Le Trappeurs de l’Arkansas

Chapitre 15Les castors

 

La jeune fille écarta les branches dessaules, et, penchant la tête en avant, elle regarda.

Les castors avaient intercepté nonseulement le cours de la rivière, au moyen de leur communautéindustrieuse, mais encore tous les ruisseaux qui s’y jettentavaient leur cours arrêté, de manière à transformer le solenvironnant en un vaste marais.

Un castor seul travaillait en ce momentsur la principale écluse ; mais bientôt cinq autres parurentapportant des morceaux de bois, de la vase et des broussailles.Alors ils se dirigèrent tous ensemble vers une partie de labarrière qui, ainsi que le vit la jeune fille, avait besoin deréparation. Ils déposèrent leur charge sur la partie rompue, etplongèrent dans l’eau, mais pour reparaître presque immédiatement àla surface.

Chacun d’eux apportait une certainequantité de vase, dont ils se servaient comme de mortier pourjoindre et affermir les morceaux de bois et de broussailles ;ils revinrent de nouveau avec du bois et de la vase ; bref,cette œuvre de maçonnerie continua jusqu’à ce que la brèche eûtentièrement disparu.

Dès que tout fut en ordre, lesindustrieux animaux prirent un moment de récréation, se poursuivantdans l’étang, plongeant au fond de l’eau ou jouant à la surface, enfrappant à grand bruit l’eau de leurs queues.

Doña Luz regardait ce singulierspectacle avec un intérêt toujours croissant. Elle serait restée lajournée entière à considérer ces étranges animaux.

Tandis que les premiers sedivertissaient ainsi, deux autres membres de la communautéparurent. Pendant quelque temps ils considérèrent gravement lesjeux de leurs compagnons sans faire mine de s’y joindre ;puis, gravissant la berge non loin de l’endroit où le trappeur etla jeune fille étaient aux aguets, ils s’assirent sur leurs pattesde derrière, appuyèrent celles de devant sur un jeune pin, etcommencèrent à en ronger l’écorce. Parfois ils en détachaient unpetit morceau et le tenaient entre leurs pattes, tout en restantassis ; ils le grignotaient avec des contorsions et desgrimaces assez ressemblantes à celles d’un singe épluchant unenoix.

Le but évident de ces castors était decouper l’arbre, et ils y travaillaient avec ardeur. C’était unjeune pin de dix-huit pouces de diamètre à peu près, à l’endroit oùils l’attaquaient ; il était droit comme un I et assez haut.Nul doute qu’ils seraient parvenus en peu de temps à le couperentièrement, mais le général inquiet de l’absence prolongée de sanièce, se décida à se mettre à sa recherche, et les castorseffrayés par le bruit des chevaux, plongèrent et disparurentsubitement.

Le général fit de légers reproches à sanièce sur sa longue absence ; mais la jeune fille, charmée dece qu’elle avait vu, n’en tint compte, et se promit d’assisterencore, témoin invisible, aux ébats des castors.

La petite troupe, sous la direction dutrappeur, se dirigea vers le rancho, dans lequel il leur avaitoffert un abri contre les rayons ardents du soleil arrivé à sonzénith.

Doña Luz, dont la curiosité étaitexcitée au plus haut point par le spectacle attachant auquel elleavait assisté, se dédommagea de l’interruption malencontreuse deson oncle en demandant à l’Élan-Noir les plus grands détails surles mœurs des castors et la façon dont on les chasse.

Le trappeur, de même que tous les hommesqui vivent ordinairement seuls, aimait assez, lorsque l’occasions’en présentait, se rattraper du silence qu’il était la plupart dutemps forcé de garder, aussi ne se fit-il pas prier.

– Oh ! oh ! señorita,fit-il, les Peaux-Rouges disent que le castor est un homme qui neparle pas, et ils ont raison ; il est sage, prudent, brave,industrieux et économe. Ainsi lorsque l’hiver arrive, toute lafamille se met à l’œuvre pour préparer les provisions ; jeunescomme vieux, tous travaillent. Souvent il leur arrive de faire delongs voyages afin de trouver l’écorce qu’ils préfèrent. Ilsabattent parfois des arbres assez gros, en détachent les branchesdont l’écorce est le plus de leur goût ; ils les coupent enmorceaux d’environ trois pieds de long, les transportent vers l’eauet les font flotter jusqu’à leurs huttes où ils les emmagasinent.Leurs habitations sont propres et commodes ; ils ont soin dejeter après leur repas dans le courant de la rivière, au-delà del’écluse, les morceaux de bois dont ils ont rongé l’écorce. Jamaisils ne permettent à un castor étranger de venir s’établir auprèsd’eux, et souvent ils combattent avec la plus grande violence pourassurer la franchise de leur territoire.

– Tout cela est on ne peut pluscurieux, dit la jeune fille.

– Oh ! mais, reprit letrappeur, ce n’est pas tout. Au printemps, qui est la saison de lamue, le mâle laisse la femelle à la maison et va comme un grandseigneur faire un voyage de plaisance, s’éloignant souventbeaucoup, se jouant dans les eaux limpides qu’il rencontre,gravissant les rives pour ronger les tendres tiges des jeunespeupliers ou des saules. Mais quand l’été approche, il abandonne lavie de garçon, et se rappelant ses devoirs de chef de famille, ilretourne vers sa compagne et sa nouvelle progéniture, qu’il mènefourrager à la recherche des provisions d’hiver.

– Il faut avouer, observa legénéral, que cet animal est un des plus intéressants de lacréation.

– Oui, appuya doña Luz, et je necomprends pas comment on peut de parti pris lui faire la chassecomme à une bête malfaisante.

– Que voulez-vous, señorita,répondit philosophiquement le trappeur, tous les animaux ont étécréés pour l’homme, celui-là surtout dont la fourrure est siprécieuse.

– C’est vrai, dit le général, mais,ajouta-t-il, comment faites-vous cette chasse ? Tous lescastors ne sont pas aussi confiants que ceux-ci ; il y en aqui cachent leurs huttes avec un soin extrême.

– Oui, répondit l’Élan-Noir, maisl’habitude a donné au trappeur expérimenté un coup d’œil si sûrqu’il découvre au signe le plus léger la piste d’un castor, et lahutte fût-elle cachée par d’épais taillis et par les saules quil’ombragent, il est rare qu’il ne devine pas le nombre exact de seshabitants. Il pose alors sa trappe, la fixe sur la rive à deux outrois pouces au-dessous de la surface de l’eau, et l’attache parune chaîne à un pieu fortement enfoncé dans la vase ou dans lesable. Une petite tige est alors dépouillée de son écorce ettrempée dans la médecine, c’est ainsi que nous nommonsl’appât que nous employons ; cette tige est placée de manièreà s’élever de trois ou quatre pouces au-dessus de l’eau, tandis queson extrémité est fixée dans l’ouverture de la trappe. Le castor,qui est doué d’un odorat très subtil, est bientôt attiré parl’odeur de l’appât. Aussitôt qu’il avance le museau pour s’enemparer, son pied se prend dans la trappe ; effrayé, ilplonge ; la trappe enchaînée au pied résiste à tous sesefforts ; il lutte quelque temps, puis enfin, à bout deforces, il coule au fond de l’eau et se noie. Voici, señorita,comment se prennent ordinairement les castors. Mais dans les litsde rochers où il n’est pas possible d’enfoncer de pieu pour retenirla trappe, nous sommes souvent obligés de faire de grandesrecherches pour retrouver les castors pris, et même de nager à degrandes distances. Il arrive aussi que lorsque plusieurs membresd’une même famille ont été pris, les autres deviennent méfiants.Alors, quelles que soient nos ruses, il est impossible de les fairemordre à l’appât. Ils approchent des trappes avec précaution,détendent le ressort avec un bâton, et même souvent renversent lestrappes sens dessus dessous, les entraînent sous leur écluse et lesenfouissent dans la vase.

– Alors ? demanda la jeunefille.

– Alors, reprit l’Élan-Noir, dansce cas-là, nous n’avons plus qu’une chose à faire, mettre nostrappes sur notre dos, nous avouer vaincus par les castors et allerplus loin en chercher d’autres moins aguerris. Mais voici monrancho.

Les voyageurs arrivaient en ce momentauprès d’une misérable hutte, faite de branches entrelacées, bonneà peine pour garantir des rayons du soleil, et en tout semblablepour l’incurie à toutes celles des autres trappeurs des prairies,qui sont les hommes qui s’occupent le moins des commodités de lavie.

Cependant, telle qu’elle était,l’Élan-Noir en fit gracieusement les honneurs auxétrangers.

Un second trappeur était accroupi devantla hutte, occupé à surveiller la cuisson de la bosse de bison quel’Élan-Noir avait annoncée à ses convives.

Cet homme, dont le costume était en toutsemblable à celui de l’Élan-Noir, avait à peu près quaranteans ; mais la fatigue et les misères sans nombre de sa dureprofession avaient creusé sur son visage un réseau de ridesinextricables qui le faisaient paraître beaucoup plus vieux qu’iln’était en réalité.

En effet, il n’existe pas au monde demétier plus dangereux, plus pénible et moins lucratif que celui detrappeur. Les pauvres gens se voient souvent, soit par les Indiens,soit par les chasseurs, privés de leur gain laborieusementrecueilli, scalpés et massacrés sans que l’on s’occupe jamais desavoir ce qu’ils sont devenus.

– Prenez place, señorita, et vousaussi, messieurs, dit gracieusement l’Élan-Noir ; mon foyer sipauvre qu’il soit est cependant assez grand pour vous contenirtous.

Les voyageurs acceptèrent avecempressement, ils mirent pied à terre, et bientôt ils se trouvèrentconfortablement étendus sur des lits de feuilles sèches, couvertsde peaux d’ours, d’élans et de bisons.

Le repas, véritable repas de chasseurs, futarrosé de quelques couis – tasses – d’un excellent mescalque le général portait toujours avec lui dans ses expéditions, etque les trappeurs apprécièrent comme il le méritait.

Tandis que doña Luz, le guide et leslanceros faisaient la sieste pendant quelques instants pour laissertomber la chaleur des rayons du soleil, le général pria l’Élan-Noirde le suivre, et sortit avec lui de la hutte.

Dès qu’ils furent à une assez grandedistance, le général s’assit au pied d’un ébénier en invitant soncompagnon à l’imiter, ce que celui-ci fit immédiatement.

Après un instant de silence, le généralprit la parole :

– Mon ami, dit-il, permettez-moid’abord de vous remercier de votre franche hospitalité. Ce devoirrempli, je désire vous adresser certaines questions.

– Caballero ! réponditévasivement le trappeur, vous savez ce que disent lesPeaux-Rouges : entre chaque mot fume ton calumet, afin de bienpeser tes paroles.

– Ce que vous me dites est d’unhomme sensé, mais soyez tranquille, je n’ai nullement l’intentionde vous faire des questions qui auraient trait à votre professionou à tout autre objet qui vous touche personnellement.

– Si je puis vous répondre,caballero, soyez certain que je n’hésiterai pas à voussatisfaire.

– Merci, mon ami, je n’attendaispas moins de vous ; depuis combien de temps habitez-vous lesprairies ?

– Depuis dix ans déjà, monsieur, etDieu veuille que j’y reste encore autant.

– Cette vie vous plaîtdonc ?

– Plus que je ne saurais dire. Ilfaut comme moi l’avoir commencée presque enfant, en avoir subitoutes les épreuves, enduré toutes les souffrances, partagé tousles hasards, pour comprendre les charmes enivrants qu’elle procure,les joies célestes qu’elle donne, et les voluptés inconnues danslesquelles elle nous plonge ! Oh ! caballero, la ville laplus belle et la plus grande de la vieille Europe est bien petite,bien sale et bien mesquine comparée au désert. Votre vie étriquée,réglée et compassée est bien misérable comparée à la nôtre !C’est ici seulement que l’homme sent l’air pénétrer facilement dansses poumons, qu’il vit, qu’il pense. La civilisation le ravalepresque au niveau de la brute, ne lui laissant d’instinct que celuinécessaire à poursuivre des intérêts sordides. Tandis que dans laprairie, au milieu du désert, face à face avec Dieu, ses idéess’élargissent, son âme s’agrandit et il devient réellement ce quel’être suprême a voulu le faire, c’est-à-dire le roi de lacréation.

En prononçant ces paroles, le trappeurs’était en quelque sorte transfiguré, son visage avait pris uneexpression inspirée, ses yeux lançaient des éclairs, et ses gestess’étaient empreints de cette noblesse que donne seule lapassion.

Le général soupira profondément, unelarme furtive coula sur sa moustache grise.

– C’est vrai, dit-il avectristesse, cette vie a des charmes étranges, pour celui qui l’agoûtée, et qui l’attachent par des liens que rien ne peut rompre.Lorsque vous êtes arrivé dans les prairies, d’oùveniez-vous ?

– Je venais de Québec, monsieur, jesuis canadien.

– Ah !

Il y eut un silence.

Ce fut le général qui lerompit.

– Parmi vos compagnons, n’avez-vouspas des Mexicains ? dit-il.

– Plusieurs.

– Je désirerais obtenir desrenseignements sur eux.

– Un seul homme pourrait vous endonner, monsieur, malheureusement cet homme n’est pas ici en cemoment.

– Et vous lenommez ?

– Le Cœur-Loyal.

– Le Cœur-Loyal, reprit vivement legénéral, mais il me semble que je connais cethomme ?

– En effet.

– Oh ! mon Dieu, quellefatalité !

– Peut-être vous sera-t-il plusfacile que vous ne le supposez de le rencontrer, si vous avezréellement intérêt à le voir.

– J’ai un intérêtimmense !

– Alors, soyez tranquille, bientôtvous le verrez.

– Comment cela ?

– Oh ! d’une manière biensimple, le Cœur-Loyal tend des trappes près de moi, je lessurveille en ce moment, mais il ne peut tarder àrevenir.

– Dieu vous entende ! dit legénéral avec agitation.

– Dès qu’il reviendra, je vousavertirai, si d’ici là vous n’avez pas quitté votrecamp.

– Vous savez où campe matroupe ?

– Nous savons tout dans le désert,répondit le trappeur en souriant.

– Je reçois votrepromesse.

– Vous avez ma parole,monsieur.

– Merci.

En ce moment doña Luz sortit de lahutte, après avoir fait à l’Élan-Noir un geste pour lui recommanderle silence ; le général se hâta de la rejoindre.

Les voyageurs remontèrent à cheval et,après avoir remercié les trappeurs de leur cordiale hospitalité,ils reprirent le chemin du camp.

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