LE COUTEAU SUR LA NUQUE AGATHA CHRISTIE

— Il me souvient que vous avez émis la même réflexion l’autre soir, dit Poirot. On parlait de crime…

— Oui ! Eh bien, si Jane commettait un crime, je n’en serais nullement surpris.

— Pourtant vous la connaissez bien, murmura Poirot l’air songeur. Vous avez souvent été son partenaire à la scène ?

— Oui, et je me la figure parfaitement tuant quelqu’un.

— Dans un moment de colère ?

— Non… de sang-froid. Sans hésitation, elle supprimerait un être qui la gênerait… Elle trouverait cela légitime. À ses yeux, tout ce qui gêne Jane Wilkinson doit disparaître.

Il prononça ces derniers mots d’un ton amer et je me demandai quel souvenir hantait sa mémoire en cet instant.

— Et vous pensez qu’elle irait jusqu’au crime ? interrogea Poirot.

Bryan poussa un profond soupir.

— Oui, je le crains. Peut-être un de ces jours vous souviendrez-vous de mes paroles, monsieur Poirot…

— Je vous remercie de votre franchise.

— Je connais cette femme de longue date.

Bryan Martin se leva et, changeant de ton, ajouta :

— Quant à l’affaire qui m’a amené vers vous, nous en reparlerons d’ici quelques jours, monsieur Poirot. Vous voudrez bien vous en charger, n’est-ce pas ?

— Entendu. Je m’en occuperai, car elle me paraît… intéressante.

J’accompagnai Bryan au bas de l’escalier, et à la porte il me demanda :

— Avez-vous saisi ce qu’il voulait dire à propos de l’âge de mon espion ? Pourquoi paraissait-il satisfait que cet individu eût la trentaine ? Je vous l’avoue, je ne comprends pas.

— Et moi pas davantage.

— Voulait-il plaisanter ?

— Non ! Vous le connaissez mal ! Du moment que Poirot insiste sur ce point, c’est qu’il a de l’importance.

— Tant mieux. Mais c’est bien mystérieux…

Il s’éloigna et je montai rejoindre mon ami.

— Poirot, lui dis-je, pourquoi vous obstinez-vous à demander l’âge du suiveur de Bryan Martin ?

— Vous ne saisissez pas, mon pauvre Hastings ?

Il sourit, puis me demanda :

— Quelle impression vous laisse notre entretien ?

— Ma foi, il me paraît difficile de tirer des conclusions avec si peu de données.

— Mais avec le peu que nous connaissons, certaines idées ne vous viennent pas à l’esprit, mon ami ?

À ce moment, la sonnette du téléphone retentit et me sauva de la honte d’admettre que nulle idée ne s’était encore présentée à moi. Je décrochai le récepteur.

— Ici la secrétaire de lord Edgware. Lord Edgware regrette de devoir annuler son rendez-vous de demain matin avec M. Poirot. Il est appelé d’urgence à Paris. Mais il recevra M. Poirot quelques minutes à midi et quart aujourd’hui si cette heure lui convient.

Je consultai Poirot.

— Entendu, nous irons tout à l’heure.

— Parfait, répondit la secrétaire. Lord Edgware vous attendra.

CHAPITRE IV

UNE ENTREVUE

C’est avec une vive curiosité que j’accompagnai Poirot chez lord Edgware, à Regent Gate.

La maison, solidement construite, d’une architecture sobre et sévère, avait un aspect imposant. La porte nous fut rapidement ouverte, non par un vieux valet solennel comme l’eût fait pressentir l’austérité de la demeure, mais par un jeune domestique blond et élancé qu’un sculpteur aurait pu prendre comme modèle pour une statue d’Apollon. Chose bizarre, il me rappelait quelqu’un… une personne rencontrée tout récemment, mais je n’aurais pu dire qui.

Nous demandâmes à voir lord Edgware.

— Par ici, messieurs, je vous prie, dit le jeune homme d’une voix douce.

À sa suite, nous traversâmes le vestibule, passâmes devant l’escalier et gagnâmes une porte au fond.

Il l’ouvrit et nous annonça à son maître, tout en nous faisant entrer dans une pièce aux murs garnis de livres et au magnifique mobilier de bois sombre, sur lequel l’unique fenêtre jetait une lumière imprécise.

Lord Edgware, qui se leva pour nous accueillir, était un homme de haute stature, frisant la cinquantaine, aux cheveux noirs légèrement grisonnants, au visage maigre et à la bouche railleuse. Son regard faux m’inspira une antipathie spontanée.

D’une politesse glaciale, il nous invita à nous asseoir et prit sur son bureau la lettre écrite par mon ami.

— Votre nom ne m’est pas inconnu, monsieur Poirot ; qui d’ailleurs n’a entendu parler de vous ? (Poirot salua.) Toutefois, je ne comprends pas votre intervention. Vous désirez me voir au nom de… ma femme ?

Il dit ces deux derniers mots de façon bizarre, comme s’il avait dû faire un effort pour les prononcer.

— En effet, répondit mon ami.

— Il me semblait, monsieur Poirot, que vous étiez surtout spécialisé dans la recherche des criminels ?

— Je m’intéresse à tous les problèmes, lord Edgware. Il y a des problèmes criminels, mais il en existe d’autres.

— Certes. Et quelle est la nature de celui-ci ?

— Je suis venu vous pressentir de la part de lady Edgware. Lady Edgware désire le divorce. Elle m’a prié de discuter ce point avec vous.

— Monsieur, ce point ne supporte aucune discussion.

— Ainsi, vous refusez ?

— Moi ? Pas le moins du monde.

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