LE COUTEAU SUR LA NUQUE AGATHA CHRISTIE

— Vous plaisantez, monsieur Poirot. Carlotta se portait à merveille la dernière fois que je l’ai vue.

— Quand cela ? demanda vivement Poirot.

— Avant-hier, il me semble. Ma mémoire m’est parfois infidèle.

— Carlotta est morte, répéta Poirot.

— D’un accident ?… Écrasée dans la rue ?

— Non. Elle a absorbé une trop forte dose de véronal.

— Oh ! Pauvre petite ! Que c’est lamentable ! Elle commençait à se faire un nom. Elle échafaudait toutes sortes de projets pour faire venir sa sœur d’Amérique. Vraiment, c’est affreux !…

— Oui, il est bien triste de mourir si jeune – alors que l’existence s’ouvre devant vous et qu’on a mille raisons de s’y attacher.

Ronald le regarda.

— Monsieur Poirot, je ne saisis pas très bien le sens de vos paroles.

— Vraiment ?… Je m’exprime parfois un peu brutalement, peut-être… car je me révolte lorsque je vois enlever à la jeunesse le droit à la vie. Cette mort me chagrine énormément. Au revoir, lord Edgware.

— Oui… oui… au revoir, répondit Ronald, étonné.

En ouvrant la porte, j’entrai presque en collision avec miss Carroll.

— Ah ! Monsieur Poirot, on vient de me dire que vous êtes encore là. Puis-je vous dire un petit mot ? Si cela ne vous ennuie pas, veuillez monter dans mon bureau. Je voudrais vous parler au sujet de Geraldine, ajouta-t-elle lorsque nous nous trouvâmes enfermés dans le bureau.

— Je vous écoute, mademoiselle.

— Elle bavardait à tort et à travers, tout à l’heure. Ne protestez pas ! Dans son ressentiment, elle dénaturait les faits.

— J’ai bien vu qu’elle était en proie à une crise nerveuse.

— À vous dire vrai… elle menait une existence plutôt morne. Lord Edgware ne s’entendait nullement à l’éducation des jeunes filles. En réalité, il terrorisait Geraldine.

— Je me doutais bien de quelque chose de semblable.

— D’un tempérament tyrannique, il… je ne sais comment m’exprimer… il aimait se faire craindre et semblait savourer un plaisir cruel à voir les autres trembler devant lui.

— Ah !

— C’était un homme intelligent et très cultivé. Mais dans la vie de famille… Naturellement, je ne subissais pas ses sautes d’humeur, mais j’en étais témoin. Quand sa femme le quitta, je n’en fus guère surprise. Sans vouloir porter de jugement sur elle, j’affirme qu’en épousant lord Edgware elle a eu plus que son lot de souffrances. Elle est partie… Tandis que Geraldine ne pouvait s’en aller. Il demeurait parfois longtemps sans se soucier d’elle, puis, tout à coup, il se souvenait de son existence. Je songe parfois… peut-être ne devrais-je pas le dire…

— Si, si, mademoiselle, je vous en prie !

— Il se vengeait à sa façon du départ de la mère, sa première femme, une créature si bonne et si douce… Je n’aurais point fait allusion à tous ces faits, monsieur Poirot, n’eussent été les déclarations de Geraldine. Entendre une jeune fille dire qu’elle hait son père peut paraître monstrueux à ceux qui ignorent le caractère de lord Edgware.

— Je vous remercie infiniment, mademoiselle. Lord Edgware eût mieux fait, ce me semble, de ne jamais se marier.

— Certes.

— Songeait-il à convoler en troisièmes noces ?

— Comment l’aurait-il pu ? Sa femme vivait encore.

— En accordant la liberté à celle-ci, il se rendait libre lui-même.

— Je pense qu’il avait eu assez de difficultés avec deux femmes, observa miss Carroll en souriant à demi.

— Ainsi, selon vous, il n’était nullement question d’un troisième mariage. Réfléchissez bien, mademoiselle ! Il n’existait, à votre connaissance, aucun projet d’union ?

Miss Carroll rougit légèrement.

— Je ne vois pas pourquoi vous insistez sur ce point. Naturellement, il n’y en avait aucun.

CHAPITRE XIV

CINQ QUESTIONS

— Pourquoi avez-vous interrogé miss Carroll sur la possibilité d’un troisième mariage pour lord Edgware ? demandai-je avec curiosité, tandis que nous retournions à l’hôtel.

— Parce qu’il m’est venu à l’idée qu’il y songeait peut-être.

— Pour quelle raison ?

— Je cherchais l’explication de la brusque volte-face de lord Edgware concernant le divorce. Il y a là un phénomène bizarre, mon ami.

— En effet. Cela me paraît plutôt singulier.

— Vous voyez, Hastings, lord Edgware a confirmé les dires de Jane Wilkinson. Tout d’abord, elle a fait agir des hommes de loi de tous genres, mais lui n’a rien voulu entendre… Puis, brusquement, il accepte.

— Tout au moins, il le prétend.

— Vous avez raison, Hastings. Nous ne possédons aucune preuve que cette lettre ait jamais été écrite. S’il l’a écrite réellement, il ne l’a pas fait sans raison. Et la raison qui s’impose naturellement à mon esprit, c’est qu’il a rencontré une troisième candidate au mariage : d’où son changement de décision.

— Mais miss Carroll a repoussé cette hypothèse de façon catégorique.

— Oui… miss Carroll…, dit Poirot d’un air rêveur.

— Où voulez-vous en venir à présent ? répliquai-je, exaspéré.

Poirot excelle à éveiller des doutes chez les gens par le seul ton de sa voix. J’ajoutai :

— Pour quel motif nous aurait-elle menti ?

— Pour aucun… Toutefois, Hastings, il me paraît difficile d’ajouter foi à ses paroles.

— Vous supposez qu’elle ment ? Pourquoi ? Elle me semble une honnête personne.

— Précisément. Entre le mensonge de propos délibéré et l’erreur involontaire, il est parfois ardu d’établir une différence.

— Expliquez-vous.

— Mentir sciemment… est une chose. D’autre part, être si sûr de ce que l’on croit être la vérité que l’on n’attache aucune importance aux détails, cela, mon ami, est particulier aux honnêtes gens. Remarquez que miss Carroll nous a déjà menti une fois. N’a-t-elle pas affirmé avoir vu le visage de Jane Wilkinson, alors qu’elle ne pouvait le voir ? Comment le fait s’est-il produit ? Voici : elle se penche sur la balustrade au moment où Jane Wilkinson entre et elle a, prétend-elle, distingué nettement le visage de l’artiste ; miss Carroll est d’ailleurs tellement sûre de ce qu’elle avance que l’exactitude du détail lui importe peu. On lui fait remarquer qu’elle ne peut matériellement avoir vu le visage de Jane Wilkinson. Elle n’en a cure. N’est-elle pas certaine du contraire ? Et il en va de même pour toute autre question. Elle sait d’avance ; et ses réponses sont dictées par cette opinion entêtée et non par le souvenir de faits exacts. Le témoin qui affirme trop vite doit être sujet à caution, celui qui fouille sa mémoire, qui n’est pas très sûr, qui réfléchit une minute : « Ah ! oui, c’est ainsi que cela s’est passé… » mérite davantage notre confiance.

— Ah çà ! Poirot, vous bouleversez toutes mes idées sur les témoignages !

— En réponse à la question que je lui pose sur le mariage de lord Edgware, miss Carroll juge cette idée ridicule, tout simplement parce qu’elle ne lui est jamais venue à l’esprit. Elle ne prend même pas la peine de chercher dans ses souvenirs quelque indice, si minime soit-il, qui puisse nous mettre sur la voie… Je ne discerne d’ailleurs pas le motif qui l’eût poussée à mentir… à moins… bien entendu… Tiens, c’est une idée !

— Quelle idée ? demandai-je plein de curiosité.

— Une idée qui a jailli dans mon cerveau. Mais elle est par trop saugrenue.

Et il se refusa d’aller plus loin.

— Elle paraît bien aimer la jeune fille, remarquai-je.

— Oui, et elle tenait à assister à notre entrevue. Hastings, que pensez-vous de l’« honorable Geraldine Marsh » ?

— Elle m’a fait de la peine…

— Vous avez toujours le cœur tendre, Hastings. La beauté dans le malheur vous émeut invariablement.

— En tout cas, ajoutai-je avec conviction, l’accusation de Jane Wilkinson est absurde. Geraldine ne peut en rien être mêlée à ce crime.

— Sans doute a-t-elle fourni un alibi satisfaisant ; mais Japp ne m’en a pas encore informé.

— Mon cher Poirot, insinuez-vous que, même après avoir vu cette jeune fille et lui avoir parlé, vous doutez encore de son innocence ?

— Dites-moi, mon ami, quel est le résultat de notre entrevue avec cette jeune fille ? Nous découvrons qu’elle a mené une existence des plus tristes, qu’elle hait son père et se réjouit de sa mort ; en outre, elle est on ne peut plus anxieuse de connaître ce qu’il nous a dit hier matin. Après cela, vous jugez qu’un alibi est inutile ?

— Sa grande franchise suffit à la disculper, répliquai-je avec chaleur.

— La franchise est une des qualités de la famille. Voyez avec quelle franchise le jeune lord Edgware a étalé ses cartes.

— Oui… nous avions l’air plutôt ridicules.

— Quelle idée bizarre ! Quant à moi, pas un instant, je ne me suis senti ridicule. Au contraire, mon ami, j’estime avoir confondu le bonhomme.

— Est-ce possible ? m’écriai-je, n’ayant remarqué rien de semblable.

— Si, si. Je l’ai écouté, et quand il eut fini de parler, je lui ai posé une question sur un sujet tout à fait différent. Vous auriez dû constater son trouble à ce moment-là.

— Je pensais que son horreur et sa stupéfaction à l’annonce de la mort de Carlotta Adams étaient véridiques. Vous allez sans doute prétendre qu’il jouait la comédie.

— Impossible de le savoir ; cependant, s’il a parlé, c’est peut-être pure diplomatie de sa part. Les faits que l’on dissimule acquièrent une importance suspecte, tandis que les faits révélés sans détours perdent, aux yeux de beaucoup, une partie de leur réelle gravité.

— Ah !… la querelle avec son oncle ?

— Exactement. Il sait que le mystère ne tardera pas à transpirer. Alors, il commence par en faire étalage.

— Il n’est pas si sot qu’il en a l’air.

— Oh ! il a oublié de l’être. Il connaît sa situation sur le bout du doigt et prend les devants en abattant ses cartes. Vous jouez au bridge, Hastings. Dites-moi, quand procède-t-on ainsi ?

— Vous-même jouez au bridge, observai-je en riant. Vous le savez aussi bien que moi… quand vous tenez tous les atouts en main et que vous êtes sûr de gagner, vous abattez vos cartes.

— C’est vrai, mon ami. Mais on peut agir encore de cette manière dans une autre circonstance. Je l’ai constaté une ou deux fois en jouant avec des femmes. Bien qu’il lui reste un léger doute, une femme n’hésite pas : elle lance ses cartes en proclamant : « Tout le reste est pour moi. » Les autres joueurs ne protestent pas, surtout s’ils manquent un peu d’expérience.

— Vous croyez ?

— Hastings, je trouve cette sorte de bluff très intéressant à étudier. J’estime également qu’il est temps d’aller dîner. Après quoi, vers neuf heures, je ferai encore une visite.

— Où pensez-vous aller ?

— Songeons d’abord à nous restaurer, Hastings. Nous en reparlerons au moment du café.

Poirot me conduisit dans un petit restaurant de Soho où il était fort connu, et on nous servit une sole, un poulet et un savarin au rhum, friandise très goûtée de Poirot.

Tandis que nous sirotions notre café, Poirot m’adressa un sourire affectueux.

— Mon bon ami, vous m’êtes plus utile que vous ne le croyez.

Je demeurai confus et joyeux de ce compliment inattendu. Jusqu’ici, Poirot ne m’avait encore rien dit de semblable. Parfois, en mon for intérieur, j’éprouvais une certaine rancune pour sa façon brutale de critiquer mes facultés mentales.

— Oui, ajouta-t-il d’un ton rêveur, il vous arrive souvent de me mettre sur la bonne piste.

Je ne pouvais en croire mes oreilles. Je rougis de joie.

— Vraiment, Poirot, vous m’en voyez tout heureux. J’ai sans doute beaucoup appris en votre compagnie.

Il hocha la tête.

— Mais non, ce n’est pas cela. Vous n’avez rien appris du tout.

— Oh !…

— C’est dans l’ordre des choses. Nul être humain ne profite de l’expérience de son semblable. Chacun doit développer ses propres facultés, sans essayer d’imiter autrui. Je ne désire point reconnaître en vous un second et inférieur Poirot, mais l’incomparable Hastings. Si ! Si ! vous êtes incomparable ! En vous, je retrouve le modèle parfait de l’homme normal.

— Je ne suis pas un anormal, du moins je l’espère.

— Vous êtes la raison même. Comprenez-vous ce que cela signifie pour moi ? Lorsqu’un criminel se décide à commettre un meurtre, il cherche d’abord à tromper. Et qui essaie-t-il de tromper ? Ce qui représente dans son esprit l’homme normal. Cette entité pratiquement n’existe pas, mais vous en approchez d’aussi près que possible. À certains moments, vous manifestez des éclairs d’intelligence ; à d’autres moments (excusez ma franchise, mon bon ami), vous atteignez d’étonnantes profondeurs d’ineptie ; dans l’ensemble, vous personnifiez l’homme normal. Et voici de quelle façon vous me servez : comme en un miroir je lis en vous ce que l’assassin désire me faire croire. Et cela m’est infiniment précieux.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer