Le Trappeurs de l’Arkansas

Chapitre 5Les Comanches

 

Le Cœur-Loyal et Belhumeur cachés aumilieu des branches touffues du chêne-liège observaient lesComanches.

Les Indiens comptaient sur la vigilancede leurs sentinelles. Loin de soupçonner que leurs ennemis setrouvaient si près d’eux et observaient leurs moindresmouvements ; accroupis ou couchés autour des feux ilsmangeaient ou fumaient insoucieusement.

Ces sauvages, au nombre de vingt-cinq àpeu près, étaient parés de leurs robes de bisons et peints de lamanière la plus variée et la plus fantastique. La plupart avaientla figure toute entière avec du cinabre, d’autres étaient tout àfait noirs, avec une longue raie blanche sur chaque joue, ilsportaient sur le dos leur bouclier, leur arc et leurs flèches, etprès d’eux leur fusil.

Du reste, au grand nombre de queues deloup attachées à leurs mocksens et qui traînaient par terrederrière eux, il était facile de reconnaître que tous étaient desguerriers d’élite, renommés dans leur tribu.

À quelques pas, la Tête-d’Aigle setenait immobile contre un arbre. Les bras croisés sur la poitrine,mais le corps légèrement penché en avant, il semblait prêterl’oreille à des bruits vagues, perceptibles pour luiseul.

La Tête-d’Aigle était un Indien Osage,tout jeune les Comanches l’avaient adopté mais toujours il avaitconservé le costume et les mœurs de sa nation.

C’était un homme de vingt-huit ans auplus, sa taille atteignait presque six pieds, ses membres gros etsur lesquels saillaient des muscles énormes dénotaient une rarevigueur.

Contrairement à ses compagnons, il neportait qu’une couverture attachée autour des reins, de manière àlaisser son buste et ses bras nus, l’expression de son visage étaitbelle et remplie de noblesse, ses yeux noirs et vifs, rapprochés deson nez busqué, sa bouche un peu grande, lui donnaient unelointaine ressemblance avec un oiseau de proie. Il avait lescheveux rasés à l’exception d’une raie sur le milieu de la tête quifaisait l’effet du cimier d’un casque, et d’une longue mèche àscalper qui tombait par-derrière et dans laquelle était fichée unetouffe de plumes d’aigles.

Il avait le visage peint de quatrecouleurs différentes, bleu, blanc, noir et rouge, les blessuresfaites par lui à ses ennemis étaient dessinées en bleu sur sapoitrine nue. Des mocksens en peau de daim non tannée lui montaientjusqu’au-dessus des genoux, et de nombreuses queues de loup étaientattachées à ses talons.

Heureusement pour les chasseurs, lesIndiens étaient sur le sentier de la guerre et n’avaient pas dechiens avec eux, sans cela ils auraient été éventés depuislongtemps et n’auraient pu s’approcher ainsi du camp sans êtredécouverts.

Malgré son immobilité de statue, l’œildu chef étincelait, ses narines se gonflaient, il levamachinalement la main droite comme pour imposer silence à sesguerriers.

– Nous sommes éventés, murmuraCœur-Loyal d’une voix si basse que son compagnon l’entendit àpeine.

– Que faire ? réponditBelhumeur.

– Agir, dit laconiquement letrappeur.

Tous deux alors se glissèrentsilencieusement de branche en branche, d’arbre en arbre sans mettrepied à terre jusqu’au côté opposé du camp, juste au-dessus del’endroit où les chevaux des Comanches paissaiententravés.

Belhumeur descendit doucement et coupales longes qui les retenaient. Alors les chevaux, excités par lescoups de fouets des chasseurs, se précipitèrent dans toutes lesdirections en hennissant et en lançant des ruades.

Les Indiens se levèrent en désordre etcoururent avec de grands cris à la recherche de leurschevaux.

La Tête-d’Aigle seul, comme s’il avaitdeviné l’endroit où ses ennemis se tenaient en embuscade, s’étaitdirigé droit vers eux, s’abritant le mieux possible derrière lesarbres qui se trouvaient sur son passage.

Les chasseurs reculaient pied à pied,surveillant les environs afin de ne pas se laissertourner.

Les cris des Indiens s’éteignaient dansle lointain ; ils s’acharnaient à la poursuite de leurschevaux.

Le chef se trouvait seul en présence dedeux ennemis.

Arrivé à un arbre dont le tronc énormelui offrait toutes les garanties de sûreté désirables, dédaignantde se servir de son fusil, et l’occasion lui paraissant favorable,il ajusta une flèche sur son arc.

Mais quelles que fussent sa prudence etson adresse, il ne put faire ce mouvement sans se découvrir unpeu ; le Cœur-Loyal épaula son fusil, le coup partit, la ballesiffla, le chef bondit sur lui-même en poussant un rugissement derage et tomba sur le sol.

Il avait le bras fracassé.

Les deux chasseurs étaient déjà près delui.

– Pas un geste, Peau-Rouge, lui ditle Cœur-Loyal, pas un geste ou vous êtes mort !

L’Indien resta immobile, impassible enapparence, dévorant sa colère.

– Je pouvais vous tuer, continua lechasseur, je ne l’ai pas voulu, voici la seconde fois que je vousdonne la vie, chef, ce sera la dernière, ne vous trouvez plus surma route, et surtout ne volez plus mes trappes, sinon je vous jureque je ne vous ferai pas grâce.

– La Tête-d’Aigle est un chefrenommé parmi les hommes de sa tribu, répondit l’Indien avecorgueil, il ne craint pas la mort, le chasseur blanc peut le tuer,il ne le verra pas se plaindre.

– Non, je ne vous tuerai pas, chef,mon Dieu défend de verser le sang d’un homme sansnécessité.

– Oah ! fit l’Indien avecun sourire ironique, mon frère est missionnaire.

– Non, je suis un honnête trappeur,je ne veux pas vous assassiner.

– Mon frère blanc a des sentiments devieilles femmes, reprit l’Indien, Nehu nutah ne pardonnepas, il se venge !

– Vous ferez comme il vous plaira,chef, répondit le chasseur en haussant les épaules avec dédain, jen’ai pas la prétention de changer votre nature, seulement vous êtesaverti, adieu.

– Et que le diable vouscaresse ! ajouta Belhumeur en le poussant du pied avecmépris.

Le chef sembla rester insensible à cettenouvelle insulte, seulement ses sourcils se froncèrent, il nebougea pas, mais il suivit d’un regard implacable ses deux ennemisqui, sans plus s’occuper de lui, s’enfoncèrent dans laforêt.

– C’est égal, dit Belhumeur enmanière de réflexion, vous avez eu tort, Cœur-Loyal, vous auriez dûle tuer.

– Bah ! pour quoi faire ?répondit insoucieusement le chasseur.

– Cascaras ! pour quoifaire ? et mais c’eût été une vermine de moins dans laprairie.

– Il y en a tant, fit l’autre,qu’une de plus ne signifie pas grand-chose.

– C’est vrai ! réponditBelhumeur convaincu, mais où allons-nousmaintenant ?

– Chercher nos trappes,caramba ! croyez-vous que je veuille lesperdre ?

– Au fait, c’est une idéecela.

Les chasseurs s’avançaient effectivementdans la direction du camp, mais à la mode indienne, c’est-à-dire enfaisant des détours sans nombre, destinés à dépister lesComanches.

Après vingt minutes de marche, ilsarrivèrent au camp. Les Indiens n’avaient pas encore reparu, maisselon toutes probabilités, ils ne devaient pas tarder à revenir.Tous leurs bagages étaient épars çà et là. Deux ou trois chevauxqui n’avaient pas eu la velléité de fuir, paissaient tranquillementleurs pois grimpants.

Sans perdre de temps les chasseurss’occupèrent, ce qui fut bientôt fait, à rassembler leurs trappes,ils se chargèrent chacun de cinq et sans plus tarder ils reprirentle chemin de la caverne où ils avaient abrité leurschevaux.

Malgré le poids assez lourd qu’ilsportaient sur leurs épaules, les deux hommes marchaient légèrementenchantés d’avoir si bien terminé leur expédition, et surtout riantdu bon tour qu’ils avaient joué aux Indiens.

Ils cheminaient ainsi depuis assezlongtemps ; déjà ils entendaient à peu de distance le murmuresourd des eaux de la rivière, lorsque tout à coup le hennissementd’un cheval frappa leurs oreilles.

– On nous poursuit, dit Cœur-Loyalen s’arrêtant.

– Hum ! fit Belhumeur, c’estpeut-être un cheval sauvage.

– Non, le cheval sauvage ne hennitpas de cette façon, ce sont les Comanches, du reste, ajouta-t-il,nous allons le savoir.

Alors s’étendant à terre, il colla sonoreille sur le sol et écouta.

Il se releva presqueaussitôt.

– J’en étais certain, dit-il, cesont les Comanches, mais ils ne suivent pas une piste franche, ilshésitent.

– Ou peut-être leur marche est-elleretardée par la blessure de la Tête-d’Aigle.

– C’est possible ! oh !oh ! se croient-ils donc capables de nous atteindre, si nousvoulons leur échapper ?

– Ah ! si nous n’étions paschargés, ce serait bientôt fait.

Le Cœur-Loyal réfléchit uninstant.

– Venez, dit-il, nous avons unedemi-heure devant nous, c’est plus qu’il en faut.

Un ruisseau coulait à une légèredistance, le chasseur entra dans son lit avec son compagnon quisuivait tous ses mouvements.

Arrivés au milieu du courant, leCœur-Loyal enveloppa avec soin les trappes dans une peau de buffleafin que l’humidité ne pût les atteindre puis il les laissa glisserau fond de l’eau.

Cette précaution prise, les chasseurstraversèrent le ruisseau et firent une fausse piste d’à peu prèsdeux cents pas, revenant ensuite avec précaution afin de ne paslaisser d’empreinte qui dénonçât leur retour, ils rentrèrent dansla forêt après avoir d’un geste renvoyé leurs chiens auprès deschevaux.

Les intelligents animaux prirent leurcourse et disparurent bientôt dans l’obscurité.

Cette résolution de se séparer deschiens leur était utile en aidant à dépister les Indiens, qui nemanqueraient pas de suivre les traces fugitives laissées par leslimiers dans les hautes herbes.

Une fois dans la forêt, les chasseursremontèrent sur un arbre et commencèrent à s’avancer entre ciel etterre ; manière de voyager beaucoup plus usitée qu’on ne lecroit en Europe, dans ces pays où il est souvent impossible à causede l’enchevêtrement des lianes et des arbres d’avancer sans seservir de la hache pour se frayer un passage.

L’on peut ainsi, en passant de brancheen branche, faire des lieues entières sans toucher lesol.

C’était justement, quoique pour uneautre cause, ce qu’exécutaient en ce moment leschasseurs.

Ils s’avançaient de cette façonau-devant de leurs ennemis, dont les pas se rapprochaient de plusen plus et que bientôt ils aperçurent au-dessous d’eux, marchant enfile indienne, c’est-à-dire l’un derrière l’autre, et suivantattentivement leur piste.

La Tête-d’Aigle venait le premier, àdemi couché sur son cheval à cause de sa blessure, mais plus animéque jamais à la poursuite de ses ennemis.

Lorsqu’ils croisèrent les Comanches, lesdeux trappeurs se blottirent dans les feuilles, en retenant leursouffle. La circonstance la plus futile suffisait pour dénoncerleur présence.

Les Indiens passèrent sans les voir. Leschasseurs reprirent leur marche.

– Ouf ! dit Belhumeur au boutd’un instant, je crois que nous en voilà quittes cettefois.

– Ne nous hâtons pas de chantervictoire, mais éloignons-nous aussi rapidement que nous pourrons,ces démons de Peaux-Rouges sont fins, ils ne seront pas longtempsdupes de notre stratagème.

– Sacrebleu ! s’écria tout àcoup Belhumeur, j’ai laissé tomber mon couteau, je ne sais où, sices démons le trouvent, nous sommes perdus.

– C’est probable, murmura leCœur-Loyal, raison de plus pour ne pas perdre uneminute.

Cependant, la forêt qui jusqu’alorsavait été calme, commença subitement à gronder sourdement, lesoiseaux volaient en poussant des cris de frayeur, et dans lesfourrés on entendait craquer les branches sèches sous les paspressés des bêtes fauves.

– Que se passe-t-il donc ? fitle Cœur-Loyal, en s’arrêtant et en regardant autour de lui avecinquiétude, la forêt semble saisie de vertige.

Les deux chasseurs s’élancèrent jusqu’ausommet de l’arbre sur lequel ils se trouvaient et qui par hasardétait un des plus élevés de la forêt.

Une lueur immense colorait l’horizon àune lieue tout au plus de l’endroit où ils étaient, cette lueurgrandissait de minute en minute et s’avançait vers eux à pas degéant.

– Malédiction, s’écria Belhumeur,les Comanches ont mis le feu à la prairie.

– Oui, et je crois que cette fois,comme vous le disiez tout à l’heure, nous sommes perdus, réponditfroidement le Cœur-Loyal.

– Que faire ? demanda leCanadien, dans un instant nous serons cernés.

Le Cœur-Loyal réfléchissaitprofondément.

Au bout de quelques secondes, il relevala tête, un sourire de triomphe relevait les coins de seslèvres.

– Ils ne nous tiennent pas encore,dit-il, suivez-moi, frère !… et il ajouta à voix basse :je veux revoir ma mère !…

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