Le Trappeurs de l’Arkansas

Le jugement

 

Le lendemain, le soleil se levasplendide à l’horizon.

L’orage de la nuit avait complètementnettoyé le ciel qui était d’un bleu mat ; les oiseauxgazouillaient, gaiement cachés sous la feuillée, tout dans lanature avait repris son air de fête accoutumé.

La cloche sonna joyeusement à l’hacienda delMilagro, les péons commencèrent à se disperser dans toutes lesdirections, les uns menant les chevaux au pasto, lesautres conduisant les bestiaux dans les prairies artificielles,d’autres encore se rendant aux champs, enfin les dernierss’occupèrent dans le patio à traire les vaches et à réparer lesdégâts causés par l’ouragan.

Les seules traces qui restaient de latempête de la nuit étaient deux magnifiques jaguars étendus morts àla porte de l’hacienda, non loin du cadavre d’un cheval à demidévoré.

Nô Eusébio, qui se promenait de long enlarge dans le patio en surveillant avec soin les occupations dechacun, fit retirer et nettoyer les riches harnais du cheval, etordonna qu’on enlevât la peau des jaguars.

Ce qui fut exécuté en un clind’œil.

Pourtant, nô Eusébio était inquiet, donRamon ordinairement le premier levé à l’hacienda n’avait pas encoreparu.

Le soir précédent, à la suite de lafoudroyante accusation lancée par le juez de letras contre le filsaîné de l’hacendero, celui-ci avait ordonné à ses serviteurs de seretirer, et après avoir lui-même, malgré les pleurs et les prièresde sa femme, solidement garrotté son fils, il avait emmené donInigo d’Albaceyte dans une salle retirée de la ferme, où tous deuxétaient restés enfermés jusqu’à une heure fort avancée de lanuit.

Que s’était-il passé dans cet entretienpendant lequel avait dû être arrêté le sort de Rafaël ?personne ne le savait, nô Eusébio pas plus que lesautres.

Puis après avoir conduit don Inigo dansune chambre qu’il lui avait fait préparer, et lui avoir souhaitéune bonne nuit, don Ramon était allé rejoindre son fils, auprèsduquel la pauvre mère pleurait toujours ; sans prononcer uneparole, il avait pris l’enfant dans ses bras et l’avait emportédans sa chambre à coucher où il l’avait étendu sur le sol auprès deson lit, ensuite l’hacendero avait fermé la porte à clé, s’étaitcouché, deux pistolets à son chevet, et la nuit s’était écouléeainsi, le père et le fils se lançant dans l’obscurité des regardsde bêtes fauves, et la pauvre mère agenouillée sur le seuil decette chambre dont l’entrée lui était interdite, pleurantsilencieusement sur son premier-né qui, elle en avait lepressentiment terrible, allait lui être ravi pourtoujours.

– Hum ! murmurait à part luile mayoral, tout en mâchonnant sans y songer le bout de sacigarette éteinte, qu’est-ce que tout cela va devenir ? DonRamon n’est pas homme à pardonner, il ne transigera pas avec sonhonneur. Abandonnera-t-il son fils à la justice ? oh !non ! mais alors que fera-t-il ?

Le digne mayoral en était là de sesréflexions lorsque don Inigo Albaceyte et don Ramon parurent dansle patio.

Le visage des deux hommes était sévère,celui de l’hacendero surtout était sombre comme la nuit.

– Nô Eusébio, dit don Ramon d’unevoix brève, faites seller un cheval et préparer une escorte dequatre hommes pour conduire ce cavalier à Hermosillo.

Le mayoral s’inclina respectueusement etdonna immédiatement les ordres nécessaires.

– Je vous remercie mille fois,continua don Ramon en s’adressant au juge, vous sauvez l’honneur dema maison.

– Ne me soyez pas si reconnaissant,seigneur, répondit don Inigo, je vous jure que lorsque je suissorti hier soir de la ville, je n’avais nullement l’intention devous être agréable.

L’hacendero fit un geste.

– Mettez-vous à ma place, je suis jugecriminel avant tout, on coupe une personne, un mauvaisdrôle, je vous le concède, mais un homme, quoique de la pireespèce ; l’assassin est connu, il traverse au galop la ville,en plein soleil, à la vue de tous, avec une effronterie incroyable,que devais-je faire ? me mettre à sa poursuite, je n’ai pashésité.

– C’est vrai, murmura don Ramon enbaissant la tête.

– Et mal m’en a pris, les coquinsqui m’accompagnaient m’ont abandonné comme des poltrons au plusfort de l’orage pour se cacher je ne sais où ; pour comble dedisgrâce, deux jaguars, de magnifiques bêtes du reste, se sontlancés à ma poursuite, ils me serraient de si près que je suis venutomber comme une masse à votre porte ; j’en ai tué un, c’estvrai, mais l’autre était bien près de me happer lorsque vous m’êtesvenu en aide. Pouvais-je après cela arrêter le fils de l’homme quim’avait sauvé la vie au péril de la sienne ? c’eût été agiravec la plus noire ingratitude.

– Merci, encore unefois.

– Mais non, nous sommes quittes,voilà tout. Je ne parle pas des quelques milliers de piastres quevous m’avez donnés, puisqu’ils serviront à fermer la bouche à mesloups cerviers ; seulement, croyez-moi, don Ramon, surveillezvotre fils, s’il retombait une autre fois dans mes mains, je nesais pas comment je pourrais le sauver.

– Soyez tranquille, don Inigo, monfils ne retombera plus dans vos mains.

L’hacendero prononça ces paroles d’unevoix tellement sombre que le juge se retourna entressaillant.

– Prenez garde à ce que vous allezfaire ! dit-il.

– Oh ! ne craignez rien,répondit don Ramon, seulement comme je ne veux pas que mon filsmonte sur un échafaud et traîne mon nom dans la boue, je saurai ymettre ordre.

En ce moment on amena lecheval.

Le juez de letras se mit enselle.

– Allons, adieu, don Ramon, dit-ild’une voix indulgente, soyez prudent, ce jeune homme peut encore secorriger, il a le sang vif, pas autre chose.

– Adieu, don Inigo Albaceyte,répondit l’hacendero d’un ton sec qui n’admettait pas deréplique.

Le juge secoua la tête, et piquant desdeux il partit au grand trot suivi de son escorte après avoir faitun dernier geste d’adieu au fermier.

Celui-ci le suivit des yeux tant qu’ilput l’apercevoir, puis il rentra à grands pas dansl’hacienda.

– Nô Eusébio, dit-il au mayoral,sonnez la cloche pour réunir tous les péons ainsi que les autresserviteurs de l’hacienda.

Le mayoral, après avoir regardé sonmaître avec étonnement, se hâta d’exécuter l’ordre qu’il avaitreçu.

– Qu’est-ce que tout celasignifie ? dit-il.

Au bruit de la cloche, les employés dela ferme s’empressèrent d’accourir, ne sachant à quoi attribuercette convocation extraordinaire.

Ils furent bientôt réunis tous dans lagrande salle qui servait de réfectoire. Le plus complet silencerégnait parmi eux. Une angoisse secrète leur serrait le cœur. Ilsavaient le pressentiment d’un événement terrible.

Après quelques minutes d’attente, doñaJesusita entra entourée de ses enfants, à l’exception de Rafaël, etfut prendre place sur une estrade préparée à l’un des bouts de lasalle.

Ses traits étaient pâles, ses yeuxrougis montraient qu’elle avait pleuré.

Don Ramon parut.

Il avait revêtu un costume complet develours noir, sans broderies, une lourde chaîne d’or pendait sur sapoitrine, un chapeau de feutre noir à large bord, orné d’une plumed’aigle, couvrait sa tête, une longue épée à garde en fer brunipendait à son côté gauche.

Son front était chargé de rides, sessourcils étaient froncés au-dessus de ses yeux noirs qui semblaientlancer des éclairs.

Un frisson de terreur parcourut lesrangs de l’assemblée. Don Ramon Garillas avait revêtu son costumede justicier.

Justice allait donc êtrefaite ?

Mais de qui ?

Lorsque don Ramon eut pris place à ladroite de sa femme, il fit un signe.

Le mayoral sortit et rentra un instantaprès suivi de Rafaël.

Le jeune homme était nu-tête, il avaitles mains attachées derrière le dos.

Les yeux baissés, le visage pâle, il seplaça devant son père, qu’il salua respectueusement.

À l’époque où se passe notre histoire,surtout dans les pays éloignés des centres, et exposés auxcontinuelles incursions des Indiens, les chefs de famille avaientconservé dans toute sa pureté cette autorité patriarcale, que lesefforts de notre civilisation dépravée tendent de plus en plus àamoindrir et à faire disparaître.

Un père était souverain dans sa maison,ses jugements étaient sans appel et exécutés sans murmures et sansrésistance.

Les gens de la ferme connaissaient lecaractère ferme et la volonté implacable de leur maître, ilssavaient qu’il ne pardonnait jamais, que son honneur lui était pluscher que la vie, ce fut donc avec un sentiment de crainteindéfinissable qu’ils se préparèrent à assister au drame terriblequi allait se jouer devant eux entre le père et le fils.

Don Ramon se leva, promena un regardsombre sur l’assistance, et jetant son chapeau à sespieds :

– Écoutez tous, dit-il d’une voixbrève et profondément accentuée, je suis d’une vieille racechrétienne dont les ancêtres n’ont jamais failli ; l’honneur atoujours dans ma maison été considéré comme le premier bien, cethonneur que mes aïeux m’ont transmis intact et que je me suisefforcé de conserver pur, mon fils premier-né, l’héritier de monnom, vient de le souiller d’une tache indélébile. Hier, àHermosillo, à la suite d’une querelle dans un tripot, il a mis lefeu à une maison au risque d’incendier toute la ville, et comme unhomme voulait s’opposer à sa fuite, il l’a tué d’un coup depoignard. Que penser d’un enfant qui, dans un âge aussi tendre, estdoué de ces instincts de bête fauve ? Justice doit être faite,vive Dieu ! je la ferai sévère !

Après ces paroles, don Ramon croisa lesbras sur sa poitrine et sembla se recueillir.

Nul n’osait hasarder un mot en faveur del’accusé ; les fronts étaient baissés, les poitrineshaletantes.

Rafaël était aimé des serviteurs de sonpère, à cause de son intrépidité qui ne connaissait pasd’obstacles, de son adresse à manier un cheval et à se servir detoutes les armes, et plus que tout pour la franchise et la bontéqui faisaient le fond de son caractère. Dans ce pays surtout, où lavie d’un homme est comptée pour si peu de chose, chacun étaitintérieurement disposé à excuser le jeune homme et à ne voir dansl’action qu’il avait commise que la chaleur du sang etl’emportement de la colère.

Doña Jesusita se leva ; toujourselle avait sans murmurer courbé sous les volontés de son mari, quedepuis de longues années elle était accoutumée à respecter ;l’idée seule de lui résister l’effrayait et faisait courir unfrisson dans ses veines, mais toutes les forces aimantes de son âmes’étaient concentrées dans son cœur, elle adorait ses enfants,Rafaël surtout, dont le caractère indomptable avait plus que lesautres besoin des soins d’une mère.

– Monsieur, dit-elle à son marid’une voix pleine de larmes, songez que Rafaël est votrepremier-né, que sa faute, quelque grave qu’elle est, ne doit pascependant être inexcusable à vos yeux, que vous êtes son père, etque moi ! moi ! fit-elle en tombant à genoux et enjoignant les mains en éclatant en sanglots, j’implore votrepitié ; grâce, monsieur ! grâce pour monfils !

Don Ramon releva froidement sa femmedont les pleurs inondaient le visage, et après l’avoir obligée àreprendre sa place sur son fauteuil :

– C’est surtout comme père, dit-il,que mon cœur doit être sans pitié !… Rafaël est un assassin etun incendiaire, il n’est plus mon fils !

– Que prétendez-vous faire ?s’écria doña Jesusita avec effroi.

– Que vous importe, madame ?répondit brusquement don Ramon, le soin de mon honneur me regardeseul ; qu’il vous suffise de savoir que cette faute est ladernière que votre fils commettra.

– Oh ! fit-elle avec horreur,voulez-vous donc être son bourreau !…

– Je suis son juge, répliqual’implacable gentilhomme d’une voix terrible. Nô Eusébio, préparezdeux chevaux.

– Mon Dieu ! mon Dieu !s’écria la pauvre femme en se précipitant vers son fils, qu’elleenlaça étroitement de ses bras, nul ne viendra-t-il donc à monsecours ?

Tous les assistants étaient émus. DonRamon lui-même ne put retenir une larme.

– Oh ! s’écria la mère avecune joie folle, il est sauvé ! Dieu a amolli le cœur de cethomme de fer !

– Vous vous trompez, madame,interrompit don Ramon en la repoussant brusquement enarrière ; votre fils n’est plus à moi, il appartient à majustice !

Alors, fixant sur son fils un regardfroid comme une lame d’acier :

– Don Rafaël, dit-il d’une voixdont l’accent terrible fit malgré lui tressaillir le jeune homme, àcompter de cet instant vous ne faites plus partie de cette sociétéque vos crimes ont épouvantée ; c’est avec les bêtes fauvesque je vous condamne à vivre et à mourir.

À cet arrêt terrible, doña Jesusita fitquelques pas en chancelant et tomba à la renverse.

Elle était évanouie.

Rafaël jusqu’à ce moment avait àgrand-peine renfermé dans son cœur les émotions qui l’agitaient,mais à cette dernière péripétie, il ne put se contenir pluslongtemps ; il s’élança vers sa mère en fondant en larmes eten poussant un cri déchirant :

– Ma mère ! mamère !

– Venez ! lui dit don Ramon enlui posant la main sur l’épaule.

L’enfant s’arrêta, chancelant comme unhomme ivre.

– Voyez, monsieur ! mais voyezdonc ! s’écria-t-il avec un sanglot déchirant, ma mère semeurt !

– C’est vous qui l’avez tuée,répondit froidement l’hacendero.

Rafaël se retourna comme si un serpentl’avait piqué ; il lança à son père un regard d’une expressionétrange, et les dents serrées, le front livide, il luidit :

– Tuez-moi, monsieur, car je vousjure que de même que vous avez été sans pitié pour ma mère et pourmoi, si je vis, je serai plus tard sans pitié pourvous !

Don Ramon lui jeta un regard demépris.

– Marchons !dit-il.

– Marchons ! répéta l’enfantd’une voix ferme.

Doña Jesusita, qui commençait à revenirà la vie, s’aperçut comme dans un rêve du départ de sonfils.

– Rafaël ! Rafaël !cria-t-elle d’une voix déchirante.

Le jeune homme hésita une seconde, puisd’un bond il se précipita sur elle, l’embrassa avec une tendressefolle, et rejoignant son père :

– Maintenant, je puis mourir,fit-il, j’ai dit adieu à ma mère !

Ils sortirent.

Les assistants, atterrés par cettescène, se séparèrent sans oser se communiquer leurs impressions,mais livrés à une profonde douleur.

Sous les caresses de son fils, la pauvremère avait de nouveau perdu connaissance.

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