorce. J’ai bien essayé de le raisonner, mais en vain. Je n’osai trop insister pour ne pas heurter ses principes.

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