Le Trappeurs de l’Arkansas

Chapitre 9Le fantôme

 

Il était à peu près huit heures dumatin, un joyeux soleil d’automne éclairait splendidement laprairie.

Les oiseaux voletaient çà et là enpoussant des cris bizarres, tandis que d’autres cachés au plusépais du feuillage formaient de mélodieux concerts. Parfois un daimmontrait sa tête effarouchée au-dessus des hautes herbes etdisparaissait au loin en bondissant.

Deux cavaliers revêtus du costume descoureurs des bois, montés sur de magnifiques chevaux à demisauvages, suivaient au grand trot la rive gauche de la grandeCanadienne, tandis que plusieurs limiers à la robe noire, tachée defeu aux yeux et au poitrail, couraient et gambadaient autourd’eux.

Ces cavaliers étaient le Cœur-Loyal etson ami Belhumeur.

Contrairement à ses habitudes, leCœur-Loyal semblait en proie à la joie la plus vive, son visagerayonnait, il jetait avec complaisance les yeux autour de lui.Parfois il s’arrêtait, fixait son regard au loin, paraissantchercher à l’horizon quelque objet qu’il ne pouvait encoreapercevoir. Alors avec un mouvement de dépit, il se remettait enmarche pour recommencer cent pas plus loin la mêmemanœuvre.

– Ah ! parbleu ! lui ditenfin Belhumeur en riant, nous arriverons, soyeztranquille.

– Eh ! caramba ! je lesais bien, mais je voudrais déjà y être ! pour moi les seulsmoments de bonheur que Dieu m’accorde, se passent auprès de celleque nous allons voir ! ma mère ! ma mère chérie !qui pour moi a tout quitté ! tout abandonné sans regret, sanshésitation ! oh ! que c’est bon d’avoir une mère !de posséder un cœur qui comprenne le vôtre, qui fasse abnégationcomplète de lui-même pour s’absorber en vous ! qui vit devotre existence ! se réjouissant de vos joies, s’attristant devos peines ! qui fait deux parts de votre vie, se réservant laplus lourde, vous laissant la plus légère et la plus facile !oh ! Belhumeur ! pour bien comprendre ce que c’est quecet être divin composé de dévouement et d’amour que l’on nomme unemère, il faut comme moi en avoir été privé pendant de longuesannées et puis tout à coup l’avoir retrouvée plus aimante, plusadorable qu’auparavant ! Que nous marchons lentement !Chaque minute de retard est un baiser de ma mère que le temps mevole ! N’arriverons-nous donc jamais ?

– Nous voici au gué.

– Je ne sais pourquoi, mais unecrainte secrète me serre le cœur, un pressentiment indéfinissableme fait trembler malgré moi.

– Chassez ces idées noires, monami, dans quelques minutes nous serons près de votremère.

– Oui, n’est-ce pas ? etpourtant, je ne sais si je m’abuse, mais on dirait que la campagnen’a pas son aspect accoutumé, ce silence qui règne autour de nous,cette solitude qui nous environne me semblent peu naturels, nousvoici près du village, nous devrions déjà entendre les abois deschiens, le chant des coqs et ces mille bruits qui dénoncent leslieux habités.

– En effet, dit Belhumeur avec unevague inquiétude, tout est bien silencieux autour denous.

Les voyageurs se trouvaient à un endroitoù la rivière fait un coude assez brusque ; ses rivesprofondément encaissées, couvertes d’immenses blocs de rochers etd’épais taillis, ne permettaient pas à la vue de s’étendre auloin.

Le village vers lequel se dirigeaientles chasseurs n’était éloigné que d’une portée de fusil à peine dugué où ils se préparaient à traverser la rivière, mais il étaitcomplètement invisible à cause de la disposition deslieux.

Au moment où les chevaux mettaient lespieds dans l’eau ils firent un brusque mouvement en arrière, et leslimiers poussèrent un de ces hurlements plaintifs, particuliers àleur race, qui glacent d’effroi l’homme le plus brave.

– Qu’est-ce là ! murmura leCœur-Loyal en devenant pâle comme un mort et en jetant autour delui un regard effaré.

– Voyez ! répondit Belhumeur,et du doigt il montra à son compagnon plusieurs cadavres que larivière emportait et qui glissaient entre deux eaux.

– Oh ! s’écria le Cœur-Loyal,il s’est passé ici quelque chose d’épouvantable. Ma mère ! mamère !

– Ne vous effrayez pas ainsi, ditBelhumeur, elle est sans doute en sûreté.

Sans écouter les consolations que sonami lui prodiguait sans y croire lui-même, le Cœur-Loyal enfonçales éperons dans le ventre de son cheval et s’élança dans lesflots.

Ils arrivèrent bientôt sur l’autrerive.

Alors tout leur fut expliqué.

Ils avaient devant eux la scène dedésolation la plus épouvantablement complète qui se puisseimaginer.

Le village et le fort n’étaient plusqu’un monceau de ruines.

Une fumée noire, épaisse et nauséabondemontait en longues spirales vers le ciel.

Au milieu du village s’élevait un mât surlequel étaient cloués des lambeaux humains que des urubusse disputaient avec de grands cris.

Çà et là gisaient des cadavres à demidévorés par les bêtes fauves et les vautours.

Nul être vivantn’apparaissait.

Rien n’était resté intact, tout étaitbrisé ou renversé. L’on reconnaissait au premier coup d’œil que lesIndiens avaient passé par là, avec leur rage sanguinaire et leurhaine invétérée contre les Blancs. Leurs pas étaient profondémentgravés en lettres de feu et de sang.

– Oh ! s’écria le chasseur, enfrémissant, mes pressentiments étaient un avertissement du ciel, mamère ! ma mère !

Le Cœur-Loyal se laissa tomber sur lesol avec désespoir, il cacha sa tête dans ses mains etpleura !

La douleur de cet homme si fortementtrempé, doué d’un courage à toute épreuve et que nul danger nepouvait surprendre, était comme celle du lion, elle avait quelquechose d’effrayant.

Ses sanglots, semblables à desrugissements, lui déchiraient la poitrine.

Belhumeur respecta la douleur de sonami ; quelle consolation pouvait-il lui offrir ? Mieuxvalait laisser couler ses larmes et donner au premier paroxysme dudésespoir le temps de se calmer ; certain que cette nature debronze ne se laisserait pas longtemps abattre et que bientôtviendrait une réaction qui lui permettrait d’agir.

Seulement avec cet instinct inné chezles chasseurs, il commença à fureter de tous les côtés, espéranttrouver quelque indice, qui plus tard servirait à diriger leursrecherches.

Après avoir longtemps tourné autour desruines, il fut tout à coup attiré du côté d’un buisson peu éloignépar des aboiements qu’il crut reconnaître.

Il s’avança précipitamment ; unlimier semblable aux siens sauta joyeusement après ses jambes etl’étourdit par ses folles caresses.

– Oh ! oh ! dit lechasseur, que signifie cela, qui a attaché ainsi le pauvreTrim ?

Il coupa le lien qui retenait l’animalet s’aperçut alors qu’il avait au cou un papier plié en quatre etsoigneusement attaché.

Il s’en empara et courut rejoindre leCœur-Loyal.

– Frère, lui dit-il,espérez !

Le chasseur savait que son ami n’étaitpas homme à lui prodiguer de vulgaires consolations, il leva verslui son visage baigné de larmes.

Aussitôt libre, le chien s’était mis àfuir avec une vélocité incroyable en poussant ces jappements sourdset saccadés des limiers sur la voie.

Belhumeur, qui avait prévu cette fuite,s’était hâté d’attacher sa cravate autour du cou del’animal.

– On ne sait pas ce qui peutarriver ! murmura le Canadien en voyant le chiendisparaître.

Et sur cette réflexion philosophique ilétait allé rejoindre son ami.

– Qu’y a-t-il ? demanda leCœur-Loyal.

– Lisez ! répondit simplementBelhumeur.

Le chasseur s’empara du papier qu’il lutavidement.

Il ne contenait que cesmots :

« Nous sommes prisonniers desPeaux-Rouges… Courage !… Il n’est rien arrivé de malheureux àvotre mère. »

– Dieu soit béni !… s’écria leCœur-Loyal avec effusion en baisant le papier qu’il serra dans sapoitrine, ma mère est vivante !… Oh ! je laretrouverai !…

– Pardieu !… appuya Belhumeurd’un accent convaincu.

Un changement complet s’était comme parenchantement opéré dans l’esprit du chasseur, il s’était redresséde toute sa hauteur, son front rayonnait.

– Commençons nos recherches,dit-il, peut-être quelqu’un des malheureux habitants a-t-il échappéà la mort ; par lui nous apprendrons ce qui s’estpassé.

– Bien ! dit Belhumeur avecjoie, c’est ça, cherchons.

Les chiens grattaient avec frénésie dansles ruines du fort.

– Commençons par là, dit leCœur-Loyal.

Tous deux déblayèrent les décombres. Ilstravaillaient avec une ardeur qu’ils ne comprenaient paseux-mêmes.

Au bout de vingt minutes, ilsdécouvrirent une espèce de trappe. Des cris faibles et inarticulésse faisaient entendre au-dessous.

– Ils sont là ! ditBelhumeur.

– Dieu veuille que nous soyonsarrivés à temps pour les sauver !

Ce ne fut qu’après un temps assez longet avec des peines infinies qu’ils parvinrent à lever latrappe.

Alors un spectacle horrible s’offrit àeux.

Dans un caveau exhalant une odeurfétide, une vingtaine d’individus étaient littéralement empilés lesuns sur les autres.

Les chasseurs ne purent réprimer unmouvement d’effroi et se reculèrent malgré eux.

Mais ils revinrent immédiatement au borddu caveau pour tâcher, s’il en était temps encore, de sauverquelques-unes de ces malheureuses victimes.

De tous ces hommes un seul donnaitquelques signes de vie ; les autres étaient morts.

Ils le sortirent du souterrain,l’étendirent doucement sur un amas de feuilles sèches et luiprodiguèrent les secours que son état réclamait.

Les chiens léchaient les mains et levisage du blessé.

Au bout de quelques minutes cet hommefit un léger mouvement, ouvrit les yeux à plusieurs reprises, puisil poussa un profond soupir.

Belhumeur introduisit entre ses dentsserrées le goulot d’une bouteille de cuir pleine de rhum, etl’obligea à boire quelques gouttes de liqueur.

– Il est bien malade, dit lechasseur.

– Il est perdu, répondit leCœur-Loyal en secouant la tête.

Cependant le blessé avait reprisquelques forces.

– Mon Dieu ! dit-il d’une voixfaible et entrecoupée, mourir, je vais mourir.

– Espérez, lui dit doucementBelhumeur.

Une rougeur fugitive colora les jouespâles du blessé, un sourire triste crispa le coin de seslèvres.

– Pourquoi vivrais-je ?répondit-il, les Indiens ont massacré tous mes compagnons après lesavoir horriblement mutilés, la vie serait une trop lourde chargepour moi.

– Si avant de mourir vous désirezquelque chose qu’il soit en notre pouvoir de faire, parlez, et, foide chasseurs, nous le ferons.

Les yeux du mourant étincelèrent d’unelueur fauve.

– Votre gourde ? dit-il àBelhumeur.

Celui-ci la lui donna.

Le blessé but avidement, son front secouvrit d’une sueur moite, et une rougeur fébrile enflamma sonvisage qui prit alors une expression effrayante.

– Écoutez, dit-il d’une voix rauqueet saccadée, c’est moi qui commandais ici ; les Indiens, aidéspar un misérable métis qui nous a vendus à eux, ont surpris levillage.

– Le nom de cet homme ? fitvivement le chasseur.

– Il est mort !… je l’aitué ! répondit le capitaine avec un indéfinissable accent dehaine et de joie. Les Indiens ont voulu s’emparer du fort, la luttea été terrible, nous étions douze hommes résolus contre quatrecents sauvages, que pouvions-nous faire ? Lutter jusqu’à lamort. C’est ce qui fut résolu. Les Indiens, reconnaissantl’impossibilité de s’emparer de nous vivants, nous ont jeté lescolons du village après les avoir scalpés et leur avoir coupé lespoignets, ensuite ils ont incendié le fort.

Le blessé, dont la voix s’affaiblissaitde plus en plus et dont les paroles devenaient inintelligibles, butquelques gouttes de liqueur, puis il continua son récit que leschasseurs écoutaient avidement.

– Un souterrain servant de caves’étendait sous les fossés du fort, lorsque je reconnus que toutmoyen de salut nous échappait, que la fuite était impossible, jefis descendre mes malheureux compagnons dans cette cave, espérantque Dieu permettrait peut-être que nous pussions nous sauver ainsi.Quelques minutes plus tard le fort s’écroula sur nous. Nul ne peuts’imaginer les tortures que nous avons souffertes dans ce gouffreinfect, sans air et sans lumière, les cris des blessés, et nousl’étions tous plus ou moins, demandant de l’eau, le râle desmourants formaient un épouvantable concert qu’il n’est donné àaucune plume de décrire. Nos souffrances déjà intolérabless’accrurent encore par le manque d’air ; une espèce de foliefurieuse s’empara de nous, nous nous ruâmes les uns contre lesautres, et dans les ténèbres, sous une masse de décombres, commençaun combat hideux qui ne devait se terminer que par la mort de tousles combattants. Combien dura-t-il de temps ? Je ne saurais ledire. Déjà je sentais que la mort qui avait saisi tous mescompagnons allait aussi s’emparer de moi, lorsque vous êtes venusla retarder de quelques minutes. Dieu soit loué ! je nemourrai pas sans vengeance.

Après ces mots prononcés d’une voix presqueinarticulée, il y eut un silence funèbre entre ces trois hommes,silence interrompu seulement par le râle sourd du mourant, dontl’agonie commençait.

Tout à coup le capitaine se raidit avecforce, il se redressa et fixant un regard sanglant sur leschasseurs :

– Les sauvages qui m’ont attaquéappartiennent à la nation des Comanches, dit-il, leur chef se nommela Tête-d’Aigle, jurez de me venger en loyaux chasseurs.

– Nous le jurons ! s’écrièrentles deux hommes d’une voix ferme.

– Merci ! murmura lecapitaine ; et tombant brusquement en arrière, il restaimmobile.

Il était mort.

Son visage crispé et ses yeux ouvertsconservaient encore l’expression de haine et de désespoir quil’avaient animé à son dernier moment.

Les chasseurs le considérèrent uninstant, puis, secouant cette impression pénible, ils se mirent endevoir de rendre les honneurs suprêmes aux malheureuses victimes dela rage des Indiens.

Aux derniers rayons du soleil couchantils terminaient la rude tâche qu’ils s’étaient imposée.

Après avoir pris quelques instants derepos, le Cœur-Loyal se leva et sella son cheval.

– Maintenant, frère, dit-il àBelhumeur, mettons-nous sur la piste de la Tête-d’Aigle.

– Allons, répondit lechasseur.

Les deux hommes jetèrent autour d’eux unlong et triste regard d’adieu, et, sifflant leurs chiens, ilss’enfoncèrent hardiment sous la forêt dans les profondeurs delaquelle avaient disparu les Comanches.

En ce moment la lune se leva dans unocéan de vapeur et répandit à profusion ses rayons mélancoliquessur les ruines du village américain dans lequel régnaient pourtoujours la solitude et la mort.

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