Le Trappeurs de l’Arkansas

Chapitre 19Le conseil des grands chefs

 

Cependant malgré la conversation orageusequ’il avait eue avec nô Eusébio, la Tête-d’Aigle avait continué àtraiter ses prisonniers avec la plus grande douceur, et cettedélicatesse inouïe de procédés qui sont innés dans la race rouge etque l’on serait loin d’attendre de la part d’hommes que, sansaucune raison plausible, à notre avis, l’on flétrit du nom desauvages.

Il est un fait qui mérite d’êtreconsigné et sur lequel on ne saurait trop s’appesantir, c’est lafaçon dont les Indiens généralement traitent leursprisonniers ; loin de leur infliger d’inutiles tortures et deles tourmenter sans cause, comme on l’a trop souvent répété, ilsont pour eux les plus grands égards et paraissent en quelque sortecompatir à leur malheur.

Dans la circonstance dont nous parlons,la détermination sanguinaire de la Tête-d’Aigle à l’égard de lamère du Cœur-Loyal n’était qu’une exception dont la raison setrouvait naturellement dans la haine vouée par le chef indien auchasseur.

La séparation des deux prisonniers futdes plus pénibles et des plus déchirantes ; le vieux serviteurpartit le désespoir dans l’âme à la recherche du chasseur, tandisque la pauvre mère suivait, le cœur brisé, les guerrierscomanches.

Le surlendemain la Tête-d’Aigle arrivaau rendez-vous assigné par les grands chefs de la nation, toute latribu se trouva réunie.

Rien de pittoresque et de singuliercomme l’aspect que présente un camp indien.

Lorsque les Peaux-Rouges sont enexpédition, soit de guerre, soit de chasse, ils se bornent pourcamper à dresser, à l’endroit où ils s’arrêtent, des tentes enpeaux de bison élevées sur des pieux plantés en croix ; cestentes, dont le bas est garni de mottes de terre, ont toutes untrou au sommet pour laisser un libre essor à la fumée qui, sanscette précaution, les rendrait inhabitables.

Le camp offrait un coup d’œil des plusanimés ; les femmes allaient et venaient chargées de bois oude viande, ou guidant les traîneaux conduits par des chiens etrenfermant toutes leurs richesses ; les guerriers gravementaccroupis autour des feux allumés en plein air, à cause de ladouceur de la température, fumaient en causant entreeux.

Cependant il était facile de deviner qu’il sepréparait quelque chose d’extraordinaire, car, malgré l’heure peuavancée – le soleil apparaissait à peine à l’horizon – lesprincipaux chefs étaient réunis dans la hutte du Conseil,où d’après l’expression grave et réfléchie de leurs visages ilsdevaient agiter une question sérieuse.

Ce jour était le dernier de ceuxaccordés par la Tête-d’Aigle à nô Eusébio.

Le guerrier indien, fidèle à sa haine,et qui avait hâte de se venger, avait convoqué les grands chefsafin d’obtenir l’autorisation d’exécuter son abominableprojet.

Nous le répétons ici, afin qu’on en soitbien convaincu, les Indiens ne sont pas cruels pour le plaisir del’être. La nécessité est leur première loi, jamais ils n’ordonnentle supplice d’un prisonnier, d’une femme surtout, sans quel’intérêt de la nation l’exige.

Dès que les chefs furent réunis autourdu feu du conseil, le porte-pipe entra dans le cercle, tenant lecalumet tout allumé, il s’inclina vers les quatre points cardinauxen murmurant une courte prière, puis il présenta le calumet au chefle plus âgé, mais en conservant dans sa main le fourneau de lapipe.

Lorsque tous les chefs eurent fumé l’unaprès l’autre le porte-pipe vida la cendre du calumet dans le feuen disant :

– Chefs de la grande nation comanche, queNatosh – Dieu – vous donne la sagesse, faites que quelleque soit la détermination que vous allez prendre, elle se trouveconforme à la justice.

Puis après s’être respectueusementincliné il se retira.

Il y eut un moment de silence, chacunméditait profondément les paroles qui venaient d’êtreprononcées.

Enfin le plus âgé des chefs seleva.

C’était un vieillard vénérable dont lecorps était sillonné d’innombrables cicatrices, et qui jouissaitparmi les siens d’une grande réputation de sagesse.

Il se nommait Eshis – le Soleil.

– Mon fils la Tête-d’Aigle a,dit-il, une importante communication à faire au conseil des chefs,qu’il parle, nos oreilles sont ouvertes, la Tête-d’Aigle est unguerrier aussi sage qu’il est vaillant, ses paroles seront écoutéespar nous avec respect.

– Merci, répondit le guerrier, monpère est la sagesse même, Natosh n’a rien de caché pourlui.

Les chefs s’inclinèrent.

La Tête-d’Aiglecontinua :

– Les visages pâles, nos éternelspersécuteurs, nous poursuivent et nous harcèlent sans relâche, nousobligeant à leur abandonner un à un nos meilleurs territoires dechasse et à nous réfugier au fond des forêts comme les daimstimides ; beaucoup d’entre eux osent venir jusque dans lesprairies qui nous servent de refuges, trapper les castors etchasser les élans et les bisons qui sont notre propriété. Ceshommes sans foi, rebut de leur peuple, nous volent et nousassassinent quand ils peuvent le faire impunément. Est-il juste quenous souffrions leurs rapines sans nous plaindre ? Nouslaisserons-nous égorger comme des ashahas craintifs sanschercher à nous venger ? La loi des prairies ne dit-elle pasœil pour œil, dent pour dent ? que mon père réponde, que mesfrères disent si cela est juste ?

– La vengeance est permise, dit leSoleil, c’est le droit imprescriptible du faible et del’opprimé ; cependant, elle doit être proportionnée à l’injurereçue.

– Bon ! mon père a parlé commeun homme sage, qu’en pensent mes frères ?

– Le Soleil ne peut mentir, tout cequ’il dit est bien, répondirent les chefs.

– Mon frère a-t-il à se plaindre dequelqu’un ? demanda le vieillard.

– Oui, reprit la Tête-d’Aigle, j’aiété insulté par un chasseur blanc, plusieurs fois il a attaqué moncamp, il a tué dans une embuscade plusieurs de mes jeunes hommes,moi-même j’ai été blessé, comme vous pouvez le voir, la cicatricen’est pas fermée encore ; cet homme enfin est le plus cruelennemi des Comanches, qu’il poursuit et chasse comme des bêtesfauves, pour se repaître de leurs tortures et entendre leurs crisd’agonie.

À ces paroles prononcées avec uneexpression entraînante, un frémissement de colère parcourutl’assemblée. L’astucieux chef, comprenant que sa cause était gagnéedans l’esprit de ses auditeurs, continua, sans rien témoigner de lajoie intérieure qu’il éprouvait :

– J’aurais pu, s’il ne s’était agique de moi seul, dit-il, pardonner ces injures si graves qu’ellesfussent, mais il s’agit ici d’un ennemi public, d’un homme qui ajuré la perte de la nation ; alors, quelque pénible que soitla nécessité qui m’y contraint, je ne dois pas hésiter à le frapperdans ce qu’il a de plus cher. Sa mère est entre mes mains, j’aibalancé à la sacrifier, je ne me suis pas laissé dominer par lahaine, j’ai voulu être juste, et lorsqu’il m’était si facile detuer cette femme, j’ai préféré attendre que vous-mêmes, chefsvénérés de notre nation, vous m’en donniez l’ordre, J’ai fait plusencore, tant il me répugne de verser inutilement le sang et depunir l’innocent pour le coupable, j’ai accordé à cette femmequatre jours de répit, afin de donner à son fils la facilité de lasauver en se présentant pour souffrir les tortures à sa place. Unvisage pâle fait prisonnier par moi est parti à sa recherche ;mais cet homme est un cœur de lapin, qui n’a de courage que pourassassiner des ennemis désarmés, il n’est pas venu, il ne viendrapas !… Ce matin au lever du soleil expirait le délai accordépar moi. Où est cet homme ? il n’a pas paru !… Que disentmes frères ? ma conduite est-elle juste, dois-je êtreblâmé ? ou bien cette femme sera-t-elle attachée au poteauafin que les voleurs pâles effrayés de son supplice reconnaissentque les Comanches sont des guerriers redoutables qui ne laissentjamais une insulte impunie ? J’ai dit, ai-je bien parlé,hommes puissants ?

Après avoir prononcé ce long plaidoyer,la Tête-d’Aigle se rassit et croisant ses bras sur la poitrine, ilattendit la tête basse la décision des chefs.

Un assez long silence suivit cediscours, enfin le Soleil se leva.

– Mon frère a bien parlé, dit-il,ses paroles sont celles d’un homme qui ne se laisse pas dominer parla passion, tout ce qu’il a dit est juste ; les Blancs, nosféroces ennemis, s’acharnent à notre perte, quelque pénible quesoit pour nous le supplice de cette femme il estnécessaire.

– Il est nécessaire !répétèrent les chefs en inclinant la tête.

– Allez, reprit le Soleil, faitesles préparatifs, donnez à cette exécution l’apparence d’uneexpiation et non celle d’une vengeance ; il faut que tout lemonde soit bien convaincu que les Comanches ne torturent pas lesfemmes à plaisir, mais qu’ils savent punir les coupables, j’aidit.

Les chefs se levèrent et après avoirrespectueusement salué le vieillard, ils se retirèrent.

La Tête-d’Aigle avait réussi, il allaitse venger, sans assumer sur lui la responsabilité d’une action dontil avait compris toute la hideur, mais à laquelle il avait eu letalent d’associer les chefs de sa nation sous une apparence dejustice dont intérieurement il se souciait fort peu.

L’on se hâta de faire les apprêts dusupplice.

Les femmes taillèrent de minces éclatsde frêne pour être introduits sous les ongles, d’autres préparèrentde la moelle de sureau pour faire des mèches soufrées, tandis queles plus jeunes allaient dans la forêt chercher des brassées debois vert destinées à brûler la condamnée lentement en l’asphyxiantpar la fumée que le feu produirait.

Pendant ce temps les hommes avaientcomplètement dépouillé de son écorce un arbre choisi pour servir depoteau du supplice, ils l’avaient ensuite enduit de graisse d’élanmêlée d’ocre rouge ; à sa base ils avaient empilé le bois dubûcher, et cela fait, le sorcier était venu conjurer l’arbre aumoyen de paroles mystérieuses, afin de le rendre propre à l’usageauquel on le destinait.

Ces préparatifs terminés, la condamnée futamenée au pied du poteau, assise sans être attachée sur le monceaude bois destiné à la brûler, et la danse du scalpcommença.

La malheureuse femme était impassible enapparence, elle avait fait le sacrifice de sa vie ; rien de cequi se passait autour d’elle ne pouvait plus l’émouvoir.

Ses yeux brûlés de fièvre et gonflés delarmes erraient sans but sur cette foule qui l’enveloppait avec desrugissements de bêtes fauves. Son esprit veillait cependant aussisubtil et aussi lucide que dans ses meilleurs jours. La pauvre mèreavait une crainte qui lui tordait le cœur et lui faisait endurerune torture, auprès de laquelle celle que les Indiens sepréparaient à lui infliger n’était rien ; elle tremblait queson fils prévenu du sort horrible qui l’attendait n’accourût, pourla sauver, se livrer à ses féroces ennemis.

L’oreille tendue au moindre bruit, illui semblait entendre à chaque instant les pas précipités de sonfils accourant à son secours. Son cœur bondissait de crainte. Ellepriait Dieu du plus profond de son âme, de permettre qu’elle mourûtà la place de son enfant chéri.

La danse du scalp tourbillonnait avecfureur autour d’elle.

Une foule de guerriers, grands, beaux,magnifiquement parés mais le visage noirci, tournaient deux pardeux autour du poteau, conduits par sept musiciens armés detambours et de chichikoués, qui s’étaient rayé la figurede noir et de rouge et portaient sur la tête des plumes dechat-huant retombant en arrière.

Les guerriers avaient à la main, ornésde plumes noires et de drap rouge, des fusils et des casse-têtedont ils posaient en dansant la crosse à terre.

Ces hommes formaient un vastedemi-cercle autour du poteau, en face d’eux et complétant lecercle, les femmes dansaient.

La Tête-d’Aigle qui guidait lesguerriers portait un long bâton au haut duquel était suspendue unechevelure humaine, surmontée d’une pie empaillée, les ailesdéployées, un peu plus bas sur le même bâton se trouvaient unsecond scalp, une peau de lynx et des plumes.

Lorsque l’on eut dansé ainsi un instant,les musiciens se placèrent aux côtés de la condamnée et firent unbruit assourdissant, en chantant, en battant de toutes leurs forcessur les tambours et en secouant les chichikoués.

Cette danse continua assez longtempsavec des hurlements atroces capables de rendre folle de terreur lamalheureuse à laquelle ils présageaient les épouvantables torturesqui l’attendaient.

Enfin la Tête-d’Aigle toucha légèrementla condamnée de son bâton, à ce signal le tumulte cessa comme parenchantement, les rangs se rompirent, chacun saisit sesarmes.

Le supplice allaitcommencer !

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