LE COUTEAU SUR LA NUQUE AGATHA CHRISTIE

— Oui. Cependant, vous ne nierez point qu’il avait tout intérêt à la suppression du mari. Restent les gens de la maison : le maître d’hôtel, les autres domestiques. Qui sait les griefs qu’ils nourrissaient contre leur maître ? Il me semble que nous ferions bien de revoir Mrs. Jane Wilkinson. Peut-être pourrait-elle nous inspirer quelque bonne idée.

Une fois de plus, nous nous rendîmes au Savoy. La dame était entourée de cartons et de papier de soie ; de nombreux voiles de deuil garnissaient les dossiers des chaises. L’air grave, Jane essayait encore un chapeau noir devant sa psyché.

— Tiens ! c’est vous, monsieur Poirot ! Prenez la peine de vous asseoir. Du moins, si vous trouvez un siège disponible. Ellis, débarrassez les chaises, je vous prie.

— Vous êtes ravissante, madame, lui dit Poirot.

Elle ne se départit point de son sérieux.

— Monsieur Poirot, je ne cherche point à jouer la veuve éplorée. Toutefois, il faut se conformer aux convenances… À propos, j’ai reçu un télégramme très touchant du duc de Merton.

— Ce télégramme venait de Paris ?

— Oui, de Paris. Plein de réticences et adressé sous forme de condoléances, mais tourné de telle façon que je puisse lire entre les lignes.

— Madame, toutes mes félicitations !

Jane Wilkinson joignit les mains ; sa voix s’adoucit et je fus frappé par l’angélique pureté de ses traits.

— Monsieur Poirot, dit-elle, si vous saviez comme je suis heureuse ! Je nage en pleine félicité ! Tous les obstacles s’écroulent d’eux-mêmes. Devant moi s’ouvre une nouvelle voie droite et splendide. Je rends grâce à la Providence !

Je demeurai abasourdi. Poirot, la tête penchée de côté, considérait Jane Wilkinson.

— Alors, madame, vous jugez que tout est pour le mieux ?

— Oui, tout s’arrange à mon gré. Plusieurs fois, ces temps derniers, je me suis dit : Si au moins lord Edgware disparaissait. Et le voilà mort ! C’est miraculeux !

Poirot s’éclaircit la voix.

— Madame, je ne puis considérer le meurtre de votre mari d’un point de vue aussi optimiste. Quelqu’un a tué lord Edgware.

— Ne vous êtes-vous pas demandé qui pouvait être le coupable ?

— C’est certain.

Elle dévisagea Poirot.

— Que m’importe ? Après tout, cela ne me regarde pas. Le duc et moi nous pourrons nous marier dans quelques mois…

Poirot se contint avec peine.

— Je le sais, madame. Mais, en dehors de cela, ne vous est-il pas venu à l’idée de vous demander qui avait tué votre mari ?

— Ma foi, non.

Elle paraissait surprise que Poirot lui posât une pareille question.

— Vous intéresserait-il de le savoir ?

— Pas tellement, je l’avoue. Je suppose que la police découvrira le meurtrier. Les détectives de Scotland Yard sont très habiles, n’est-ce pas ?

— On le dit. Moi aussi, je suis chargé de rechercher l’assassin.

— Vraiment ? Que c’est drôle !

— Pourquoi est-ce drôle ?

— Je ne sais pas.

Son regard se reporta sur les vêtements de deuil. Elle endossa un manteau de satin et s’étudia devant la glace.

— Vous n’y voyez aucun inconvénient ? lui demanda Poirot.

— Aucun. Au contraire, je souhaite de tout cœur vous voir réussir.

— Madame, vos vœux ne me suffisent pas. Je désire votre opinion.

— Mon opinion ? À quel propos ?

— Qui, selon vous, aurait tué lord Edgware ?

— Je n’en ai aucune idée.

Elle se tortilla devant la psyché et prit le miroir à main.

— Madame, proféra Poirot d’une voix forte, qui, croyez-vous, a tué votre mari ?

Cette fois, il atteignit son but. Jane sursauta et se retourna vers lui.

— Sans doute Geraldine, répondit-elle.

— Qui ça, Geraldine ?

De nouveau, l’attention de Jane s’était envolée.

— Ellis, relevez un peu l’épaule droite de ce vêtement… oui, comme cela. Geraldine est la fille de lord Edgware. Non, Ellis, seulement du côté droit… Voilà… cela va mieux. Vous partez déjà, monsieur Poirot ? Je vous suis très reconnaissante de votre démarche au sujet de mon divorce, bien que par la suite elle soit devenue inutile. Je ne saurais trop vous complimenter de votre diplomatie.

Je ne revis Jane Wilkinson que deux fois : un soir sur la scène et à un déjeuner où le hasard m’avait placé en face d’elle. Mais lorsque j’évoque le souvenir de cette grande artiste, je me la représente toujours telle qu’elle m’apparut lors de notre visite, absorbée par l’essayage de toilettes neuves et lançant d’une moue indifférente les mots qui devaient influencer les faits et gestes de Poirot au cours de l’enquête. L’esprit serein, elle se complaisait dans l’admiration de sa belle personne.

— Épatant ! déclara Poirot, lorsque nous nous retrouvâmes dans la rue.

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