Le Trappeurs de l’Arkansas

Chapitre 14L’Élan-Noir

 

Chacun s’arrêta.

Dans le désert, ce mot « unhomme », veut presque toujours dire « unennemi ».

L’homme dans la prairie est plus redoutéde son semblable que la bête fauve la plus féroce.

Un homme, c’est un concurrent, unassocié forcé, qui par le droit du plus fort vient partager avec lepremier occupant, et souvent, pour ne pas dire toujours, chercher àlui enlever le fruit de ses ingrats labeurs.

Aussi, Blancs, Indiens ou demi-sang,lorsqu’ils se rencontrent dans la prairie, se saluent-ils toujours,l’œil au guet, les oreilles tendues et le doigt sur la détente deleur rifle.

À ce cri « unhomme ! » le général et les lanceros s’étaient à touthasard préparés contre une attaque soudaine, en armant leursfusils, et s’effaçant le mieux possible derrière lesbuissons.

À cinquante pas devant eux se tenait unindividu qui, la crosse en terre, les deux mains appuyées sur lehaut du canon d’un long rifle, les considéraitattentivement.

C’était un homme d’une taille élevée,aux traits énergiques, au regard franc et décidé.

Sa longue chevelure arrangée avec soinétait tressée, entremêlée de peaux de loutre et de rubans dediverses couleurs.

Une blouse de chasse de cuir orné lui tombaitjusqu’aux genoux : des guêtres d’une coupe singulière, ornéesde cordons, de franges et d’une profusion de grelots, entouraientses jambes ; sa chaussure se composait d’une paire de superbesmocksens, brodés de perles fausses.

Une couverture écarlate pendait de sesépaules, elle était nouée autour des reins par une ceinture rouge,dans laquelle étaient passés deux pistolets, un couteau et une pipeindienne.

Son rifle était décoré avec soin devermillon et de petits clous de cuivre.

À quelques pas de lui, son chevalbroutait la glandée.

Comme son maître, il était harnaché dela façon la plus fantastique, tacheté et rayé de vermillon, lesrênes et la croupière ornées de perles fausses et de cocardes, satête, sa crinière et sa queue abondamment décorées de plumesd’aigle flottant au gré du vent.

À l’aspect de ce personnage, le généralne put retenir un cri de surprise.

– À quelle tribu indienneappartient cet homme ? demanda-t-il au guide.

– À aucune, réponditcelui-ci.

– Comment, àaucune ?

– Non, c’est un trappeurblanc.

– Ainsi vêtu ?

Le guide haussa les épaules.

– Nous sommes dans les prairies,dit-il.

– C’est vrai, murmura legénéral.

Cependant l’individu que nous avonsdécrit, fatigué sans doute de l’hésitation de la petite troupe quiétait devant lui, et voulant savoir à quoi s’en tenir sur soncompte, prit résolument la parole.

– Eh ! eh ! dit-il enanglais, qui diable êtes-vous, vous autres, et que venez-vouschercher ici ?

– Caramba ! répondit le général enrejetant son fusil en arrière, et ordonnant à ses compagnons d’enfaire autant, nous sommes des voyageurs harassés d’une longueroute, le soleil est chaud, nous vous demandons l’autorisation denous reposer quelques instants dans votre rancho.

Ces paroles ayant été dites en espagnol,le trappeur répondit dans la même langue.

– Approchez sans crainte,l’Élan-Noir est un bon diable, quand on ne cherche pas àle chagriner, vous partagerez le peu que je possède, et grand bienvous fasse.

À ce nom de l’Élan-Noir, le guide ne putréprimer un mouvement d’effroi, il voulut même dire quelques mots,mais il n’en eut pas le temps, car le chasseur, jetant son fusilsur son épaule et se mettant en selle d’un bond, s’était avancéau-devant des Mexicains, auprès desquels il se trouvaitdéjà.

– Mon rancho est à quelques pasd’ici, dit-il au général, si la señorita veut goûter d’une bosse debison bien assaisonnée, je suis en mesure de lui faire cettegalanterie.

– Je vous remercie, caballero,répondit en souriant la jeune fille, je vous avoue qu’en ce momentj’ai plus besoin de repos que d’autre chose.

– Chaque chose viendra en sontemps, dit sentencieusement le trappeur, permettez-moi, pourquelques instants, de remplacer votre guide.

– Nous sommes à vos ordres, dit legénéral, marchez, nous vous suivons.

– En route donc, fit le trappeurqui se plaça en tête de la petite troupe. En ce moment ses yeuxtombèrent par hasard sur le guide, ses épais sourcils sefroncèrent : hum ! murmura-t-il entre ses dents, quesignifie cela ? Nous verrons, ajouta-t-il.

Et, sans plus paraître s’occuper de cethomme, sans avoir l’air de le reconnaître, il donna le signal dudépart.

Après avoir quelque temps marchésilencieusement sur le bord d’un ruisseau assez large, le trappeurfit un brusque crochet, et s’en éloigna subitement en s’enfonçantde nouveau dans la forêt.

– Je vous demande pardon, dit-il,de vous faire faire ce détour, mais il y a ici un étang à castors,et je crains de les effaroucher.

– Oh ! s’écria le jeune fille,comme je serais heureuse de voir travailler ces industrieuxanimaux !

Le trappeur s’arrêta.

– Rien de plus facile, señorita,dit-il, si vous voulez me suivre pendant que vos compagnonsresteront ici à nous attendre.

– Oui ! oui ! réponditdoña Luz avec empressement, mais, se reprenant tout à coup,oh ! pardon mon oncle, dit-elle.

Le général jeta un regard sur lechasseur.

– Allez, mon enfant, nous vousattendrons ici, fit-il.

– Merci, mon oncle, dit la jeunefille avec joie, en sautant à bas de son cheval.

– Je vous en réponds, ditfranchement le trappeur, ne craignez rien.

– Je ne crains rien en vous laconfiant, mon ami, répliqua le général.

– Merci ! et faisant un signeà doña Luz, l’Élan-Noir disparut avec elle au milieu des buissonset des arbres.

Lorsqu’ils furent arrivés à une certainedistance, le trappeur s’arrêta. Après avoir prêté l’oreille etregardé de tous les côtés, il se pencha vers la jeune fille, et luiappuyant légèrement la main sur le bras droit :

– Écoutez, lui dit-il.

Doña Luz s’arrêta inquiète etfrémissante.

Le trappeur s’aperçut de sonagitation.

– Soyez sans crainte, reprit-il, jesuis un honnête homme, vous êtes aussi en sûreté, seule ici, dansce désert avec moi, que si vous vous trouviez dans la cathédrale deMexico, au pied du maître-autel.

La jeune fille jeta un regard à ladérobée sur le trappeur ; malgré son singulier costume, sonvisage avait une telle expression de franchise, son œil était sidoux et si limpide en se fixant sur elle, qu’elle se sentitcomplètement rassurée.

– Parlez, dit-elle.

– Vous appartenez, reprit letrappeur, maintenant je vous reconnais, à cette troupe d’étrangersqui, depuis quelques jours, explorent la prairie dans tous lessens, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Parmi vous, se trouve une espècede fou qui porte des lunettes bleues et une perruque blonde, et quis’amuse, je ne sais pourquoi, à faire provision d’herbes et decailloux, au lieu de tâcher, comme un brave chasseur, de trapper uncastor ou d’abattre un daim.

– Je connais l’homme dont vousparlez, il fait en effet partie de notre troupe, c’est un médecinfort savant.

– Je le sais, il me l’a dit, ilvient souvent de ce côté, nous sommes bons amis ; au moyend’une poudre qu’il m’a fait prendre, il m’a coupé complètement unefièvre qui depuis deux mois me tourmentait, et dont je ne pouvaisme débarrasser.

– Tant mieux, je suis heureuse dece résultat.

– Je voudrais faire quelque chosepour vous, afin de reconnaître ce service.

– Merci, mon ami, mais je ne saistrop à quoi vous pourrez m’être utile, si ce n’est en me montrantles castors.

Le trappeur secoua la tête.

– Peut-être à autre chose, dit-il, etplus tôt que vous le croyez. Écoutez-moi attentivement, señorita,je ne suis qu’un pauvre homme, mais ici, dans la prairie, noussavons bien des choses que Dieu nous révèle, parce que nous vivonsface à face avec lui ; je veux vous donner un bonconseil : cet homme qui vous sert de guide est un fieffécoquin, il est connu pour tel dans toutes les prairies del’Ouest ; je me trompe fort, ou il vous fera tomber dansquelque guet-apens, il ne manque pas par ici de mauvais drôles aveclesquels il peut s’entendre pour vous perdre, ou tout au moins pourvous dévaliser.

– Êtes-vous sûr de ce que vousdites ? s’écria la jeune fille, effrayée de ces paroles quicoïncidaient si étrangement avec ce que le Cœur-Loyal lui avaitdit.

– J’en suis aussi sûr qu’un hommepeut affirmer une chose dont il n’a pas de preuves, c’est-à-direque, d’après les antécédents du Babillard, on doit s’attendre àtout de sa part ; croyez-moi, s’il ne vous a pas trahisencore, il ne tardera pas à le faire.

– Mon Dieu ! je vais avertirmon oncle.

– Gardez-vous-en bien, ce seraittout perdre ! les gens avec lesquels s’entend ou ne tarderapas à s’entendre votre guide, si ce n’est pas encore fait, sontnombreux, déterminés, et connaissent à fond la prairie.

– Que faire alors ? demanda lajeune fille avec anxiété.

– Rien. Attendre, et, sans en avoirl’air, surveiller avec soin toutes les démarches de votreguide.

– Mais…

– Vous comprenez bien, interrompitle trappeur, que si je vous engage à vous méfier de lui, ce n’estpas pour, le moment venu où vous aurez besoin de secours, vouslaisser dans l’embarras.

– Je le crois.

– Eh bien, voici ce que vousferez ; dès que vous serez assurée que votre guide voustrahit, vous m’expédierez votre vieux fou de docteur, vous pouvezcompter sur lui, n’est-ce pas ?

– Entièrement.

– Bien. Alors, comme je vous l’aidit, vous me l’enverrez en le chargeant de me dire seulementceci : l’Élan-Noir ; l’Élan-Noir, c’est moi.

– Je le sais, vous nous l’avezdit.

– Très bien, il me dira donc :l’Élan-Noir, l’heure sonne. Pas autre chose. Vous vousrappellerez bien ces mots ?

– Parfaitement. Seulement, je necomprends pas bien en quoi cela pourra nous être utile.

Le trappeur sourit d’un airmystérieux.

– Hum ! fit-il au bout d’uninstant, ces quelques mots vous donneront en deux heures lescinquante hommes les plus résolus de la prairie. Hommes qui, sur unsigne de leur chef, se feront tuer pour vous enlever des mains deceux qui se seront emparés de vous, si ce que je prévoisarrive.

Il y eut un moment de silence, doña Luzsemblait rêveuse.

Le trappeur sourit.

– Ne soyez pas étonnée du vifintérêt que je vous témoigne, dit-il, un homme qui a tout pouvoirsur moi, m’a fait jurer de veiller sur vous pendant une absencequ’il a été obligé de faire.

– Que voulez-vous dire ?fit-elle avec curiosité, et quel est cet homme ?

– Cet homme est un chasseur quicommande à tous les trappeurs blancs des prairies ; sachantque vous aviez le Babillard pour guide, il a soupçonné ce métisd’avoir l’intention de vous entraîner dans unguet-apens.

– Mais le nom de cet homme,s’écria-t-elle d’une voix anxieuse.

– Le Cœur-Loyal ; aurez-vousconfiance en moi, maintenant ?

– Merci, mon ami, merci, réponditla jeune fille avec effusion, je n’oublierai pas votrerecommandation, et le moment venu, si par malheur il arrive, jen’hésiterai pas à vous rappeler votre promesse.

– Et vous ferez bien, señorita,parce que ce sera alors la seule voie de salut qui vous restera.Allons, vous m’avez compris, tout est bien, gardez pour vous notreconversation ; surtout, n’ayez pas l’air de vous entendre avecmoi, ce diable de métis est fin comme un castor ; s’il sedoutait de quelque chose, il vous glisserait entre les doigts commeune vipère qu’il est.

– Soyez tranquille, je seraimuette.

– Maintenant, continuons notreroute vers l’étang des castors. Le Cœur-Loyal veille survous.

– Déjà il nous a sauvé la vie, lorsde l’incendie de la prairie, dit-elle avec effusion.

– Ah ! ah ! murmura letrappeur, en fixant sur elle un regard d’une expression singulière,tout est pour le mieux alors ; puis il ajouta à voixhaute : Soyez sans crainte, señorita, si vous suivez de pointen point le conseil que je vous ai donné, il ne vous arrivera riendans la prairie, quelles que soient les trahisons dont vous serezvictime.

– Oh ! s’écria-t-elle avecexaltation, à l’heure du danger, je n’hésiterai pas à recourir àvous, je vous le jure !

– Voilà qui est convenu, ditl’Élan-Noir en souriant, maintenant, allons voir lescastors.

Ils reprirent leur marche, et au bout dequelques minutes, ils arrivèrent sur la lisière de laforêt.

Alors le trappeur s’arrêta en faisant ungeste à la jeune fille, pour lui recommander l’immobilité, et, setournant vers elle :

– Regardez, lui dit-il.

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