Le Trappeurs de l’Arkansas

Chapitre 16Trahison

 

Le retour fut triste, le général étaitplongé dans de profondes réflexions causées par son entretien avecle trappeur. Doña Luz songeait à l’avertissement qui lui avait étédonné ; le guide intrigué par les deux conversations del’Élan-Noir avec la jeune fille et le général, avait un secretpressentiment qui lui disait de se tenir sur ses gardes. Seuls, lesdeux lanceros marchaient insoucieusement, ignorant le drame qui sejouait autour d’eux et ne pensant qu’à une chose, le repos qui lesattendait en arrivant au camp.

Le Babillard jetait incessamment desregards inquiets autour de lui, semblant chercher des auxiliairesau milieu des fourrés épais que traversait silencieusement lapetite troupe.

Le jour tirait à sa fin, le soleiln’allait pas tarder à disparaître et déjà les hôtes mystérieux dela forêt poussaient par intervalles de sourdsrugissements.

– Sommes-nous loin encore ?demanda tout à coup le général.

– Non, répondit le guide, une heureà peine.

– Pressons le pas, alors, je neveux pas être surpris par la nuit dans ces halliers.

La troupe prit un trot allongé qui, enmoins d’une demi-heure, la conduisit aux premières barricades ducamp.

Le capitaine Aguilar et le docteurvinrent recevoir les voyageurs à leur arrivée.

Le repas du soir était préparé etattendait depuis longtemps déjà.

On se mit à table.

Mais la tristesse qui depuis quelquesheures semblait s’être emparée du général et de sa nièce augmentaitau lieu de diminuer. Le repas s’en ressentit, chacun mangea entoute hâte sans échanger une parole. Lorsque l’on eut fini, sous leprétexte des fatigues de la journée, on se sépara pour se livrerostensiblement au repos, mais en réalité pour être seul etréfléchir aux événements de la journée.

De son côté le guide n’était pas plus àl’aise : une mauvaise conscience, a dit un sage, est le pluschagrinant camarade de nuit que l’on puisse avoir ; leBabillard possédait la pire de toutes les mauvaises consciences,aussi n’avait-il nulle envie de dormir. Il se promenait dans lecamp, cherchant en vain dans son esprit bourrelé d’inquiétudes etpeut-être de remords un moyen quelconque de sortir du mauvais pasdans lequel il se trouvait. Mais il avait beau mettre sonimagination à la torture, rien ne venait calmer sesappréhensions.

Cependant la nuit s’avançait, la luneavait disparu, des ténèbres épaisses planaient sur le camp plongédans le silence.

Tout le monde dormait ou paraissaitdormir, seul le guide qui avait voulu se charger de la premièregarde veillait assis sur un ballot ; les bras croisés sur lapoitrine et le regard fixe, il s’enfonçait de plus en plus dans desombres rêveries.

Tout à coup une main se posa sur sonépaule, et une voix murmura à son oreille ce seulmot :

– Kennedy !

Le guide, avec cette présence d’espritet ce flegme imperturbable qui n’abandonnent jamais les Indiens etles métis, jeta un regard soupçonneux autour de lui afin des’assurer qu’il était bien seul, puis il saisit la main qui étaitrestée appuyée sur son épaule et entraîna l’individu qui lui avaitparlé et qui le suivit sans résistance dans un endroit écarté où ilse crût certain de n’être surveillé par personne.

Au moment où les deux hommes passèrentdevant la tente, les rideaux s’entrouvrirent doucement et une ombreglissa silencieuse à leur suite.

Lorsqu’ils furent cachés au milieu desballots, et placés assez près l’un de l’autre pour parler d’unevoix basse comme un souffle :

– Dieu soit loué ! murmura leguide, j’attendais ta visite avec impatience, Kennedy.

– Savais-tu donc que je devaisvenir ? répondit celui-ci avec défiance.

– Non, mais jel’espérais.

– Il y a dunouveau ?

– Oui, et beaucoup.

– Parle, hâte-toi.

– C’est ce que je vais faire. Toutest perdu.

– Hein ! que veux-tudire ?

– Ce que je dis, aujourd’hui legénéral, guidé par moi, est allé…

– Je le sais, je vous aivus.

– Malédiction ! Pourquoi nenous as-tu pas attaqués ?

– Nous n’étions quedeux.

– J’aurais fait le troisième, lapartie eût été égale, puisque le général n’avait que deuxlanceros.

– C’est vrai, je n’y ai passongé.

– Tu as eu tort, tout serait fini àprésent, au lieu que tout est probablement perdu.

– Comment cela ?

– Eh ! Carai ! c’estclair, le général et sa nièce ont causé un temps infini avec cesournois d’Élan-Noir, tu sais qu’il me connaît de longue date, illes aura certainement engagés à se méfier de moi.

– Aussi pourquoi les as-tu conduitsà l’étang des castors ?

– Pouvais-je me douter que j’yrencontrerais ce trappeur maudit ?

– Dans notre métier, il faut seméfier de tout.

– Tu as raison, j’ai commis unefaute ! Enfin à présent le mal est sans remède, car j’ai lepressentiment que l’Élan-Noir a complètement édifié le général surmon compte.

– Hum ! En effet, c’est probable,que faire alors ?

– Agir le plus tôt possible, sansleur donner le temps de se mettre sur leurs gardes.

– Je ne demande pas mieux, moi, tu lesais.

– Oui. Où est le capitaine ?Est-il de retour ?

– Il est arrivé ce soir. Tous noshommes sont cachés dans la grotte, nous sommes quarante.

– Bravo ! Ah ! Pourquoin’êtes-vous pas venus tous ensemble, au lieu de toi seul, vois,quelle belle occasion vous aviez. Ils dorment comme des loirs. Nousnous serions emparés d’eux en moins de dix minutes.

– Tu as raison, mais on ne peuttout prévoir, du reste ce n’était pas ainsi que l’affaire avait étéconvenue avec le capitaine.

– C’est juste. Pourquoi viens-tualors ?

– Pour te prévenir que nous sommesprêts et que nous n’attendons plus que ton signal pouragir.

– Voyons, que faut-il faire ?Conseille-moi.

– Comment diable veux-tu que je teconseille ? Est-ce que je sais ce qui se passe ici, moi, pourte dire comment tu dois t’y prendre ?

Le guide réfléchit un instant, puis illeva la tête et considéra le ciel avec attention.

– Écoute, reprit-il, il n’estencore que deux heures du matin.

– Oui.

– Tu vas retourner à lagrotte.

– De suite ?

– Oui.

– C’est bien.Après ?

– Tu diras au capitaine que, s’ille veut, je lui livre la jeune fille cette nuit.

– Hum ! cela me sembledifficile.

– Tu es un niais.

– C’est possible ; mais je nevois pas comment.

– Attends donc. La garde du campest ainsi distribuée : le jour, les soldats veillent auxretranchements ; mais comme ils ne sont pas habitués à la viedes prairies et que, la nuit, leur secours serait plutôt nuisiblequ’utile, les autres guides et moi sommes chargés de la garde,tandis que les soldats se reposent.

– C’est très spirituel, dit Kennedyen riant.

– N’est-ce pas ? fit leBabillard. Ainsi vous monterez à cheval ; arrivés au bas de lacolline, six des plus hardis viendront me rejoindre ; avecleur aide, je me charge de garrotter, pendant qu’ils dorment àpoings fermés, tous les soldats et le général lui-même.

– Tiens, mais c’est une idéecela.

– Tu trouves ?

– Ma foi oui.

– Très bien. Une fois nos gaillardsbien attachés, je siffle et le capitaine arrive avec le reste de latroupe. Alors, ma foi, qu’il s’arrange avec la jeune fille, cela leregarde et je ne m’en mêle plus. Comment trouves-tucela ?

– Charmant.

– De cette façon, nous évitonsl’effusion du sang et les coups dont je ne me soucie guère quand jepuis m’en passer.

– Tu es prudent.

– Dame ! mon cher, quand onfait des affaires comme celles-ci, qui, lorsqu’elles réussissent,offrent de gros bénéfices, il faut toujours s’arranger de façon àavoir toutes les chances pour soi.

– Parfaitement raisonné ; dureste, ton idée me plaît infiniment, et je vais, sans plus tarder,la mettre à exécution ; mais d’abord convenons bien de nosfaits afin d’éviter les malentendus, qui sont toujoursdésagréables.

– Très bien.

– Si, comme je le crois, lecapitaine trouve ton plan heureux et d’une réussite infaillible,dès que nous serons au pied de la colline, je monterai avec cinqgaillards résolus, que j’aurai soin de choisir moi-même. De quelcôté m’introduirai-je dans le camp ?

– Pardieu ! du côté par lequeltu es entré déjà, tu dois le connaître.

– Et toi, oùseras-tu ?

– À l’entrée même, prêt à vousaider.

– Bien. Maintenant tout estconvenu. Tu n’as plus rien à me dire ?

– Rien.

– Je pars alors.

– Oui, le plus tôt sera lemieux.

– Tu as toujours raison. Guide-moijusqu’à l’endroit par lequel je dois sortir ; il fait si noirque, si j’y vais seul, je suis capable de m’égarer et d’allerdonner du pied contre quelque soldat endormi, ce qui ne ferait pasnotre affaire.

– Donne-moi la main.

– La voici.

Les deux hommes se levèrent et se mirenten devoir de gagner le lieu par lequel devait sortir l’émissaire ducapitaine ; mais, au même moment, une ombre s’interposa entreeux et une voix ferme leur dit :

– Vous êtes des traîtres et vousallez mourir.

Malgré toute leur puissance sureux-mêmes, les deux hommes restèrent un instant frappés destupeur.

Sans leur donner le temps de reprendreleur présence d’esprit, la personne, qui avait parlé, déchargeadeux pistolets presque à bout portant sur eux.

Les misérables poussèrent un grandcri ; l’un tomba, l’autre, bondissant comme un chat-tigre,escalada les retranchements et disparut avant que l’on pût uneseconde fois tirer sur lui.

Au bruit de la double détonation et aucri poussé par les bandits, tout le monde s’était réveillé ensursaut dans le camp ; chacun se précipita auxbarricades.

Le général et le capitaine Aguilararrivèrent les premiers à l’endroit où s’était passée la scène quenous avons rapportée.

Ils trouvèrent doña Luz, deux pistoletsfumants à la main, tandis qu’à ses pieds un homme se tordait dansles dernières convulsions de l’agonie.

– Que signifie cela, manièce ? que s’est-il passé, au nom du ciel ! Êtes-vousblessée ? demanda le général avec épouvante.

– Rassurez-vous, mon oncle, je nesuis pas blessée, répondit la jeune fille, seulement j’ai puni untraître. Deux misérables complotaient dans l’ombre contre notresûreté commune, l’un s’est échappé, mais je crois que celui-ci estbien malade.

Le général se pencha vivement sur lemoribond. À la lueur de la torche qu’il portait à la main, ilreconnut Kennedy, ce guide que le Babillard prétendait avoir étébrûlé vif, lors de l’incendie de la prairie.

– Oh ! oh ! fit-il,qu’est-ce que cela veut dire ?

– Cela veut dire, mon oncle,répondit la jeune fille, que, si Dieu ne m’était pas venu en aide,nous aurions été, cette nuit même, surpris par une troupe debandits embusqués à peu de distance d’ici.

– Ne perdons pas de tempsalors.

Et le général, aidé par le capitaineAguilar, se hâta de tout préparer pour faire une vigoureuserésistance au cas où on tenterait une attaque.

Le Babillard avait fui, mais une largetraînée de sang montrait qu’il était gravement blessé. S’il avaitfait jour, on aurait tenté de le poursuivre, et peut-être aurait-onréussi à l’atteindre ; mais, au milieu des ténèbres, ignorantsi des ennemis n’étaient pas embusqués aux environs, le général nevoulut pas que ses soldats se risquassent hors du camp. Il préféralaisser au misérable cette chance de salut.

Quant à Kennedy, il étaitmort.

Le premier moment d’effervescence passé,doña Luz, qui n’était plus soutenue par le danger de la situation,sentit qu’elle était femme. Son énergie disparut, ses yeux sevoilèrent, un tremblement convulsif agita tout son corps ;elle s’affaissa sur elle-même, et elle serait tombée, si le docteurne l’avait pas reçue dans ses bras.

Il la porta à moitié évanouie sous latente et lui prodigua tous les soins que réclamait sonétat.

La jeune fille revint peu à peu à elle,le calme rentra dans son esprit et l’ordre se rétablit dans sesidées.

Se souvenant alors des recommandationsque le jour même l’Élan-Noir lui avait faites, elle pensa que lemoment était venu de réclamer l’exécution de sa promesse et fitsigne au docteur de s’approcher.

– Cher docteur, lui dit-elle d’unevoix douce, voulez-vous me rendre un grandservice ?

– Disposez de moi,señorita.

– Connaissez-vous un trappeur nommél’Élan-Noir ?

– Oui, il a sa hutte près d’ici auxenvirons d’un étang de castors.

– C’est cela même, mon bon docteur,eh bien ! il faut, dès qu’il fera jour, que vous alliez letrouver de ma part.

– À quoi bon,señorita ?

– Je vous en prie ! dit-elled’une voix câline.

– Oh ! alors, vous pouvez êtretranquille, j’irai, répondit-il.

– Que luidirai-je ?

– Vous lui rendrez compte de ce quis’est passé ici cette nuit.

– Parbleu !

– Et puis vous ajouterez, retenezbien ces paroles qu’il faudra lui redire textuellement.

– J’écoute de toutes mes oreilles,je les graverai dans ma mémoire.

– L’Élan-Noir, l’heure sonne.Vous avez bien compris, n’est-ce pas ?

– Parfaitement,señorita.

– Vous jurez de faire ce que jevous demande ?

– Je vous le jure, dit-il d’unevoix grave, au lever du soleil j’irai trouver le trappeur, je luirendrai compte des événements de la nuit et j’ajouterai :l’Élan-Noir, l’heure sonne. Est-ce tout ce que vous désirez demoi ?

– Tout, oui, mon bondocteur.

– Eh bien ! reposez sansinquiétude, señorita, je vous jure sur l’honneur que cela serafait.

– Merci, murmura la jeune fille,avec un doux sourire en lui serrant la main.

Et, brisée par les émotions terribles dela nuit, elle retomba sur son lit où elle s’endormit bientôt d’unsommeil tranquille et réparateur.

Au point du jour, malgré lesobservations du général qui voulut en vain l’empêcher de partir enlui représentant les dangers auxquels il allait s’exposer de gaietéde cœur, le digne savant qui avait hoché la tête à tout ce que sonami lui avait dit, s’obstinant sans vouloir donner de raisons, dansson projet de sortie, quittait le camp et descendait la colline augrand trot.

Puis une fois arrivé dans la forêt, ilpiqua des deux et se dirigea au galop vers la hutte del’Élan-Noir.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer