Le Trappeurs de l’Arkansas

La mère

 

Deux chevaux tenus en bride par nôEusébio attendaient à la porte de l’hacienda.

– Accompagnerai-je votreseigneurie ? demanda le majordome.

– Non ! répondit sèchementl’hacendero.

Il se mit en selle, plaça son fils entravers devant lui.

– Rentrez ce second cheval, dit-il,je n’en ai pas besoin.

Et, enfonçant les éperons dans lesflancs de sa monture qui hennit de douleur, il partit à fond detrain.

Le majordome rentra dans la ferme ensecouant tristement la tête.

Dès que l’hacienda eut disparu derrièreun pli de terrain, don Ramon s’arrêta, sortit un mouchoir de soiede sa poitrine, banda les yeux de son fils sans lui adresser uneparole, et repartit.

Cette course dura longtemps dans ledésert ; elle avait quelque chose de lugubre, qui faisaitfroid à l’âme.

Ce cavalier vêtu de noir, glissantsilencieusement dans les sables, emportant à l’arçon de sa selle unenfant garrotté, dont les tressaillements nerveux et lessoubresauts révélaient seuls l’existence, avait un aspect fatal etétrange qui aurait imprimé la terreur à l’homme le plusbrave.

Bien des heures se passèrent sans qu’unmot fût échangé entre le père et le fils ; le soleilcommençait à baisser à l’horizon, quelques étoiles apparaissaientdéjà dans le bleu sombre du ciel, le cheval couraittoujours.

Le désert prenait d’instant en instant uneapparence plus triste et plus sauvage ; toute trace devégétation avait disparu ; seulement çà et là des monceauxd’ossements blanchis par le temps marbraient le sable de tacheslivides, les oiseaux de proie tournaient lentement au-dessus ducavalier en poussant des cris rauques, et dans les profondeursmystérieuses des chaparals, les bêtes fauves, auxapproches du soir, préludaient par de sourds rugissements à leurslugubres concerts.

Dans ces régions le crépuscule n’existepas ; dès que le soleil a disparu, la nuit estcomplète.

Don Ramon galopait toujours.

Son fils ne lui avait pas adressé uneprière, n’avait pas poussé une plainte.

Enfin, vers huit heures du soir, lecavalier s’arrêta. Cette course fiévreuse durait depuis dix heures.Le cheval râlait sourdement et trébuchait à chaque pas.

Don Ramon jeta un regard autour delui ; un sourire de satisfaction plissa ses lèvres.

De tous les côtés, le désert déroulaitses immenses plaines de sable ; d’un seul les premiers plansd’une forêt vierge découpaient à l’horizon leur silhouette bizarre,qui tranchait d’une façon sinistre sur l’ensemble dupaysage.

Don Ramon mit pied à terre, posa sonfils sur le sable, ôta la bride de son cheval, afin qu’il pûtmanger la provende qu’il lui donna ; puis lorsqu’il se futacquitté avec le plus grand sang-froid de ces divers devoirs, ils’approcha de son fils et lui enleva le bandeau qui couvrait sesyeux.

L’enfant resta immobile, fixant sur sonpère un regard terne et froid.

– Monsieur, lui dit don Ramon,d’une voix sèche et brève, vous êtes ici à plus de vingt lieues demon hacienda, dans laquelle vous ne devez plus mettre les piedssous peine de mort ; à compter de ce moment vous êtes seul,vous n’avez plus ni père, ni mère, ni famille ; puisque vousêtes une bête fauve, je vous condamne à vivre avec les bêtesfauves ; ma résolution est irrévocable, vos prières nepourraient la changer, épargnez-les-moi donc.

– Je ne vous prie pas, réponditl’enfant d’une voix sourde ; on ne prie pas lebourreau.

Don Ramon tressaillit ; il fitquelques pas de long en large avec une agitation fébrile ;mais se remettant presque aussitôt, il continua :

– Voici dans ce sac des vivres pourdeux jours ; je vous laisse cette carabine rayée qui dans mamain n’a jamais manqué le but ; je vous donne aussi cespistolets, ce machète, ce couteau, cette hache, de la poudre et desballes dans ces cornes de buffalos ; vous trouverez dans lesac aux provisions un briquet et tout ce qu’il faut pour faire dufeu ; j’y ai joint une Bible appartenant à votre mère. Vousêtes mort pour la société dans laquelle vous ne devez plusrentrer ; le désert est devant vous ; il vousappartient ; pour moi, je n’ai plus de fils, adieu ! LeSeigneur vous fasse miséricorde, tout est fini entre nous sur laterre ; vous restez seul et sans famille, à vous maintenant àcommencer une seconde existence et à pourvoir à vos besoins. LaProvidence n’abandonne jamais ceux qui placent leur confiance enelle ; seule, désormais, elle veillera sur vous.

Après avoir prononcé ces mots, donRamon, le visage impassible, remit la bride à son cheval, rendit àson fils la liberté, en tranchant d’un coup les liens quil’attachaient, et, se mettant en selle, il partit avecrapidité.

Rafaël se releva sur les genoux, penchala tête en avant, écouta avec anxiété le galop précipité du chevalsur le sable, suivit des yeux, aussi longtemps qu’il put ladistinguer, la fatale silhouette qui se détachait en noir auxrayons de la lune ; puis, lorsque le cavalier se fut enfinconfondu avec les ténèbres, l’enfant porta la main à sa poitrine,une expression de désespoir impossible à rendre crispa sestraits :

– Ma mère !… ma mère !…s’écria-t-il.

Et il tomba à la renverse sur lesable.

Il était évanoui.

Après un temps de galop assez long, donRamon ralentit insensiblement et comme malgré lui l’allure de soncheval, prêtant l’oreille aux bruits vagues du désert, écoutantavec anxiété, sans se rendre bien compte lui-même des raisons quile faisaient agir, mais attendant peut-être un appel de sonmalheureux fils pour retourner auprès de lui. Deux fois même samain serra machinalement la bride, comme s’il obéissait à une voixsecrète qui lui commandait de revenir sur ses pas ; maistoujours l’orgueil féroce de sa race fut le plus fort, et ilcontinua à marcher en avant.

Le soleil se levait au moment où donRamon arrivait à l’hacienda.

Deux personnes debout, de chaque côté dela porte, attendaient son retour.

L’une était doña Jesusita, l’autre lemajordome.

À l’aspect de sa femme, pâle et muette,qui se tenait devant lui comme la statue de la désolation,l’hacendero sentit une tristesse indicible lui serrer lecœur ; il voulut passer.

Doña Jesusita fit deux pas, etsaisissant la bride du cheval :

– Don Ramon, lui dit-elle avecangoisse, qu’avez-vous fait de mon fils ?

L’hacendero ne répondit pas ; envoyant la douleur de sa femme un remords lui tordit le cœur dans lapoitrine, il se demanda mentalement s’il avait réellement le droitd’agir comme il l’avait fait.

Doña Jesusita attendait vainement uneréponse. Don Ramon regardait sa femme ; il avait peur enapercevant les sillons indélébiles que le chagrin avait creusés surce visage si calme, si tranquille quelques heures à peineauparavant.

La noble femme était livide ; sestraits tirés avaient une rigidité inouïe ; ses yeux brûlés defièvre étaient rouges et secs, deux lignes noires et profondes lesrendaient caves et hagards ; une large tache marbrait sesjoues, trace de larmes dont la source était tarie ; elle nepouvait plus pleurer, sa voix était rauque et saccadée, sa poitrineoppressée se soulevait douloureusement pour laisser échapper unerespiration haletante.

Après avoir attendu pendant quelquessecondes une réponse à sa demande :

– Don Ramon, reprit-elle,qu’avez-vous fait de mon fils ?

L’hacendero détourna la tête avecembarras.

– Oh ! vous l’avez tué !fit-elle avec un cri déchirant.

– Non !…, répondit-il effrayéde cette douleur, et pour la première fois de sa vie forcé dereconnaître le pouvoir de la mère qui demande compte de sonenfant.

– Qu’en avez-vous fait ?reprit-elle en insistant.

– Plus tard, dit-il, quand vousserez calme, vous saurez tout.

– Je suis calme, répondit-elle,pourquoi feindre une pitié que vous n’éprouvez pas ? mon filsest mort, et c’est vous qui l’avez tué !

Don Ramon descendit decheval.

– Jesusita, dit-il à sa femme enlui prenant les mains et la regardant avec tendresse, je vous jurepar ce qu’il y a de plus sacré au monde, que votre filsexiste ; je n’ai pas touché un cheveu de sa tête.

La pauvre mère resta pensive pendantquelques secondes.

– Je vous crois, dit-elle après uninstant ; qu’est-il devenu ?

– Eh bien ! reprit-il avechésitation, puisque vous voulez tout savoir, apprenez que si j’aiabandonné votre fils dans le désert… c’est en lui laissant lesmoyens de pourvoir à sa sûreté et à ses besoins.

Doña Jesusita tressaillit, un frissonnerveux parcourut tout son corps.

– Vous avez été clément, dit-elled’une voix incisive et avec une ironie amère ; vous avez étéclément envers un enfant de seize ans, don Ramon, il vous répugnaitde tremper vos mains dans son sang, vous avez préféré laisser cettetâche aux bêtes fauves et aux féroces Indiens, qui seuls peuplentces solitudes.

– Il était coupable ! réponditl’hacendero d’une voix basse mais ferme.

– Un enfant n’est jamais coupablepour celle qui l’a porté dans son sein et nourri de son lait,fit-elle avec énergie ; très bien, don Ramon, vous avezcondamné votre fils, moi, je le sauverai !

– Que voulez-vous faire ? ditl’hacendero effrayé de la résolution qu’il vit briller dans l’œilde sa femme.

– Que vous importe ? donRamon, j’accomplirai mon devoir comme vous avez cru devoiraccomplir le vôtre ! Dieu jugera entre nous ! tremblezqu’il ne vous demande compte un jour du sang de votrefils !…

Don Ramon courba la tête sous cetanathème ; le front pâle et l’âme remplie de remords cuisants,il rentra lentement dans l’hacienda.

Doña Jesusita le suivit un instant desyeux.

– Oh ! s’écria-t-elle !mon Dieu ! faites que j’arrive à temps.

Alors elle sortit, suivie de nôEusébio.

Deux chevaux les attendaient, cachésderrière un bouquet d’arbres. Ils se mirent en selle.

– Où allons-nous, señora ?demanda le majordome.

– À la recherche de mon fils !répondit-elle d’une voix éclatante.

Elle semblait transfigurée parl’espérance. Un vif incarnat colorait ses joues ; ses yeuxnoirs lançaient des éclairs.

Nô Eusébio détacha quatre magnifiques limiers,nommés rastrerosdans le pays, et qui servent à suivre lespistes ; il leur fit sentir une chemise appartenant àRafaël ; les limiers s’élancèrent sur la voie en poussant degrands cris ; nô Eusébio et doña Jesusita bondirent à leursuite en échangeant un regard d’espoir suprême.

Les chiens n’eurent pas de peine àsuivre la piste, elle était droite et sans hésitation aucune ;aussi ne s’arrêtèrent-ils pas un instant.

Lorsque doña Jesusita arriva à l’endroitoù Rafaël avait été abandonné par son père, la place étaitvide !… l’enfant avait disparu !

Les traces de son séjour étaientvisibles. Un feu achevait de mourir. Tout indiquait que Rafaëln’avait quitté cette place que depuis une heure à peine.

– Que faire ? demanda nôEusébio avec anxiété.

– Pousser en avant ! réponditrésolument doña Jesusita, en enfonçant les éperons dans le ventrede son cheval, qui poussa un hennissement de fureur et reprit sacourse frénétique.

Nô Eusébio la suivit.

Le soir de ce même jour, la plus grandeconsternation régnait à l’hacienda del Milagro.

Doña Jesusita et nô Eusébio n’étaientpas rentrés.

Don Ramon fit monter tout le monde àcheval.

Armés de torches, les péons et lesvaqueros commencèrent une battue immense à la recherche de leurmaîtresse et du majordome.

La nuit entière s’écoula sans ameneraucun résultat satisfaisant.

Au point du jour, le cheval de doñaJesusita fut retrouvé à demi dévoré dans le désert. Ses harnaismanquaient.

Le terrain environnant le cadavre ducheval semblait avoir été le théâtre d’une lutteacharnée.

Don Ramon désespéré donna l’ordre duretour.

– Mon Dieu ! s’écria-t-il enrentrant dans l’hacienda, est-ce déjà mon châtiment quicommence ?

Des semaines, des mois, des annéess’écoulèrent sans que rien vînt lever un coin du voile mystérieuxqui enveloppait ces sinistres événements, et malgré les plusactives recherches, on ne put rien apprendre sur le sort de Rafaël,de sa mère et de nô Eusébio.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer