LE COUTEAU SUR LA NUQUE AGATHA CHRISTIE

— Sans doute sa fille. Je sais qu’il a une fille… Ah ! nous voici arrivés. Allons communiquer la bonne nouvelle à lady Edgware.

Jane se trouvait chez elle. Après avoir téléphoné, l’employé de l’hôtel nous informa que lady Edgware nous priait de monter. Un groom nous conduisit à l’étage.

Une femme portant des lunettes et à cheveux gris soigneusement coiffés vint nous ouvrir. De la chambre à coucher, arriva la voix de Jane, disant à la femme de chambre :

— Ellis, est-ce M. Poirot ? Priez-le de s’asseoir. Dans une minute je suis à lui.

Jane Wilkinson parut, vêtue d’un charmant déshabillé de dentelle.

— Tout va bien ? fit-elle en entrant.

Poirot se leva et s’inclina sur sa main tendue.

— Vous venez de prononcer les mots exacts, madame. Tout va bien. Lord Edgware accepte de divorcer.

— Quoi ?

Si la stupéfaction exprimée par son visage n’était pas sincère, Jane Wilkinson était vraiment une étonnante comédienne.

— Alors, monsieur Poirot, vous avez réussi. Et si vite ! Vous êtes un véritable génie ! Comment diable vous y êtes-vous pris ?

— Madame, je ne puis accepter des compliments immérités. Voilà six mois, votre époux vous a écrit qu’il retirait son opposition.

— Que dites-vous ? Il m’a écrit ? Où ça ?

— Pendant votre séjour à Hollywood, à ce que j’ai compris.

— Je n’ai jamais reçu cette lettre. Elle a dû s’égarer. Et dire que pendant des mois et des mois j’ai remué ciel et terre à m’en rendre folle !

— Lord Edgware semblait sous l’impression que vous songiez épouser un acteur.

— Bien sûr, c’est ce que je lui ai raconté, dit-elle avec un sourire qui, soudain, se transforma en une inquiétude visible. Monsieur Poirot, vous ne lui avez pas au moins parlé de mon projet de mariage avec le duc ?

— Non ! non ! rassurez-vous. Je suis discret ! Vous n’auriez pas voulu qu’il le sût, n’est-ce pas ?

— Il a l’esprit tellement malveillant ! Mon mariage avec Merton paraîtrait à ses yeux une union avantageuse pour moi, et il s’empresserait de mettre des bâtons dans les roues. Tandis qu’un acteur de cinéma, c’est tout différent ! Cependant, j’avoue ma surprise. Cela ne vous étonne pas non plus, Ellis ?

J’avais remarqué que la femme de chambre allait et venait d’une pièce à l’autre, rangeant des vêtements qui traînaient sur les dossiers des chaises. J’étais convaincu qu’elle suivait notre conversation. À présent, il n’était pas difficile de conclure qu’elle recevait toutes les confidences de sa maîtresse.

— Sûrement, m’lady. Sa Seigneurie doit avoir beaucoup changé depuis que nous l’avons connue !

— Sans aucun doute.

— Son attitude vous surprend à ce point ? suggéra Poirot.

— Je vous le certifie. Mais à quoi bon nous creuser la cervelle pour deviner le mobile de ce revirement ? Il consent à divorcer, c’est le principal !

— Pardon, madame, cela m’intéresse fort, au contraire, de connaître ce mobile.

Jane ne prêta aucune attention à cette remarque de Poirot.

— L’essentiel est que je suis libre… enfin !

— Pas encore, madame.

Elle le regarda avec impatience.

— En tout cas, je vais être libre… cela revient au même.

Poirot ne semblait pas partager cet avis.

— Le duc est à Paris, ajouta Jane, je vais immédiatement lui envoyer un câble. Je vois d’ici l’effarement de sa vieille mère.

Poirot se leva.

— Madame, je suis très heureux de constater que tout s’arrange selon vos vœux.

— Au revoir, monsieur Poirot, et merci infiniment.

— Je n’ai rien fait !

— Vous m’avez apporté la bonne nouvelle et je vous en suis profondément reconnaissante.

— Et voilà…, fit Poirot une fois que nous eûmes quitté l’appartement de l’actrice. Cette femme ne voit rien au-delà de sa petite personne… toujours elle ! Rien ne l’intéresse en dehors d’elle-même. Elle n’éprouve même pas la curiosité de savoir pourquoi la lettre de son mari ne lui est jamais parvenue. Hastings, avez-vous observé la mentalité de cette femme ? Elle est rusée, mais absolument dépourvue d’intelligence. Après tout, la Providence ne peut prodiguer toutes les qualités aux mêmes !

— Sauf à Hercule Poirot, insinuai-je.

— Vous raillez, mon ami, répliqua-t-il d’un ton serein. Marchons le long de l’Embankment, si vous le voulez bien. Je sens le besoin de mettre de l’ordre dans mes idées.

Je gardai un silence discret, attendant le moment où il plairait à l’oracle de parler.

Au bout d’un moment, il déclara :

— Cette lettre m’intrigue. J’y découvre quatre explications plausibles.

— Quatre ?

— Oui. D’abord elle a pu être égarée par la poste. Ce fait se produit, vous le savez, mais plutôt rarement. Si l’adresse avait été mal mise, elle eût été retournée à lord Edgware il y a longtemps. Je préfère rayer cette première solution, bien que peut-être ce soit la vraie.

« Deuxième explication : Notre belle dame ment en prétendant ne l’avoir point reçue. C’est très possible. Dès que ses intérêts sont en jeu, cette charmante actrice est capable de proférer les plus énormes mensonges avec une candeur enfantine. Cependant, je ne vois pas ici l’avantage d’un tel mensonge. Si elle sait que son mari consent au divorce, pourquoi m’envoie-t-elle en émissaire auprès de lui pour établir nettement la situation ? C’est à n’y rien comprendre.

« Troisième explication : Lord Edgware ment. Toutefois, je ne discerne pas le but de ce mensonge. Pourquoi inventer une lettre expédiée à sa femme il y a six mois ? N’eût-il pas été plus simple d’acquiescer à ma proposition ? Je crois qu’il a réellement envoyé cette lettre… pourtant je ne conçois pas son changement subit d’attitude.

« Arrivons à la quatrième explication : quelqu’un aurait intercepté la lettre en question. Là nous pénétrons dans un champ d’investigation très intéressant : cette lettre a pu être interceptée… en Amérique ou en Angleterre.

« Celui qui a supprimé cette lettre s’opposait à la rupture du mariage. Hastings, je donnerais gros pour savoir ce qui se trame derrière cette affaire. Car il y a quelque chose… je le jurerais ! Il fit une pause, puis ajouta lentement :

— Quelque chose que je ne fais encore qu’entrevoir.

CHAPITRE V

L’ASSASSINAT

Le lendemain tombait le 30 juin.

À neuf heures et demie exactement, on nous prévint que l’inspecteur Japp était en bas et désirait nous voir.

Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis notre dernière rencontre avec le policier de Scotland Yard.

— Ah ! ce bon Japp ! me dit Poirot. Que nous vaut donc l’honneur de sa visite ?

— Il désire faire appel à vos lumières, hasardai-je. Embarrassé devant un cas difficile, il vient vous demander du secours.

Je ne professais point envers Japp la même indulgence que Poirot. Certes, je ne lui tenais pas rigueur de profiter des capacités intellectuelles de Poirot ; celui-ci, du reste, considérait le procédé comme une délicate flatterie. Ce qui me déplaisait de la part de Japp, c’était sa façon hypocrite de ne point l’admettre ; j’aime avant tout la franchise.

Je fis part de ces réflexions à Poirot, qui éclata de rire.

— Souvenez-vous, Hastings, que le pauvre Japp doit sauver les apparences. Cette légère hypocrisie satisfait son amour-propre. C’est tout naturel.

Japp entra et nous salua cordialement.

— À ce que je vois, vous alliez justement déjeuner. Alors, monsieur Poirot, elles ne sont pas encore nées, les poules qui pondront pour vous des œufs de grosseur réglementaire ?

Allusion à une boutade de Poirot relative aux dimensions diverses des œufs ; son sens de la symétrie s’en trouvait offusqué.

— Pas encore, répondit mon ami en souriant. Qu’est-ce qui nous vaut le plaisir d’une visite si matinale de votre part, mon bon Japp ?

— Vous trouvez que j’arrive de bonne heure ? Depuis l’aube, je suis au travail. L’objet de ma visite, le voici : il s’agit d’un meurtre.

— Un meurtre ?

— Oui, lord Edgware a été assassiné hier soir dans sa résidence de Regent Gate. Tué d’un coup de couteau à la nuque par sa femme.

— Par sa femme ! m’écriai-je.

En un éclair, je me souvins des paroles de Bryan Martin, le matin précédent. Avait-il pressenti ce qui devait arriver ? Je me rappelai également la façon délibérée dont Jane avait parlé de « se débarrasser d’un époux gênant ».

— Oui, par sa femme, poursuivit Japp, une actrice très connue : Jane Wilkinson. Il l’avait épousée il y a trois ans, mais ils ne s’entendirent point et elle ne tarda pas à le quitter.

— Qui vous fait supposer que sa femme l’a tué ? demanda Poirot.

— Il ne s’agit pas d’une supposition. On l’a vue. Elle ne s’est, du reste, pas cachée ; elle est arrivée en taxi… Elle a sonné et demandé à voir lord Edgware. Il était dix heures du soir. Le maître d’hôtel lui dit qu’il allait s’informer si son maître pouvait la recevoir. « Oh ! lui répondit-elle avec un calme imperturbable, inutile ! je suis lady Edgware. Il est sans doute dans le salon-bibliothèque. » Là-dessus, elle poursuivit son chemin, ouvrit la porte, entra et ferma derrière elle.

« Le maître d’hôtel jugea l’incident plutôt étrange. Il redescendit au sous-sol, et dix minutes plus tard il entendit refermer la porte d’entrée. La dame n’était pas demeurée longtemps dans la maison. Vers onze heures, il verrouilla les portes pour la nuit. En passant, il ouvrit la bibliothèque ; comme elle était plongée dans l’obscurité, il pensa que son maître était allé se coucher. Ce matin, le cadavre fut découvert par une femme de chambre. Il y avait une blessure à la nuque.

— Personne n’a rien entendu… pas un cri ?

— Tout le personnel affirme que non. Les portes du salon-bibliothèque sont capitonnées. Par surcroît, il y a le bruit de la rue. Une pareille blessure provoque la mort instantanément. Selon le médecin, la lame a sectionné la moelle épinière. Il suffit de toucher un certain point pour foudroyer un homme. Le meurtrier connaissait sûrement ce détail… ce qui implique un certain savoir médical.

— Tiens, c’est vrai… Voilà un argument à la décharge de la femme. Mais le hasard a peut-être guidé sa main. Certaines personnes sont favorisées par la chance.

— Une chance qui lui vaudra peut-être la pendaison, mon ami, observa Poirot.

— A-t-on idée d’entrer ainsi… sans précautions… en donnant son nom au valet. Mais peut-être venait-elle sans mauvaise intention. Au cours de l’entretien ils se sont querellés. Elle a pris son canif et l’a frappé.

— Vous parlez d’un canif ?

— Une petite lame comme celle d’un canif, à ce que dit le médecin. En tout cas, elle a remporté l’instrument. Il n’est point resté dans la blessure.

L’air mécontent, Poirot hocha la tête.

— Non, non, mon ami, vous faites fausse route. Je connais lady Edgware et je la juge incapable d’agir sous l’impulsion de la colère. En outre, il est fort probable qu’elle ne se promène pas avec un canif dans son sac. Peu de femmes en possèdent… et sûrement pas Jane Wilkinson.

— Ainsi, vous la connaissez.

— Parfaitement.

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