LE COUTEAU SUR LA NUQUE AGATHA CHRISTIE

— L’inspecteur Japp ?

— Oui, je lui ai donné rendez-vous ici… c’est un vieil ami…

Bryan retomba dans le silence. Jenny lui lança un coup d’œil mais ne dit rien ; elle paraissait légèrement préoccupée.

Au bout d’un moment, Japp entra. S’il fut étonné à la vue de Bryan Martin et de Jenny Driver, il n’en laissa rien paraître et salua Poirot avec sa rondeur habituelle.

— Eh bien, monsieur Poirot, que signifie cette réunion ? Vous vous apprêtez sans doute à nous faire quelques déclarations importantes ?

Poirot sourit.

— Seulement une petite histoire très simple… si simple que je rougis de n’avoir pas vu clair plus tôt. Si vous le permettez, je vais commencer par le commencement.

Japp regarda sa montre.

— Si cela ne doit pas durer plus d’une heure…

— Rassurez-vous. Cela me prendra moins de temps que cela. Vous désirez connaître l’assassin de lord Edgware, de miss Adams et de Donald Ross ?

— Autant que possible, dit Japp avec prudence.

— Accordez-moi un peu d’attention et vous saurez tout. Je vais vous conduire pas à pas sur la piste… vous montrer mon aveuglement et ma sottise. Il a fallu la conversation de mon ami Hastings et une remarque surprise par hasard dans la rue pour m’aiguiller sur le bon chemin.

Il fit une pause et commença :

— Je débute par le dîner à l’hôtel Savoy. Lady Edgware vint vers moi et me demanda une entrevue. Elle désirait se débarrasser de son mari et elle déclara – sans réfléchir, me sembla-t-il – qu’il lui faudrait peut-être le tuer elle-même. Bryan Martin entendit ces paroles… C’est bien exact, n’est-ce pas Mr Bryan Martin ?

— Toutes les personnes présentes l’entendirent, répliqua l’acteur.

— D’accord. Je n’eus point le loisir d’oublier ces paroles de lady Edgware. Bryan Martin se présenta ici le lendemain matin pour me les rappeler.

— Pardon ! s’écria Bryan Martin violemment, j’étais venu…

Poirot leva la main.

— Vous êtes venu soi-disant pour me raconter une histoire sans queue ni tête où il était question de filature. Mais un enfant ne s’y serait pas laissé prendre. Une femme dont vous désiriez obtenir le consentement… un homme que vous reconnaissiez à sa dent en or. Mon ami, une dent en or ne se fait plus de nos jours… surtout en Amérique ! La chirurgie dentaire a fait des progrès ! Oh ! votre boniment était cousu de fil blanc. Quand vous en avez fini avec vos absurdités, vous arrivez au but réel de votre visite… susciter mes soupçons contre lady Edgware. Pour parler clairement, vous prépariez le terrain en vue du moment où cette personne tuerait son mari.

Bryan Martin était blême.

— Je ne sais ce que vous racontez, murmura-t-il.

— Vous tournez en ridicule l’idée que lord Edgware puisse consentir au divorce ! Vous pensez que je vais le voir le lendemain matin, mais le rendez-vous se trouvant modifié, je me rends chez lui ce jour-là même et il accepte le divorce. Lady Edgware n’a donc plus de raison de supprimer son mari. En outre, celui-ci a déjà écrit dans ce sens à lady Edgware. Mais celle-ci affirme n’avoir jamais reçu cette lettre. Ou elle ment, ou son mari ment, ou quelqu’un a intercepté la lettre… Qui ? Je me pose alors cette question : pourquoi Mr Bryan Martin a-t-il pris la peine de venir me raconter ces mensonges ? Et j’en viens à conclure que vous êtes follement épris de lady Edgware. Lord Edgware m’apprend que sa femme désire épouser un acteur. Soit. Mais cette femme versatile change d’idée et lorsque la lettre de lord Edgware consentant au divorce lui parvient, ce n’est plus vous qu’elle veut épouser, c’est un autre ! Vous aviez donc une raison de supprimer cette lettre.

— Moi ? Jamais…

— Attendez. Tout à l’heure, vous parlerez tant qu’il vous plaira. Pour l’instant, veuillez me suivre.

« Quel devait être votre état d’esprit, vous, l’idole des femmes, qui jusque-là vous considériez comme irrésistible ? Dans votre colère, vous songiez à vous venger de lady Edgware en lui causant le plus de mal possible. Et que souhaiter de plus que de la voir accusée… peut-être condamnée ?…

— Sacrebleu ! s’exclama Japp.

Poirot se tourna vers lui.

— Eh oui, mon ami, voilà la petite idée qui germa dans mon cerveau et sur laquelle vinrent se greffer plusieurs autres faits : Carlotta Adams avait l’amitié de deux hommes : le capitaine Marsh et Bryan Martin. Il est possible que Bryan Martin, l’artiste qui gagne des sommes folles, ait suggéré la mystification et offert les dix mille dollars. En effet, je ne pouvais croire que miss Adams supposât Ronald Marsh en possession de dix mille dollars. Elle le savait fauché comme les blés. Bryan Martin, lui…

— Je vous jure que ce n’est pas moi ! je vous le jure ! cria le jeune acteur d’une voix rauque.

Poirot continua :

— Quand le texte de la lettre de miss Adams à sa sœur fut télégraphié de Washington à Scotland Yard, je ne sus que penser. Plus tard, je reçus l’original de la lettre et je découvris qu’une page manquait, de sorte que la teneur de la page suivante devait se rapporter à quelqu’un d’autre qu’au capitaine Marsh.

« Lorsque celui-ci fut arrêté, il déclara nettement avoir vu un homme, qu’il prit pour Bryan Martin, entrer chez son oncle. Venant de quelqu’un en état d’arrestation, cette déposition n’offrait aucune valeur. En outre, Mr Martin possédait un alibi. Bien sûr ! Il fallait s’y attendre. Si Mr Martin avait commis le meurtre, il était indispensable qu’il pût fournir un alibi… Cet alibi fut attesté par un seul témoin, miss Driver.

— Et alors ? dit la jeune modiste.

— Rien, mademoiselle, répondit Poirot en souriant. Permettez-moi cependant de vous rappeler que ce jour-là même je vous ai vue déjeunant en tête à tête avec Mr Martin. Vous êtes venue à ma table pour essayer de me persuader que miss Adams avait un penchant pour Ronald Marsh… et non – alors que tel était le cas – pour Bryan Martin.

— Pas du tout ! protesta l’acteur avec énergie.

— Vous ne vous en doutiez peut-être pas, monsieur, prononça Poirot avec calme, mais je crois que c’est la vérité. Cela expliquerait, mieux peut-être que n’importe quelle autre raison, son antipathie pour lady Edgware. Elle la détestait à cause de vous. Vous lui avez fait part de vos déceptions, n’est-ce pas ?

— Oui, je sentais le besoin de me confier à quelqu’un, et, elle…

— Elle savait témoigner de la sympathie. Je le sais. Eh bien, qu’arrive-t-il ensuite ? Ronald Marsh est arrêté. Aussitôt vous voilà rassuré. Encore que votre plan ait échoué en ce sens que lady Edgware changea d’avis à la dernière minute et assista au dîner de sir Montagu, un autre pseudo-coupable vous libère de tout souci… lorsque, à un lunch, vous entendez Donald Ross, ce jeune homme aimable, mais écervelé, confier à Hastings quelque chose qui vous inquiète.

— C’est faux ! cria l’acteur, le visage bouleversé par la peur. Je vous jure que je n’ai rien entendu !… rien !…

Alors, se produisit un coup de théâtre.

— Vous dites vrai, prononça Poirot avec calme. Et j’espère que vous voilà suffisamment puni pour être venu me raconter à moi, à moi Hercule Poirot, une histoire à dormir debout.

Nous demeurions tous abasourdis. Poirot continua :

— Vous voyez… Je viens de vous exposer mes erreurs. Je m’étais posé cinq questions. Hastings les connaît. J’avais réponse à trois. Qui a supprimé la lettre ? Bryan Martin. Pourquoi lord Edgware s’était-il subitement ravisé et avait-il accepté le divorce ? Ou bien il voulait se remarier – mais là je ne découvre aucune preuve –, ou bien il craignait le chantage pour un motif quelconque. Lord Edgware était un homme haineux et déséquilibré. Pour moi, voilà ce qui s’est passé. Lord Edgware consentit au divorce pour éviter le scandale de certaines divulgations. Mais sa fureur éclata sur ses traits dès qu’il se crut sans témoins.

« Restaient deux questions. À qui appartenaient les lunettes trouvées dans le sac de Carlotta Adams et qui ne lui appartenaient pas ? Et pourquoi a-t-on téléphoné à lady Edgware pendant qu’elle assistait au dîner de sir Montagu ? Je ne pouvais introduire le nom de Bryan Martin dans aucun de ces deux cas.

« Je fus donc obligé de conclure que je me trompai en accusant Mr Martin, ou que mes questions ne reposaient sur rien. En désespoir de cause, je relus attentivement la lettre de miss Adams. Et je découvris du nouveau !

« Constatez par vous-même. Comme vous voyez, la feuille est déchirée de façon irrégulière. Supposons qu’au haut de la page il y ait eu « Elle m’a dit »… Alors nous y sommes ! Ce n’est pas un homme, mais une femme qui a proposé la mystification à Carlotta Adams.

« Je dressai une liste des femmes qui, de près ou de loin, avaient été rattachées à la personne de la victime. Outre Jane Wilkinson, j’en soupçonnais quatre : Geraldine Marsh, miss Carroll, miss Driver et la duchesse de Merton.

« De ces quatre personnes, la plus suspecte me parut être miss Carroll. Elle portait des lunettes, elle se trouvait dans la maison du crime cette nuit-là, et elle s’était par trop empressée d’accuser Jane Wilkinson ; de surcroît, c’est une femme énergique et capable de mener à bien un assassinat. Pour quelles raisons ? Elle avait travaillé depuis plusieurs années pour le compte de lord Edgware… Peut-être certains mobiles nous échappaient-ils…

« Je ne pouvais écarter le nom de Geraldine Marsh à la légère. Elle haïssait son père : elle-même l’avouait. Admettons qu’une fois entrée dans la maison, elle ait tué son père délibérément, puis qu’elle soit montée chercher ses perles. Imaginez son angoisse lorsqu’elle constate que son cousin, pour qui elle éprouve une profonde affection, l’a suivie à l’intérieur au lieu de rester près de la voiture.

« Son agitation extrême pourrait facilement s’expliquer ainsi. La boîte en or découverte dans le sac de miss Adams portait l’initiale « D ». J’ai entendu son cousin appeler Geraldine « Dina ». Ajoutons qu’elle se trouvait en pension à Paris en novembre dernier et pouvait très bien y avoir rencontré Carlotta Adams.

« Peut-être jugerez-vous bizarre mon idée de placer la duchesse de Merton dans ma liste. Cette grande dame est venue me consulter et je la crois une fanatique de l’amour maternel. Elle concentre tous ses sentiments sur son fils et il est fort possible qu’elle ait machiné tout un complot pour perdre la femme qui attente au bonheur de son unique enfant.

« N’oublions pas non plus miss Jenny Driver…

Il s’arrêta et regarda Jenny. Elle soutint bravement son regard et lui demanda :

— Qu’avez-vous à me reprocher ?

— Rien, mademoiselle, sinon que vous êtes une amie de Bryan Martin, et que votre nom de famille commence par un D.

— C’est tout ?

— Pas encore. Plus que tout autre, vous possédez le cran et l’énergie nécessaires pour accomplir un crime.

— Continuez, lui dit-elle sans s’émouvoir.

Et elle alluma une cigarette.

— L’alibi de Mr Martin était-il vrai ou faux ? Voilà ce que je désirais savoir. Dans l’affirmative, qui donc Ronald Marsh avait-il vu entrer dans la maison ? Soudain, je me souvins que le beau majordome de Regent Gate offrait une ressemblance assez étroite avec Mr Martin. C’était lui que le capitaine Marsh avait vu et là-dessus j’échafaudai une hypothèse. Le majordome fut le premier à découvrir l’assassinat de son maître. Aux côtés de lord Edgware, gisait une enveloppe contenant cent livres sterlings en billets de banque français. Il prit cet argent, sortit subrepticement et alla confier le produit de son vol à un de ses amis, puis rentra à l’aide de la clé de lord Edgware. Il laissa à la femme de chambre le soin de découvrir le cadavre le lendemain. Il ne courait aucun risque, le meurtre, il en était convaincu, ayant été commis par lady Edgware, les billets de banque étant hors de la maison et sans doute déjà convertis en monnaie anglaise avant qu’on s’aperçût de leur disparition. Cependant, lorsqu’il apprit que lady Edgware avait un alibi et qu’il fut interrogé par Scotland Yard sur ses propres antécédents, il eut peur et crut bon de décamper au plus vite.

Japp approuva de la tête.

— Reste la question des lunettes. Si miss Carroll en était la propriétaire, tout devenait clair comme l’eau de roche. Elle pouvait avoir supprimé la lettre et en discutant les détails avec Carlotta Adams, ou au cours d’une entrevue le soir du crime, elle aurait par mégarde égaré ses lunettes qui se seraient glissées dans le sac de Carlotta Adams.

« Mais les lunettes n’appartenaient point à miss Carroll. Un soir, je rentrais en compagnie de Hastings et, quelque peu découragé, j’essayais de mettre de l’ordre dans ma tête lorsque le miracle se produisit !

« D’abord Hastings fit allusion à la remarque de Donald Ross : ils étaient treize à table au dîner de sir Montagu Corner et il fut le premier à se lever. Je suivais le cours de mes pensées et ne prêtais guère attention à ses paroles quand tout à coup une idée surgit dans mon esprit : strictement parlant, Donald Ross ne disait pas la vérité. Il avait peut-être quitté le premier la table à la fin du repas, mais lady Edgware avait été la première à se lever, puisqu’elle avait été répondre au téléphone. En pensant à elle, il me vint une certaine devinette que j’imaginais convenir parfaitement à sa mentalité à certains points de vue puérile, je cherchais ensuite à qui m’adresser pour obtenir des détails sur les sentiments de Mr Martin envers Jane Wilkinson, lorsqu’une simple phrase, prononcée par un passant sortant du cinéma, me tira d’embarras.

« Il disait à sa compagne qu’un des personnages du film aurait dû interroger Ellis ». Immédiatement, la lumière jaillit en mon cerveau.

Il regarda autour de lui.

— Oui, oui, les lunettes, l’appel téléphonique, la femme qui se présenta chez le bijoutier parisien pour prendre livraison de la boîte en or : Ellis, naturellement, la femme de chambre de Jane Wilkinson ! Je menai l’enquête pas à pas : les bougies, la demi-clarté, Mme Van Dusen… enfin tout ! Je savais tout !

CHAPITRE XXX

LE RÉCIT DU CRIME

Poirot nous considéra un moment.

— Mes amis, reprit-il d’une voix douce, je vais vous apprendre maintenant ce qui se passa au cours de cette nuit tragique.

« À sept heures, Carlotta Adams quitte son appartement et se rend en taxi au Piccadilly Palace.

Je poussai une exclamation de surprise.

— Parfaitement, Hastings, au Piccadilly Palace, où elle a déjà retenu une chambre sous le nom de Mme Van Dusen. Elle porte des lunettes aux verres très épais, ce qui, vous le savez, modifie beaucoup l’aspect d’un visage. En retenant sa chambre, elle prétend qu’elle part le soir même pour Liverpool et que ses bagages sont déjà en route. À huit heures trente, lady Edgware se présente à l’hôtel et demande à la voir. On l’accompagne à la chambre de Mme Van Dusen. Là, les deux femmes échangent des vêtements. Portant une perruque blonde, une robe de taffetas blanc et un manteau d’hermine, Carlotta Adams, et non Jane Wilkinson, quitte l’hôtel et se fait conduire à Chiswick. Si ! si ! c’est possible. Je suis allé le soir à l’hôtel de sir Montagu Corner. La table du dîner n’est éclairée que par des bougies, les lampes sont voilées, aucun des invités ne connaît très bien Jane Wilkinson. Tous retrouvent les cheveux d’or et la voix mélodieuse. Comme tout cela est simple ! Si le tour n’avait pas réussi, si quelqu’un avait découvert la mystification, Carlotta s’en tirait indemne.

« Lady Edgware, portant une perruque noire, les vêtements de Carlotta et les lunettes, règle la note, monte avec sa valise dans un taxi et file à Euston. Elle retire la perruque noire dans les lavabos et mets sa mallette en consigne. Avant de se rendre à Regent Gate, elle demanda la communication téléphonique avec lady Edgware. Cela fait partir du programme et si tout marche à souhait, Carlotta doit répondre : « Très bien ! » Inutile d’ajouter que miss Adams ignore totalement la raison de cet appel téléphonique. Ayant entendu les mots : « Très bien ! » lady Edgware poursuit la réalisation de son plan. À Regent Gate, elle demande à voir lord Edgware, annonce son identité, entre dans la bibliothèque… et commet le premier meurtre. Bien entendu, elle ne se sait pas surveillée du premier étage par miss Carroll. Pour elle, le seul témoin est le maître d’hôtel (qui ne l’a encore jamais vue – et en outre elle porte un chapeau qui lui cache la moitié du visage) et seule la parole de ce serviteur sera mise dans la balance contre le témoignage de douze personnes honorables qui assistèrent au dîner de lord Montagu Corner.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer