LE COUTEAU SUR LA NUQUE AGATHA CHRISTIE

— Vous pourriez en prendre note, Hastings.

Je le fis sans en comprendre la raison. Puisque Ronald vivait à Regent Gate, quelle nécessité de noter son adresse précédente ?

Japp se leva.

— Pour moi, c’est miss Adams la coupable. Je vous félicite d’avoir découvert cela, monsieur Poirot. Malheureusement, je ne discerne pas le mobile qui aurait poussé cette femme au crime.

— Je connais une personne qui possède un mobile très plausible et à laquelle vous ne prêtez aucune attention, remarqua Poirot.

— Qui ça ?

— Le gentleman qui, d’après la rumeur, désirait épouser la femme de lord Edgware. En d’autres termes, le duc de Merton.

— Il a certainement un mobile, dit Japp en riant, mais un homme dans sa situation ne peut vraisemblablement s’abaisser à commettre un assassinat. En tout cas, il se trouve à Paris.

— Alors, sérieusement, vous ne le considérez pas comme suspect ?

— Et vous, monsieur Poirot ?

S’esclaffant devant l’absurdité d’une telle idée, Japp nous quitta.

CHAPITRE XVII

LE MAÎTRE D’HÔTEL

Le lendemain nous prîmes quelque repos, tandis que Japp déployait une activité débordante. Il vint nous rendre visite à l’heure du thé.

Il semblait en colère :

— Je viens de commettre une bévue.

— Impossible, mon ami, dit Poirot poliment.

— Si, malheureusement. Ce… (il proféra un mot qu’on ne saurait reproduire) de maître d’hôtel m’a glissé entre les doigts.

— Il a disparu ?

— Oui. Ah ! la fripouille !

— Calmez-vous…

— Facile à dire. Mais on m’a houspillé en haut lieu !

Japp avait l’air vraiment malheureux. Poirot poussa quelques gloussements de compassion. Plus familier avec le caractère anglais, je remplis un verre de whisky et soda et le plaçai devant l’inspecteur.

— Merci, capitaine, c’est pas de refus.

Il but et poursuivit d’un ton moins tragique :

— Je n’irai pas jusqu’à affirmer que c’est lui le meurtrier. Sa fuite paraît suspecte, mais peut s’expliquer d’autre façon. Je commençais à le surveiller ; il fréquentait des boîtes de nuit de mauvaise réputation. Je le répète, c’est une vraie fripouille ! Cela explique sa fuite. Il redoutait d’être pris pour quelque autre exploit. De plus en plus, je suis persuadé que c’est miss Adams la coupable, sans toutefois en avoir aucune preuve encore. J’ai envoyé des hommes fouiller son appartement, mais ils n’ont rien découvert d’utile. Elle ne conservait aucune correspondance, à part quelques papiers d’affaires et des contrats, tous classés en bon ordre, et deux lettres de sa sœur de Washington…

— Elle était d’un caractère discret, dit Poirot. Pour nous, c’est regrettable.

— Je me suis entretenu avec la femme qui la servait. Rien à en tirer. J’ai aussi été voir son amie qui tient un magasin de mode.

— Ah ! Et que pensez-vous de miss Driver ?

— C’est une personne d’une très vive intelligence. Malheureusement, elle ne m’a été d’aucun secours ! Il m’a fallu courir partout pour découvrir en fin de compte que la demoiselle allait dîner et danser avec divers jeunes gens, dont aucun, du reste, ne lui est particulièrement attaché. Il y avait lord Edgware, Mr. Bryan Martin, vedette de cinéma, et une demi-douzaine d’autres.

« Monsieur Poirot, il ne faut pas soupçonner une complicité masculine. Nous finirons par trouver qu’elle seule a commis le crime. En attendant, je cherche le lien qui existait sûrement entre elle et la victime. Sans doute devrai-je me rendre à Paris, car le mot « Paris » était gravé sur la petite boîte en or et le défunt lord fit plusieurs séjours dans la capitale française au cours de l’automne dernier pour acquérir des antiquités et des tableaux. Je tiens ce détail de miss Carroll. Oui, il faut que j’aille à Paris. Je prendrai le bateau dès demain après-midi.

— Votre esprit énergique et plein de décision m’éblouit, mon cher Japp.

— Vous, au contraire, sombrez dans la paresse. Vous restez là, assis, en train de réfléchir… À quoi bon ? Il faut se remuer au lieu d’attendre que les alouettes vous tombent toutes rôties dans le bec !

La petite bonne ouvrit à ce moment la porte et annonça :

— Mr. Bryan Martin, monsieur. Il demanda si vous pouvez le recevoir ?

— Je vous quitte, dit Japp en se levant. Toutes les étoiles de cinéma viennent vous consulter.

— Un mot encore, dit Poirot. Comment lord Edgware a-t-il disposé de sa fortune ?

— Il a légué ses propriétés à sa fille, cinq cents livres sterling à miss Carroll… et c’est tout. Un testament des plus simple, comme vous voyez.

— Quand a-t-il été rédigé ?

— Après le départ de sa femme… voilà un peu plus de deux ans. Il ne lui accorde aucune part dans son héritage.

— Quelle rancune tenace ! murmura Poirot.

Japp sortit en nous disant : À bientôt !

Bryan Martin entra. Vêtu de façon impeccable, c’était réellement un beau spécimen d’homme, mais il avait l’air sombre.

— Excusez-moi d’avoir tardé à revenir vous voir, monsieur Poirot. Je crains d’avoir abusé de votre temps pour rien.

— Vraiment ?

— Oui. J’ai vu la dame dont je vous ai parlé. Elle refuse catégoriquement de vous mettre dans le secret. Je regrette vivement de vous avoir dérangé.

— Cela ne fait rien. Je m’y attendais.

— Hein ? fit l’acteur surpris. Vous savez donc de quoi il s’agit ?

— Pas exactement, monsieur Martin, mais un détective bâtit toujours des hypothèses. Si elles se réalisent… alors il conclut.

— Pourrai-je connaître vos conclusions ?

— Autre principe : un détective doit se taire. Je vous dirai simplement que je me suis formé une opinion dès que vous m’avez parlé de l’homme à la dent en or.

— Vous m’étonnez de plus en plus. Où voulez-vous en venir ? Si vous consentiez seulement à me donner quelques explications ?

Poirot sourit et hocha la tête.

— Changeons de conversation.

— Si vous le voulez, mais d’abord veuillez me dire combien je vous dois.

Poirot agita la main.

— Pas un sou ! Je n’ai rien fait pour vous. Et lorsqu’un cas m’intéresse, j’écarte la question d’argent.

— Je n’ose insister, dit l’acteur un peu gêné.

Et après un silence il demanda :

— N’est-ce pas un inspecteur de Scotland Yard que j’ai rencontré il y a un instant dans l’escalier ?

— Si, l’inspecteur Japp.

— Je ne l’ai pas reconnu sur le moment. Il est venu me voir pour m’interroger sur la pauvre Carlotta Adams.

— Vous la connaissiez bien ?

— J’ai été son camarade d’enfance en Amérique, mais depuis je l’ai à peine vue. Cependant sa mort m’a fait beaucoup de chagrin. Elle était charmante. Je ne comprends pas son suicide. Il est vrai que je ne sais rien de ses affaires personnelles. Je l’ai dit à l’inspecteur.

— Je rejette, pour ma part, la version du suicide, déclara Poirot.

Il fit une pause et ajouta :

— Ne trouvez-vous pas que le mystère de la mort de lord Edgware se complique ?

— C’est vrai. Mais, monsieur Poirot, maintenant que Jane est tout à fait hors de cause, soupçonne-t-on quelqu’un d’autre ?

— Oui. Il y a du moins de fortes présomptions.

Bryan Martin parut troublé.

— Sur qui ?

— Le maître d’hôtel de lord Edgware a disparu… Une fuite en de telles circonstances constitue presque un aveu.

— Le maître d’hôtel ! Vous me surprenez.

— Un fort beau jeune homme. Il vous ressemble un peu, dit Poirot avec un salut.

Bryan Martin eut un demi-sourire.

— Vous me flattez !

— Non ! non ! non ! Est-ce que toutes les femmes n’ont pas la photographie de Bryan Martin ? Est-il indifférent à une seule ?

— Vous exagérez, dit l’acteur en se levant. Merci encore, monsieur Poirot. Excusez-moi de vous avoir dérangé.

Il nous serra la main.

Dévoré par la curiosité, j’interrogeai Poirot dès que notre visiteur eut refermé la porte derrière lui.

— Poirot, vous attendiez-vous, en réalité, qu’il renoncerait à approfondir l’histoire de ces filatures en Amérique ?

— Vous me l’avez entendu dire, Hastings.

— Mais alors ?

— Eh bien, vous devez savoir qui est la mystérieuse jeune fille de qui il a dû prendre l’avis ? Mon ami, j’ai ma petite idée. Comme je l’ai déjà dit, elle m’est venue en entendant parler de la dent en or, et si mon hypothèse se justifie, je sais qui est la jeune fille et pourquoi elle a dissuadé Bryan Martin de se confier à moi. Vous en seriez au même point si vous essayiez de faire usage de votre cerveau.

CHAPITRE XVIII

LE PRÉTENDANT

Je n’ai pas le dessein d’exposer en détail l’instruction sur le décès de lord Edgware et de Carlotta Adams. Mort accidentelle : telle fut la décision des magistrats en ce qui concerne la seconde affaire. L’instruction de la première fut ajournée après identification et examen médical de la victime. L’examen des viscères révéla que le décès avait eu lieu au moins une heure et au plus deux heures après la fin du repas, ce qui fixe l’heure du crime entre dix et onze heures du soir, plutôt peu après dix heures.

On garda le secret sur la substitution de personnalité entre Jane Wilkinson et Carlotta Adams. Les journaux publièrent le signalement du maître d’hôtel en fuite et tout le monde resta sous l’impression que c’était lui le meurtrier. On l’accusa d’avoir forgé de toutes pièces son histoire de la visite de Jane Wilkinson en omettant d’ajouter que son témoignage avait été corroboré par celui de la secrétaire. Dans tous les journaux les détails concernant le meurtre occupaient des colonnes entières sans apporter en fait le moindre renseignement.

Pendant ce temps, Japp se démenait et l’inertie de Poirot m’irritait à l’extrême. Je le soupçonnais de vieillir et j’essayais de le secouer.

— Voyons, cher ami, remuez-vous. C’est Japp qui fait tout le travail.

— Vous m’en voyez ravi.

— Je ne partage pas votre optimisme. Je voudrais vous voir enfin mettre la main à la pâte.

— C’est ce que je fais.

— Comment ?

— J’attends.

— Vous attendez quoi ?

— Que mon chien me rapporte le gibier, répondit Poirot.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Je fais allusion à ce bon Japp. Il dispose de moyens que je n’ai pas. Sans doute ne tardera-t-il pas à venir nous donner de ses nouvelles.

Avec une ténacité persistante, Japp continuait son enquête. Il avait fait chou blanc à Paris, mais deux jours plus tard, il monta nous voir, l’air très satisfait de lui-même.

— L’enquête exige du temps et de la patience, dit-il, mais elle avance peu à peu !

— Mes félicitations, mon ami.

— Oui. J’ai découvert que le soir du crime, vers neuf heures, une dame blonde a déposé une mallette à la consigne de la gare d’Euston. La mallette de miss Adams a été montrée au préposé qui l’a nettement reconnue.

— Euston ! Ah ! oui… Station importante la plus proche de Regent Gate. Sans doute y est-elle entrée pour se maquiller au lavabo et y a laissé ensuite se mallette. Quand la mallette fut-elle retirée ?

— À dix heures et demie… par la même personne.

Poirot approuva d’un signe de tête.

— Autre découverte, poursuivit Japp. J’ai tout lieu de croire que Carlotta Adams se trouvait au Lyons Corner, dans le Strand, à onze heures.

— Ah ! Voilà qui est intéressant ! Comment êtes-vous arrivé à le savoir ?

— Ma foi, plus ou moins par hasard. Comme vous le savez, les journaux ont parlé de la petite boîte en or aux initiales de rubis. Un reporter a relevé ce détail dans un article ayant trait à l’usage de la drogue dans les milieux du théâtre. Cet article, publié dans un journal féminin du dimanche, faisant mention de la petite boîte en or, donnait un portrait pathétique de la jeune femme devant qui s’ouvrait une magnifique carrière, et l’auteur se demandait où elle avait passé sa dernière soirée et si quelque chagrin intime l’avait poussée à mettre fin à ses jours.

« Alors, il paraît qu’une des serveuses de chez Lyons, ayant lu cet article, s’est rappelé avoir eu, ce soir-là, une cliente qui tenait en main une boîte semblable, et elle se souvenait même des initiales « C. A. ». Très intriguée, elle en avait parlé à toutes ses camarades…

« Un jeune journaliste a interviewé la serveuse et dans le prochain Cri du soir vous pourrez lire un article également pathétique : Les dernières heures d’une jeune artiste. – L’attente anxieuse… celui qui ne vient pas au rendez-vous. – L’intuition de la serveuse qui devine la souffrance d’une femme… Vous connaissez cette littérature stupide, monsieur Poirot ?

— Et alors ?

— Eh bien, nous sommes en excellents termes avec les journalistes du Cri du soir. Ils m’ont donné le tuyau parce qu’ils voulaient avoir des détails sur une autre affaire. J’ai filé jusque chez Lyons. J’ai vu la serveuse… et son récit ne permet aucun doute. Elle n’a pu reconnaître la photographie de Carlotta entre plusieurs autres, mais elle n’avait pas prêté une attention particulière aux traits de la femme : une brune, jeune et élancée, très élégamment vêtue, et qui portait un petit chapeau à la mode. Les femmes devraient observer davantage les visages et un peu moins les chapeaux.

— La physionomie de miss Adams se fixait difficilement dans l’esprit, remarqua Poirot. Ses traits possédaient une mobilité d’expression extraordinaire.

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