LE COUTEAU SUR LA NUQUE AGATHA CHRISTIE

— N’est-ce pas ? Cette fois encore, sa présence ne m’intrigua pas outre mesure, mais quand je revis à Los Angeles ce même homme dépouillé de sa barbe, à Chicago, avec une moustache et des sourcils maquillés, je commençai à m’inquiéter sérieusement. Plus l’ombre d’un doute. J’étais ce qu’on appelle filé. Partout où j’allais, je revoyais ce même individu sous des déguisements divers. Cependant, grâce à sa dent en or, je l’identifiais toujours.

— Dites-moi, monsieur Martin, n’avez-vous jamais adressé la parole à ce personnage pour lui demander le motif de sa surveillance ?

L’acteur hésita.

— Non. Une ou deux fois il m’est venu à l’esprit de le faire, mais je m’en suis toujours abstenu, afin de ne pas éveiller sa méfiance. Je craignais qu’on le remplaçât par un autre que je n’eusse peut-être jamais soupçonné.

— Oui, quelqu’un dépourvu de cette dent en or si précieuse… Monsieur Martin, tout à l’heure vous parliez de « on ». Qui désignez-vous par ce mot ?

— Personne de précis.

— Ce soupçon s’appuie sur une raison quelconque ?

L’acteur hésita.

— J’ai une vague intuition. Il s’agit d’un incident qui s’est passé à Londres voici deux ans, un de ces faits sans importance, cependant inoubliable. Je me demande si cette filature présente quelque rapport avec l’incident en question, mais j’ai beau y réfléchir, je ne vois pas de lien.

— Peut-être le découvrirai-je.

De nouveau, Bryan Martin parut embarrassé.

— L’ennui est que je ne puis vous parler ouvertement… du moins aujourd’hui. Dans un jour ou deux, peut-être me sera-t-il permis de le faire.

Sous le regard inquisiteur de Poirot, il ajouta :

— Vous comprenez… il y a une jeune fille dans l’histoire.

— Ah ! parfaitement ! Une Anglaise ?

— Pourquoi supposez-vous qu’il s’agit d’une Anglaise ?

— Très simple. Vous ne pouvez en parler à présent, mais vous espérez pouvoir le faire dans un jour ou deux. Autrement dit, vous voulez au préalable obtenir la permission de la jeune personne. Elle se trouve donc en Angleterre et devait y habiter pendant que l’on vous filait ; si elle avait été en Amérique à cette époque, vous auriez tout simplement été la voir pour savoir le mot de l’énigme. Puisqu’elle vit en Angleterre depuis dix-huit mois, j’en déduis, sans aucune certitude toutefois, qu’elle est de nationalité anglaise. Mon raisonnement est-il exact ?

— Je vous félicite, monsieur Poirot. Si elle m’accorde la permission de parler, me promettez-vous votre concours ?

Il y eut une pause, pendant laquelle Poirot sembla s’interroger intérieurement. Enfin, il demanda :

— Pourquoi vous adressez-vous à moi avant d’avoir sollicité son autorisation ?

Bryan Martin balança une seconde :

— Je pensais… je voulais la persuader de vous laisser éclaircir le mystère… En d’autres termes, si vous prenez en main l’affaire, il ne sera pas nécessaire de la rendre publique…

— Cela dépend, répliqua Poirot avec calme.

— Comment cela ?

— S’il ne s’agit pas d’un crime…

— Oh ! non ! il n’en est pas question.

— Peut-être… à votre insu…

— En tout cas, je compte sur vous, monsieur Poirot. Vous voudrez bien nous aider ?

— Volontiers.

Poirot demeura un instant silencieux, puis reprit :

— Dites-moi, votre suiveur… quel âge lui donnez-vous ?

— Oh ! il paraît jeune. Une trentaine d’années.

— Ah ! Voilà qui rend le problème intéressant au possible.

Je le regardai. Bryan Martin en fit autant. La réflexion de Poirot demeurait inexplicable pour lui comme pour moi.

— Oui, murmura Poirot. Dès lors, l’histoire devient extrêmement intéressante.

— Peut-être cet homme est-il plus âgé, indiqua Bryan, mais j’en doute.

— Non, non. Votre appréciation est exacte, monsieur Martin, et votre récit devient des plus romanesque.

Les paroles énigmatiques de Poirot nous interloquèrent. Après un silence, Bryan Martin, n’osant poser des questions au petit détective, se lança dans un autre ordre de conversation.

— Jolie réunion hier soir, n’est-ce pas ? Jane Wilkinson est la femme la plus tyrannique au monde.

— Elle sait ce qu’elle veut, observa Poirot en souriant.

— Oui, et elle finit toujours par l’obtenir.

— On résiste mal à la volonté d’une jolie femme, riposta Poirot. Si elle avait un nez camus, un teint blafard, les cheveux huileux, il en irait sans doute autrement.

— En effet, reconnut Bryan. J’ajouterai que, malgré toute mon amitié pour elle, je ne l’approuve pas toujours… Du reste, je ne la crois pas entièrement responsable de ses actes.

— Eh bien, moi, je prétends qu’elle possède une solide dose de sens pratique.

— Oh ! quand il s’agit de défendre ses intérêts, elle s’y prend à merveille ! Je veux parler de sa responsabilité morale. Aux yeux de Jane, le bien et le mal n’existent pas.

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