Le Trappeurs de l’Arkansas

Chapitre 20La torture

 

Dès que la danse du scalp fut terminée,les principaux guerriers de la tribu se rangèrent devant le poteauleurs armes à la main, tandis que les femmes, surtout les plusâgées, se ruaient sur la condamnée en l’invectivant, la poussant,lui tirant les cheveux et la battant sans que non seulement elleopposât la moindre résistance, mais encore elle cherchât à sesoustraire aux mauvais traitements dont on l’accablait.

La malheureuse femme n’aspirait qu’à unechose, voir commencer son supplice.

Elle avait suivi avec une impatiencefébrile les péripéties de la danse du scalp, tant elle craignait devoir son fils bien-aimé paraître et s’interposer entre elle et sesbourreaux.

Telle que les anciens martyrs, elleaccusait au fond du cœur les Indiens de perdre un temps précieux encérémonies inutiles ; si elle en avait eu la force, elle lesaurait réprimandés et les aurait raillés sur leur lenteur etl’hésitation qu’ils semblaient mettre à la sacrifier.

La vérité était que, malgré eux, et bienque cette exécution leur parût juste, les Comanches répugnaient àtorturer une femme sans défense, déjà âgée et qui jamais ne leuravait nui, ni directement, ni indirectement.

La Tête-d’Aigle lui-même, malgré sahaine, éprouvait quelque chose comme un remords secret du crimequ’il commettait ; loin de hâter les derniers préparatifs, ilne les faisait qu’avec une mollesse et un dégoût qu’il ne pouvaitparvenir à surmonter.

Pour des hommes intrépides, accoutumés àbraver les plus grands périls, c’est toujours une actiondéshonorante que celle de torturer une créature faible, une femmequi n’a d’autre défense que ses larmes. Si c’eût été un homme,l’accord eût été unanime dans la tribu pour l’attacher aupoteau.

Les prisonniers indiens se rient dessupplices, ils insultent leurs bourreaux, et dans leurs chants demort ils reprochent à leurs vainqueurs leur lâcheté, leurinexpérience à faire souffrir leurs victimes, ils énumèrent leurshauts faits, ils comptent les ennemis dont ils ont enlevé lachevelure avant de succomber eux-mêmes, enfin par leurs sarcasmeset leur attitude méprisante, ils excitent la colère de leursbourreaux, raniment leur haine et justifient jusqu’à un certainpoint leur férocité.

Mais une femme, faible, résignée, seprésentant comme un agneau à la boucherie, à demi-morte déjà, quelintérêt pouvait offrir une pareille exécution ?

Il n’y avait nulle gloire à attendre,mais au contraire une réprobation générale à s’attirer.

Les Comanches le comprenaient, de làleur répugnance et leur hésitation. Cependant il fallait enfinir.

La Tête-d’Aigle s’approcha de laprisonnière, et la délivrant des harpies qui laharcelaient :

– Femme, lui dit-il d’une voixsombre, j’ai tenu ma promesse, ton fils n’est pas venu, tu vasmourir.

– Merci, dit-elle d’une voixbrisée, en s’appuyant contre un arbre pour ne pastomber.

Le chef indien la regarda sanscomprendre.

– Ne crains-tu pas la mort ?lui demanda-t-il.

– Non, reprit-elle en fixant surlui un regard d’une angélique douceur, elle sera la bienvenue, mavie n’a été qu’une longue agonie, la mort sera pour moi unbienfait.

– Mais ton fils ?

– Mon fils sera sauvé si je meurs,tu l’as juré sur les os de tes pères.

– Je l’ai juré.

– Livre-moi donc à lamort.

– Les femmes de ta nation sont-elles donccomme les squawsindiennes, qui voient la torture sanstrembler ? dit le chef avec étonnement.

– Oui ! répondit-elle avecagitation, toutes les mères la méprisent lorsqu’il s’agit du salutde leurs enfants.

– Écoute, fit l’Indien, ému depitié malgré lui, moi aussi, j’ai une mère que j’aime ; si tule désires, je puis retarder ton supplice jusqu’au coucher dusoleil.

– Pour quoi faire ?répondit-elle avec une naïveté terrible, non, guerrier, si madouleur te touche réellement, il est une grâce, une seule que tupeux m’accorder.

– Parle, dit-ilvivement.

– Fais-moi mourir tout desuite.

– Mais si ton filsarrivait ?

– Que t’importe ? il te fautune victime, n’est-ce pas ? eh bien, cette victime est devanttoi, tu peux la torturer à plaisir. Pourquoi hésiter ?fais-moi mourir, te dis-je.

– Ton désir sera satisfait,répondit tristement le Comanche, femme, prépare-toi.

Elle inclina la tête sur la poitrine etattendit.

Sur un signe de la Tête-d’Aigle, deuxguerriers saisirent la prisonnière et l’attachèrent au poteau parle milieu du corps.

Alors l’exercice du couteaucommença ; voici en quoi il consiste :

Chaque guerrier saisit son couteau àscalper par la pointe avec le pouce et l’index de la main droite,et le lance à la victime de façon à ne lui faire que de légèresblessures.

Les Indiens dans leurs supplices tâchentque la torture se continue le plus longtemps possible, ils nedonnent le dernier coup à leur ennemi que lorsqu’ils lui ontarraché la vie peu à peu et pour ainsi dire parlambeaux.

Les guerriers lancèrent leurs couteauxavec une si merveilleuse adresse que tous effleurèrent l’infortunéesans lui occasionner autre chose que des égratignures.

Cependant son sang coulait, elle avaitfermé les yeux et, absorbée toute en elle-même, elle priait avecferveur, appelant de tous ses vœux le coup mortel.

Les guerriers auxquels son corps servaitde cible s’échauffaient peu à peu, la curiosité, l’envie de montrerleur adresse avaient pris dans leur esprit la place de la pitié qued’abord ils avaient ressentie. Ils applaudissaient avec de grandscris et des éclats de rire aux prouesses des plusadroits.

En un mot, comme cela arrive toujours, aussibien chez les peuples civilisés que parmi les sauvages, le sang lesgrisait, leur amour-propre était en jeu, chacun cherchaità surpasser celui qui l’avait précédé, toute autre considérationétait oubliée.

Lorsque tous eurent lancé leurscouteaux, un petit nombre des plus adroits tireurs de la tribus’arma de fusils.

Cette fois, il fallait avoir un œil sûr,car une balle mal dirigée, pouvait terminer le supplice et raviraux assistants l’attrayant spectacle dont ils se promettaient tantde plaisir.

À chaque coup de feu la pauvre créature,repliée sur elle-même, ne donnait signe de vie que par unfrémissement nerveux qui agitait tout son corps.

– Finissons-en, dit laTête-d’Aigle, qui sentait malgré lui s’amollir son cœur de bronzedevant tant de courage et d’abnégation. Les guerriers comanches nesont pas des jaguars, cette femme a assez souffert, qu’elle meureet que tout soit dit.

Quelques murmures se firent entendreparmi les squaws et les enfants, qui étaient les plus acharnés ausupplice de la prisonnière.

Mais les guerriers furent de l’avis duchef, cette exécution privée des insultes que la victime adresseordinairement à ses vainqueurs était pour eux sans attrait, et puisils étaient intérieurement honteux de s’acharner ainsi après unefemme.

On fit donc grâce à la malheureuse desesquilles de bois enfoncées sous les ongles, des mèches soufréesattachées entre les doigts, du masque de miel appliqué sur levisage afin que les abeilles viennent le piquer, d’autres torturesencore, trop longues à énumérer, et l’on prépara le bûcher surlequel elle devait être brûlée.

Mais avant de procéder au dernier actede cette atroce tragédie, on détacha la pauvre femme ; pendantquelques instants, on la laissa reprendre haleine et se remettredes émotions terribles qu’elle avait éprouvées.

L’infortunée tomba accablée, presquesans connaissance.

La Tête-d’Aigle s’approchad’elle.

– Ma mère est brave, dit-il,beaucoup de guerriers n’auraient pas souffert les épreuves avecautant de courage.

Un pâle sourire se dessina sur seslèvres violettes.

– J’ai un fils, répondit-elle avecun regard d’une douceur ineffable, c’est pour lui que jesouffre.

– Un guerrier est heureux d’avoirune telle mère.

– Pourquoi différer ma mort ?c’est être cruel que d’agir ainsi ; les guerriers ne doiventpas tourmenter les femmes.

– Ma mère a raison, ses torturessont finies.

– Vais-je enfin mourir ?demanda-t-elle avec un soupir de soulagement.

– Oui, l’on prépare lebûcher.

Malgré elle, la pauvre femme sentit unfrisson d’horreur parcourir tout son corps à cette affreusenouvelle.

– Me brûler ! s’écria-t-elleavec épouvante, pourquoi me brûler ?

– C’est l’usage.

Elle laissa tomber sa tête dans sesmains, mais bientôt elle se redressa et fixant vers le ciel unregard inspiré :

– Mon Dieu, murmura-t-elle avecrésignation, que votre volonté soit faite !

– Ma mère se trouve-t-elle assezremise pour être attachée au poteau ? demanda le chef aveccompassion.

– Oui, dit-elle en se levantrésolument.

La Tête-d’Aigle ne put réprimer un gested’admiration. Les Indiens considèrent le courage comme la premièrevertu.

– Venez, dit-il.

La prisonnière le suivit d’un pas ferme,toute sa force lui était revenue, enfin elle allaitmourir !

Le chef la conduisit au poteau du sangauquel elle fut attachée une seconde fois ; devant elle onempila des fagots de bois vert, et à un signe de la Tête-d’Aigle,on les alluma.

Le feu eut d’abord beaucoup de peine àprendre à cause de l’humidité du bois qui dégagea une fuméeépaisse ; enfin après quelques secondes la flamme brilla,s’étendit peu à peu et en quelques minutes acquit une grandeintensité.

La malheureuse femme ne put retenir uncri d’épouvante.

Au même instant un cavalier lancé àtoute bride, apparut au milieu du camp ; d’un bond il fut àterre et avant qu’on eût le temps de s’y opposer, il dispersa lebois du bûcher et coupa les liens de la victime.

– Oh ! pourquoi es-tuvenu ? murmura la pauvre mère en tombant dans sesbras.

– Ma mère !pardonnez-moi ! s’écria le Cœur-Loyal avec désespoir, commevous avez dû souffrir, mon Dieu !

– Va-t’en ! va-t’en !Rafaël, répétait-elle en l’accablant de caresses, laisse-moi mourirà ta place, une mère ne doit-elle pas donner sa vie pour sonenfant ?

– Oh ! ne parlez pas ainsi, mamère ! vous me rendriez fou ! dit le jeune homme en lapressant dans ses bras avec désespoir.

Cependant l’émotion causée parl’irruption subite du Cœur-Loyal s’était dissipée, les guerriersindiens avaient repris cette impassibilité qu’ils affectent entoutes circonstances.

La Tête-d’Aigle s’avança vers lechasseur.

– Mon frère est le bienvenu,dit-il, je ne l’attendais plus.

– Me voici, il m’a été impossibled’arriver plus tôt, ma mère est libre, je suppose ?

– Elle est libre.

– Elle peut se retirer où ellevoudra ?

– Où elle voudra.

– Non, s’écria la prisonnière, ense plaçant résolument en face du chef indien, il est trop tard,c’est moi qui dois mourir, mon fils n’a pas le droit de prendre maplace.

– Ma mère, quedites-vous ?…

– Ce qui est juste, Rafaël,reprit-elle avec animation ; l’heure à laquelle vous deviezarriver est passée, vous n’avez pas le droit d’être ici, etd’empêcher mon supplice, retirez-vous, retire-toi, Rafaël, je t’ensupplie, laisse-moi mourir pour te sauver, ajouta-t-elle en fondanten larmes et en se jetant dans ses bras.

– Ma mère, répondit le jeune hommeen l’accablant de caresses, votre amour pour moi vous égare, je nepuis laisser accomplir un tel forfait, non, non, moi seul doisrester ici !

– Mon Dieu ! mon Dieu !disait la pauvre femme en sanglotant, il ne veut riencomprendre !… Je serais si heureuse de mourir pour lesauver !

Vaincue par une émotion trop forte pourelle, la pauvre mère tomba évanouie dans les bras de sonfils.

Le Cœur-Loyal imprima un long et tendrebaiser sur son front, et la remettant aux mains de nô Eusébio, quidepuis quelques minutes était arrivé :

– Partez ! dit-il d’une voixétranglée par la douleur, pauvre mère ! qu’elle soit heureuse,si le bonheur peut exister encore pour elle sans sonenfant.

Le vieux serviteur soupira, serrachaleureusement la main du Cœur-Loyal, et posant sur le devant desa selle le corps de sa maîtresse, il tourna bride et sortitlentement du camp, sans que personne s’opposât à sondépart.

Le Cœur-Loyal suivit sa mère du regardaussi longtemps qu’il put l’apercevoir ; puis lorsqu’elle eutdisparu, que le bruit des pas du cheval qui la portait eut cessé dese faire entendre, il poussa un soupir étouffé et passa la main surson front en murmurant :

– Tout est fini ! mon Dieu,veillez sur elle !

Alors se tournant vers les chefs indiensqui le considéraient en silence avec un mélange de respect etd’admiration :

– Guerriers comanches ! dit-ild’une voix ferme et incisive avec un regard foudroyant, vous êtestous des lâches ! des hommes de cœur ne martyrisent pas unefemme !

La Tête-d’Aigle sourit :

– Nous verrons, fit-il avec ironie,si le trappeur pâle est aussi brave qu’il le prétend.

– Du moins je saurai mourir commeun homme ! répondit-il avec hauteur.

– La mère du chasseur estlibre.

– Oui. Eh bien ! quevoulez-vous de moi ?

– Un prisonnier n’a pasd’armes.

– C’est juste, fit-il avec unsourire de mépris, je vais vous donner lesmiennes !

– Pas encore, s’il vous plaît, cherami, dit tout à coup une voix moqueuse.

Belhumeur parut.

Le chasseur portait en travers surl’arçon de sa selle, un enfant de quatre ou cinq ans, et une jeunefemme indienne assez jolie était solidement attachée à la queue deson cheval.

– Mon fils ! ma femme !s’écria la Tête-d’Aigle avec terreur.

– Oui, reprit le Canadien enricanant, votre femme et votre fils que j’ai faitsprisonniers ; ah ! ah ! c’est bien joué, n’est-cepas ?

D’un bond, sur un signe de son ami, leCœur-Loyal s’était emparé de la femme, dont les dents claquaientd’épouvante et qui jetait autour d’elle des regardsaffolés.

– Maintenant, reprit Belhumeur avecun sourire sinistre, causons, je crois que j’ai égalisé leschances, qu’en dites-vous, hein ?

Et il appuya un pistolet sur le front del’innocente créature, qui poussa des cris effroyables en sentant lefroid du fer.

– Oh ! s’écria la Tête-d’Aigleavec désespoir, mon fils ! rendez-moi monfils !

– Et votre femme, est-ce que vousl’oubliez ? répondit Belhumeur avec un sourire ironique enhaussant les épaules.

– Quelles sont vosconditions ? demanda la Tête-d’Aigle.

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