LE COUTEAU SUR LA NUQUE AGATHA CHRISTIE

CHAPITRE XIX

UNE GRANDE DAME

La visite que nous reçûmes le lendemain matin, reste, selon moi, un des faits les plus surprenants de l’affaire.

Je m’attardais dans ma chambre, quand Poirot s’y glissa sans bruit, les yeux brillants.

— Mon ami, nous avons une visite.

— Qui est-ce ?

— La duchesse douairière de Merton !

— Pas possible ! Que désire-t-elle ?

— Accompagnez-moi en bas et vous le saurez.

Je m’empressai de le suivre, et nous entrâmes ensemble au salon. La duchesse douairière était une femme de petite taille avec un nez busqué et des yeux autoritaires. En dépit de ses formes replètes, personne n’eût osé la qualifier de boulotte, et bien qu’elle portât un costume noir passé de mode, on devinait en elle la grande dame.

Elle ajusta son face-à-main et nous observa, moi d’abord, mon ami ensuite ; puis, s’adressant à Poirot d’une voix de commandement ferme et claire :

— Vous êtes M. Hercule Poirot ?

— À votre service, madame la Duchesse. Et voici mon ami, le capitaine Hastings. Il me prête son concours en certaines circonstances.

La vieille dame fit un petit salut de la tête, et prit le siège que lui offrait Poirot.

— Je viens vous consulter sur une question très délicate, monsieur Poirot, et je vous prie de considérer ma démarche comme entièrement confidentielle.

— Cela va sans dire, madame.

— C’est lady Yardly qui m’a parlé de vous. D’après ce qu’elle m’a dit et la gratitude qu’elle éprouve à votre égard, je sens que vous êtes le seul capable de m’éclairer.

— Madame, soyez assurée que je m’y appliquerai de mon mieux.

Elle aborda son sujet et cela avec une franchise directe qui me rappela de façon bizarre Jane Wilkinson en cette nuit mémorable à l’hôtel Savoy.

— Monsieur Poirot, je m’oppose de toutes mes forces au mariage de mon fils avec l’actrice Jane Wilkinson.

Si Poirot éprouva quelque étonnement, il se garda de l’exprimer. Il répondit :

— Pourriez-vous me faire connaître ce que vous attendez de moi ?

— Ce n’est pas facile. Ce mariage serait désastreux pour mon fils.

— Croyez-vous, madame ?

— J’en suis persuadée. Mon fils ne connaît pas le monde ; il vit dans l’idéal. Il a de l’éloignement pour les jeunes filles de son rang qu’il juge frivoles et sans cervelle. Mrs. Wilkinson possède, je l’admets, une beauté remarquable… et aussi le don de captiver les hommes. Elle a ensorcelé mon fils. J’espérais que cette folie serait passagère, cette femme n’étant pas libre. Mais à présent que son mari est mort…

Sa voix se brisa.

— … Ils ont l’intention de s’épouser d’ici quelques mois. Le bonheur de mon enfant est en jeu. Monsieur Poirot, il faut absolument empêcher cela !

— Je ne prétends point que vous n’ayez raison, madame. Cette union n’est nullement souhaitable. Mais qu’y puis-je ?

— C’est à vous de le savoir. Agissez !

Poirot secoua lentement la tête.

— Madame, votre fils, je le crains, refusera d’entendre quoi que ce soit contre cette personne. En outre, je ne pense pas qu’on puisse trouver grand-chose à dire contre elle ! En fouillant son passé, on ne découvrirait sans doute aucun incident fâcheux. Elle a été… comment dirai-je… prudente.

— Je le sais, murmura la duchesse.

— Ah ! vous avez donc déjà fait votre petite enquête ?

Sous le regard perçant de Poirot, la duchesse ne broncha pas.

— Je ne reculerai devant rien pour empêcher ce mariage ! Devant rien ! dit-elle avec énergie. Peu importe l’argent. Monsieur Poirot, vous fixerez vous-même la somme. Mais il faut rompre ce projet d’union. Et vous seul en êtes capable.

— Je n’en fais pas une question d’argent, madame. Mais je ne puis rien tenter… pour une raison que je ne vous donnerai que tout à l’heure. En outre laissez-moi vous prévenir que nos efforts demeureraient vains. Madame la Duchesse, il m’est impossible de vous aider ; toutefois, si vous ne me jugez pas trop impertinent, me permettez-vous un conseil ?

— Lequel ?

— Ne contrariez pas votre fils. Il est d’âge à fixer lui-même son choix. Si ce choix ne répond pas au vôtre, il ne s’ensuit pas que vous soyez dans le vrai. Si pour vous c’est un désastre, acceptez cette épreuve. Soyez toujours prête à venir à son secours s’il a besoin de vous. Mais ne le heurtez pas, ne le dressez point contre vous…

— Vous ne me comprenez pas…

Les lèvres tremblantes, la duchesse se leva.

— Mais si, madame, je vous comprends très bien. Nul mieux que moi, Hercule Poirot, ne saurait comprendre le cœur d’une mère. Croyez-en ma longue expérience, madame la Duchesse : patientez ! Demeurez calme et dissimulez votre ressentiment ! Le hasard peut encore empêcher ce mariage, alors que votre opposition ne réussirait qu’à augmenter l’obstination de votre fils.

— Au revoir, monsieur Poirot, dit-elle avec froideur. Je suis vraiment déçue.

— Madame, je regrette infiniment de ne pouvoir vous rendre service. Vous me voyez placé dans une situation très délicate. Lady Edgware m’a déjà fait l’honneur de me consulter.

— Oh ! je saisis à présent. Vous combattez dans le camp adverse. Voilà qui explique pourquoi lady Edgware n’a pas encore été arrêtée.

— Comment, madame la Duchesse ?

— Vous avez fort bien entendu mes paroles. Pourquoi la laisse-t-on en liberté ? On l’a vue dans la maison ce soir-là. Elle a rejoint son mari dans le salon-bibliothèque. Personne d’autre n’a approché lord Edgware le soir où il a été assassiné. Et cette femme n’est point sous les verrous ! La police doit être corrompue jusqu’aux moelles !

Après un soupçon de salut, elle s’en alla.

— Peste ! Quelle femme autoritaire ! m’exclamai-je. Cependant, je l’admire.

— Parce qu’elle veut imposer à tous sa volonté ?

— Elle n’a d’autre souci au monde que le bonheur de son fils.

— C’est vrai, Hastings. Mais pensez-vous que le duc commettrait une grosse sottise en épousant Jane Wilkinson ?

— Hein ? Vous croyez donc qu’elle l’aime réellement ?

— Non, mais elle est éprise de sa situation et saura admirablement jouer son rôle de duchesse. Elle est très belle et très ambitieuse. Je ne vois pas du tout que cette union soit un désastre. Le duc aurait très bien pu choisir une jeune fille de son rang qui l’aurait épousé pour des raisons identiques… et personne n’aurait trouvé à redire… Notez qu’en réalité je suis du côté de la bonne maman.

Je ne pus m’empêcher de rire en l’entendant désigner ainsi l’altière duchesse de Merton.

— Je ne ris pas, continua Poirot. Cette question prend une extrême importance, mon ami. Il me faut réfléchir… Avez-vous remarqué à quel point la duchesse est renseignée ? Quelle personne vindicative ! Elle est au courant de tout ce qui accuse Jane Wilkinson.

— Et elle ignore ce qui pourrait l’innocenter, ajoutai-je.

— Comment a-t-elle appris la visite de Jane à lord Edgware ?

— Jane a parlé au duc, qui a ensuite tout raconté à sa mère, suggérai-je.

— C’est possible. Toutefois…

La sonnette du téléphone retentit à ce moment et je pris l’appareil.

Mon rôle dans cette conversation se borna à répondre « oui » à intervalles variés. Enfin, je raccrochai le récepteur.

— C’était Japp. Tout d’abord, vous êtes un « type épatant », comme toujours. Ensuite, il a reçu un câble d’Amérique. Troisièmement, il a trouvé le chauffeur de taxi. Quatrièmement, il vous prie d’interroger le chauffeur. Cinquièmement, il a répété que vous étiez un « type épatant » et que d’ores et déjà il était convaincu que votre idée de l’homme-dans-la-coulisse ne manquait pas d’intérêt. J’ai omis de l’avertir qu’une visiteuse venait d’accuser la police de corruption.

— Japp est enfin convaincu, murmura Poirot. C’est curieux qu’il adopte cette hypothèse au moment où je me disposais à en suivre une autre.

— Laquelle ?

— Supposons que le mobile du crime n’ait rien à voir avec lord Edgware, mais que quelqu’un éprouvait envers Jane Wilkinson une haine allant jusqu’à vouloir la faire pendre pour meurtre… Hastings, allons voir ce brave Japp !

CHAPITRE XX

LE CHAUFFEUR DE TAXI

Nous surprîmes Japp en train d’interroger un vieil homme portant lunettes, à la moustache rude, et qui parlait d’une voix rauque.

— Ah ! vous voilà, nous dit Japp. Tout marche comme sur des roulettes. Voilà le dénommé Jobson qui a pris deux personnes dans sa voiture à Long Acre, dans la nuit du 29 juin.

— C’est exact, approuva Jobson. Il faisait une nuit superbe, la jeune femme et le gentleman se tenaient près de la station de métro lorsqu’ils me hélèrent.

— Étaient-ils en habit de soirée ?

— Oui, le monsieur en gilet blanc et la dame en blanc avec des oiseaux brodés dessus. Ils devaient sortir du Royal Opéra.

— Quelle heure était-il ?

— Pas tout à fait onze heures. Ils me demandèrent de les conduire à Regent Gate… Arrivés là, ils m’indiqueraient le numéro de la maison. Ils me dirent de me presser, comme si je voulais flâner en toute. Les clients se ressemblent tous. Plus vite on arrive…

— Ça va, interrompit Japp. Et après ?

— Quand j’arrivai à Regent Gate… ce qui me prit à peine sept minutes… le gentleman frappa sur la vitre et je m’arrêtai. On était devant le numéro 8. Le monsieur et la dame descendirent. La dame traversa la chaussée et redescendit le trottoir en longeant les maisons. Le monsieur m’avait dit d’attendre ; debout près de la voiture, il me tournait le dos et regardait du côté de la dame. Je le suivis des yeux, de crainte d’être refait. On m’a souvent joué ce tour-là, aussi je l’avais à l’œil. Je le vis monter le perron d’une des maisons du trottoir d’en face et entrer.

— La porte était-elle ouverte ?

— Non, mais il avait une clef.

— Quel était le numéro de l’immeuble ?

— Ce doit être le 17 ou le 19. Comme ils m’avaient recommandé de rester à l’endroit où j’étais, je jugeai leur manège plutôt bizarre. Cinq minutes plus tard, ils sortirent ensemble de la maison, revinrent à ma voiture et me demandèrent de les conduire à l’Opéra. Ils firent stopper un peu avant Covent Garden et me payèrent… généreusement, je dois le dire. Mais voilà que ça va me créer encore des ennuis…

— N’ayez pas peur, dit Japp. Tout ce qu’on vous demande, c’est de jeter un coup d’œil sur ces photographies et de nous dire si vous reconnaissez la jeune dame.

Le policier disposa devant l’homme une demi-douzaine de portraits de femmes, d’allures assez semblables.

— La voici, déclara Jobson, indiquant sans hésitation celui de Geraldine Marsh en toilette du soir.

— Vous en êtes bien sûr ?

— Aussi sûr que me voici. Une brune au teint pâle.

— Et l’homme ?

Japp tendit au chauffeur un autre groupe de photographies.

Il les considéra attentivement, puis hocha la tête.

— Ma foi, sans trop affirmer, ce serait peut-être un de ces deux-là.

Parmi les photographies, se trouvait celle de Ronald Marsh ; Jobson ne l’avait pas du tout repérée, mais il venait de désigner deux autres hommes du type de Ronald.

Japp remercia le chauffeur et le congédia.

— Ce n’est pas mal, dit-il. Quant à l’identification de Marsh, elle était assez difficile, je n’ai pu mettre la main que sur une vieille photo datant de sept ans. Mais, pour moi, aucun doute ne subsiste et voilà deux alibis entièrement renversés. Poirot, je vous félicite d’y avoir songé.

Poirot prit un air modeste.

— Lorsque j’appris que lui et sa cousine avaient passé la nuit à l’Opéra, il me parut plausible qu’ils se fussent donné rendez-vous à l’un des entractes. Naturellement, les gens qui se trouvaient avec eux ne se doutent point de leur expédition nocturne, mais une demi-heure suffit amplement pour aller de Covent Garden à Regent Gate et en revenir. À entendre le nouveau lord proclamer si chaleureusement son alibi, je flairais quelque chose de louche.

— Mon vieux Poirot, vous êtes bien soupçonneux. Et ma foi, vous avez raison. Le nouveau lord Edgware est certainement le coupable. Voyez plutôt ceci. Il tendit un papier à mon ami.

— Un câble de New York. La police américaine a vu Lucie Adams. La lettre de sa sœur venait de lui parvenir le matin même. Elle a refusé de se dessaisir de l’original, mais voulut bien permettre à l’inspecteur d’en prendre copie. Lisez, c’est concluant !

Poirot s’empressa de prendre le câble, que je lus par-dessus son épaule :

Texte de la lettre reçue par Lucie Adams, datée du 29 juin, 8, Rosedew Mansions, London S. W. 3 ;

Ma chère petite sœur,

Excuse-moi de t’avoir écrit une lettre si courte la semaine dernière, mais j’étais très occupée. Enfin, le succès a couronné mes efforts. La presse a été magnifique et tout le monde me comble de gentillesses. Je possède ici quelques amis sincères et je songe à louer, l’année prochaine, un théâtre pour deux mois. Le sketch de la danseuse russe a beaucoup plu, ainsi que celui de l’Américaine à Paris. Je suis si émue en ce moment que je sais à peine ce que j’écris et tu vas comprendre pourquoi dans un instant, mais d’abord il faut que tu saches comment on m’apprécie. Mr. Hergesheimer, avec son amabilité habituelle, m’a promis de m’inviter à déjeuner pour me faire rencontrer sir Montagu Corner, qui pourrait m’aider puissamment. L’autre soir, j’ai parlé avec Jane Wilkinson, qui s’est montrée enthousiaste sur la façon dont je l’ai imitée. Et voilà qui m’amène à la nouvelle que je veux t’apprendre. Je n’éprouve pas pour cette femme une grande estime parce que j’ai entendu parler d’elle tout récemment par quelqu’un qui la connaît très bien. Il parait qu’elle est sournoise et méchante… Tu sais qu’en réalité elle est l’épouse de lord Edgware. Il n’est pas non plus une perfection. Il a abominablement traité son neveu, le capitaine Marsh dont je t’ai parlé. Celui-ci me l’a raconté lui-même et cela m’a fait de la peine. Mon imitation de Jane Wilkinson l’a tellement frappé qu’il m’a dit : « Je prétends que lord Edgware lui-même s’y laisserait prendre. Voulez-vous parier ? – Combien ? » dis-je en riant. Ma chère Lucie, sa réponse me coupa net la respiration. Dix mille dollars !… Songes-y, ma chérie, dix mille dollars !… et cela simplement pour faire une farce ! « Comment donc, lui répondis-je, à ce compte-là, je veux bien mystifier le roi à Buckingham et encourir le risque de lèse-majesté. » Puis nous avons discuté les détails.

La semaine prochaine, tu sauras le reste… si oui ou non on m’a découverte. Quoi qu’il arrive, ma chère Lucie, en cas de succès ou d’échec, je toucherai les dix mille dollars. Oh ! ma petite sœur chérie, que de bonheur pour nous deux avec cet argent ! Je n’ai pas le temps de t’en écrire davantage, car je vais à présent mettre mon projet à exécution.

Je te quitte, ma petite sœur chérie, en t’embrassant des milliers de fois.

Carlotta.

Poirot posa lentement la dépêche sur la table. Je devinais son émotion.

— Nous le tenons enfin ! s’écria Japp.

— Oui, dit Poirot, d’une voix sans timbre.

Japp le considéra avec curiosité.

— Qu’avez-vous, monsieur Poirot ?

— Rien. J’avoue cependant que je m’attendais à autre chose.

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