Le Trappeurs de l’Arkansas

Chapitre 6Le sauveur

 

Pour bien faire comprendre au lecteur laposition dans laquelle se trouvaient les chasseurs, il estnécessaire de revenir au chef comanche.

À peine ses ennemis avaient-ils disparu parmiles arbres que la Tête-d’Aigle se releva doucement, pencha le corpsen avant et prêta l’oreille afin de s’assurer qu’ils s’éloignaientréellement. Dès qu’il eut acquis cette certitude, il déchira unmorceau de son blankett – couverture – avec lequel ilenveloppa tant bien que mal son bras blessé et, malgré sa faiblesseoccasionnée par le sang qu’il avait perdu, et les vives douleursqu’il éprouvait, il se mit résolument sur les traces deschasseurs.

Il les accompagna ainsi sans être vu,jusqu’aux limites du camp. Là, caché derrière un ébénier, il futtémoin sans pouvoir s’y opposer, mais en bouillant de colère, de larecherche faite par les chasseurs pour retrouver leurs trappes, etenfin de leur départ après les avoir recouvrées.

Bien que les limiers que les chasseursavaient avec eux fussent d’excellentes bêtes, dressées à sentir lesIndiens de fort loin, par un hasard providentiel, et quiprobablement sauva le chef comanche, ils se jetèrent gloutonnementsur les restes épars du repas des Peaux-Rouges, leurs maîtres quine se croyaient pas épiés ne songèrent nullement à leur ordonner lavigilance.

Les Comanches regagnèrent enfin leurcamp, après avoir avec des difficultés infinies réussi à retrouverleurs chevaux.

La vue de leur chef blessé leur causaune surprise et une irritation extrême, dont la Tête-d’Aigleprofita habilement pour les lancer de nouveau à la recherche deschasseurs qui, retardés par les trappes qu’ils portaient, nedevaient pas être loin et ne pouvaient manquer de tomberpromptement entre leurs mains.

Ils n’avaient été dupes qu’un instant dustratagème inventé par Cœur-Loyal, et n’avaient pas été longs àreconnaître sur les premiers arbres de la forêt des traces nonéquivoques du passage de leurs ennemis.

Ce fut alors que, honteux d’être tenuainsi en échec par deux hommes déterminés, dont les rusessupérieures aux siennes déjouaient tous ses calculs, laTête-d’Aigle résolut d’en finir avec eux et mit à exécution lediabolique projet de brûler la forêt. Moyen qui, de la façon dontil l’emploierait, devait, il n’en doutait pas, lui livrer enfin sesredoutables adversaires.

En conséquence, dispersant ses guerriersdans différentes directions, de manière à former un vaste cercle,il fit allumer les hautes herbes dans plusieurs endroits à lafois.

L’idée, quoique barbare et digne dessauvages guerriers qui s’en servaient, était bonne.

Les chasseurs après avoir vainementtenté de sortir du réseau de feu, qui les envelopperait de toutesparts, seraient obligés malgré eux, s’ils ne préféraient êtrebrûlés vifs, de se rendre à leurs féroces ennemis.

La Tête-d’Aigle avait tout calculé, toutprévu, excepté la chose la plus simple et la plus facile, la seulechance de salut qui resterait au Cœur-Loyal.

Comme nous l’avons dit, sur l’ordre deleur chef, les guerriers s’étaient dispersés et avaient allumél’incendie dans plusieurs endroits à la fois.

Dans cette saison avancée de l’année,les plantes et les herbes, brûlés par les rayons incandescents dusoleil de l’été, s’étaient immédiatement enflammés et le feus’était étendu dans toutes les directions avec une rapiditéeffrayante.

Pas assez vite cependant pour ne paslaisser s’écouler un certain laps de temps avant de seréunir.

Le Cœur-Loyal n’avait pas hésité,pendant que les Indiens couraient comme des démons autour de labarrière de flamme qu’ils venaient d’opposer à leurs ennemis etqu’ils poussaient des hurlements de joie, le chasseur suivi de sonami s’était élancé au pas de course entre deux murailles de feuqui, à droite et à gauche, marchaient sur lui en sifflant etmenaçaient de se réunir à la fois sous ses pieds et au-dessus de satête. Au milieu des arbres calcinés, qui tombaient avec fracas,aveuglés par des flots d’une fumée épaisse qui leur coupait larespiration, brûlés par des nuées d’étincelles qui pleuvaient sureux de toutes parts, suivant hardiment leur route sous une voûte deflammes, les intrépides aventuriers avaient franchi, au prix dequelques brûlures sans conséquences, l’enceinte maudite, danslaquelle les Indiens avaient cru les ensevelir pour jamais et déjàils étaient loin de leurs ennemis que ceux-ci s’applaudissaientencore du succès de leur ruse.

Cependant l’incendie prenait desproportions formidables, la forêt se tordait sous l’étreinte dufeu ; la prairie n’était plus qu’une nappe de flammes, aumilieu de laquelle couraient affolées de terreur les bêtes fauves,que cette catastrophe inattendue chassait de leursrepaires.

Le ciel avait pris des refletssanglants, et un vent impétueux balayait devant lui la flamme et lafumée.

Les Indiens eux-mêmes étaient effrayésde leur ouvrage en voyant autour d’eux des montagnes entièress’allumer comme des phares sinistres, la terre devenir chaude etd’immenses troupes de bisons faire trembler le sol dans leur coursefurieuse en poussant ces bramements de désespoir qui remplissent deterreur les hommes les plus braves.

Au camp des Mexicains, tout était dansle plus grand désordre ; c’était un bruit, une confusioneffroyable, les chevaux avaient rompu leurs entraves et fuyaientdans tous les sens, les hommes saisissaient leurs armes, leursmunitions, d’autres emportaient les selles et lesballots.

Chacun criait, jurait, commandait, touscouraient dans le camp comme s’ils eussent été frappés devertige.

Le feu s’avançait majestueusement,engloutissant tout sur son passage, précédé par une fouleinnombrable d’animaux de toutes sortes, qui bondissaient avec deshurlements de frayeur, poursuivis par le fléau qui les atteignait àchaque pas.

Une fumée épaisse chargée d’étincellespassait déjà sur le camp des Mexicains, vingt minutes encore ettout était dit pour eux.

Le général, serrant sa nièce dans sesbras, demandait en vain aux guides les moyens d’éviter le périlimmense qui les menaçait.

Mais ces hommes, terrifiés parl’imminence du péril, avaient perdu tout sang-froid.

Et puis quel remède employer ? lesflammes formaient un cercle immense dont le camp était devenu lecentre.

Cependant la forte brise qui jusque-làavait avivé l’incendie en lui prêtant des ailes était tombée tout àcoup.

L’air n’avait plus unsouffle.

La marche du feu se trouvaralentie.

La providence accordait quelques minutesde plus à ces malheureuses créatures.

En ce moment le camp offrait un aspectétrange.

Tous ces hommes frappés de terreuravaient perdu même l’instinct de la conservation.

Les lanceros se confessaient les uns auxautres.

Les guides étaient plongés dans unsombre désespoir.

Le général accusait le ciel de sadisgrâce.

Pour le docteur, il ne regrettait que laplante qu’il ne pourrait pas découvrir, chez lui toute autreconsidération cédait devant celle-là.

Doña Luz, les mains jointes et lesgenoux en terre priait avec ferveur.

Le feu marchait toujours avec sonavant-garde de bêtes fauves.

– Oh ! s’écria le général ensecouant avec force le bras du guide, nous laisserez-vous doncbrûler ainsi sans chercher à nous sauver ?

– Que faire contre Dieu ?répondit impassiblement le Babillard.

– N’est-il donc aucun moyen de nouspréserver de la mort ?

– Aucun !

– Il en est un ! s’écria unhomme qui, les cheveux et le visage à demi brûlés, se précipitadans le camp en escaladant les ballots, suivi d’un autreindividu.

– Qui êtes-vous ? s’écria legénéral.

– Peu importe, répondit sèchementl’étranger, je viens vous sauver ! mon compagnon et moi nousétions hors de danger ; pour vous secourir nous avons bravédes périls inouïs, ceci doit vous suffire. Votre salut est entrevos mains, il ne s’agit que de vouloir.

– Commandez, répondit le général,le premier je vous donnerai l’exemple de l’obéissance.

– Vous n’avez donc pas de guidesavec vous ?

– Si ! reprit legénéral.

– Alors, ce sont des traîtres oudes lâches, car le moyen que je vais employer est connu de tout lemonde dans la prairie.

Le général lança un regard de défianceau Babillard qui n’avait pu s’empêcher de tressaillir àl’apparition subite des deux inconnus.

– Du reste, continua le chasseur,c’est un compte que vous réglerez plus tard avec eux, il ne s’agitpas de cela en ce moment.

Les Mexicains, à la vue de cet hommedéterminé à la parole brève et profondément accentuée, avaientinstinctivement deviné un sauveur, ils avaient senti le couragerevenir avec l’espoir, et ils se tenaient prêts à exécuter sesordres avec célérité.

– Hâtez-vous, dit le chasseur,arrachez toutes les herbes qui entourent le camp.

Chacun se mit à l’œuvre.

– Nous, continua l’étranger ens’adressant au général, prenons des couvertures mouillées etétendons-les devant les ballots.

Le général, le capitaine et le docteur,guidés par le chasseur, exécutèrent ce qu’il avait commandé,pendant que son compagnon lassait les chevaux et les mules, qu’ilentravait au milieu du camp.

– Hâtons-nous !hâtons-nous ! criait incessamment le chasseur, l’incendie nousgagne.

Chacun redoubla d’ardeur.

Bientôt un large espace futdépouillé.

Doña Luz regardait avec admiration cethomme étrange, apparu tout à coup d’une façon providentielle, quiparaissait, au milieu de l’horrible danger qui les enveloppait,aussi calme et aussi tranquille que s’il avait eu le pouvoir decommander à l’épouvantable fléau qui s’avançait contre eux à pas degéant.

La jeune fille ne pouvait détacher delui ses regards ; elle se sentait malgré elle entraînée versce sauveur inconnu, dont la voix, les gestes, toute la personne enun mot la subjuguaient.

Lorsque les herbes et les plantes eurentété arrachées avec cette fiévreuse rapidité que les hommes endanger de mort mettent à ce qu’ils font, le chasseur souritdoucement.

– Maintenant, dit-il en s’adressantaux Mexicains, le reste regarde mon ami et moi, laissez-nousfaire ; pour vous, enveloppez-vous avec soin de couverturesmouillées.

Chacun suivit son conseil.

L’étranger jeta un regard autour de lui,puis après avoir fait un signe à son compagnon, il marcha au-devantdu feu.

– Je ne vous quitte pas, dit legénéral avec intérêt.

– Venez, répondit laconiquementl’étranger.

Arrivés à l’extrémité de la place où lesherbes avaient été arrachées, le chasseur fit un monceau de planteset de bois sec avec son pied, et jetant un peu de poudre dessus ily mit le feu.

– Que faites-vous ? s’écria legénéral avec stupeur.

– Vous le voyez, je combats le feupar le feu, répondit simplement le chasseur.

Son compagnon avait agi de la mêmemanière d’un côté opposé.

Un rideau de flammes s’éleva rapidementet pendant quelques minutes le camp se trouva presque caché sousune voûte de feu.

Il y eut un quart d’heure d’anxiététerrible, d’attente suprême.

Peu à peu les flammes devinrent moinsintenses, l’air plus pur, la fumée se dissipa, les mugissements del’incendie diminuèrent.

Enfin l’on put se reconnaître dans cethorrible chaos.

Un soupir de soulagement s’exhala detoutes les poitrines.

Le camp était sauvé !

L’incendie dont les grondements sefaisaient de plus en plus sourds, vaincu par le chasseur, allaitporter ses ravages dans d’autres directions.

Chacun se précipita vers l’étranger pourle remercier.

– Vous avez sauvé la vie de manièce, lui dit le général avec effusion, comment m’acquitterai-jejamais envers vous ?

– Vous ne me devez rien, monsieur,répondit le chasseur avec une noble simplicité, dans la prairietous les hommes sont frères, je n’ai fait que mon devoir en vousvenant en aide.

Dès que le premier moment de joie futpassé et que l’on eut remis un peu d’ordre dans le camp, chacunchercha un repos que les terribles émotions de la nuit rendaientindispensable.

Les deux étrangers qui avaientconstamment repoussé avec modestie, mais avec fermeté, les avancesque le général leur avait faites dans l’entraînement de sareconnaissance, s’étaient nonchalamment étendus sur les ballotspour reposer quelques heures.

Un peu avant le lever du soleil ils selevèrent.

– La terre doit être froide, ditl’un, partons avant que ces gens s’éveillent, peut-être nevoudraient-ils pas nous laisser les quitter ainsi.

– Partons, répondit laconiquementl’autre.

Au moment où ils franchissaient leslimites du camp, une main s’appuya légèrement sur l’épaule dupremier, il se retourna.

Doña Luz était devant lui.

Les deux hommes s’arrêtèrent etsaluèrent la jeune femme avec respect.

– Vous nous quittez ? dit-elled’une voix douce et mélodieuse.

– Il le faut, señorita, répondit undes chasseurs.

– Je comprends, fit-elle avec unsourire charmant, maintenant que, grâce à vous, nous sommes sauvés,vous n’avez plus rien à faire ici, n’est-ce pas ?

Les deux hommes s’inclinèrent sansrépondre.

– Accordez-moi une grâce,dit-elle.

– Parlez, madame.

Elle ôta une mignonne petite croix endiamants qu’elle portait au cou.

– Gardez ceci en souvenir demoi.

Le chasseur hésita.

– Je vous en prie, murmura-t-elleavec des larmes dans la voix.

– J’accepte, madame, dit lechasseur avec émotion en plaçant la croix sur sa poitrine auprès deson scapulaire, j’aurai un talisman à joindre à celui que m’a donnéma mère.

– Merci, répondit la jeune filleavec joie, un mot encore ?

– Dites.

– Quels sont vosnoms ?

– Mon compagnon se nommeBelhumeur.

– Mais vous ?

– Le Cœur-Loyal.

Après s’être inclinés une seconde foisen signe d’adieu, les deux chasseurs s’éloignèrent rapidement et netardèrent pas à disparaître dans l’obscurité.

Doña Luz les suivit des yeux tantqu’elle put les apercevoir, puis elle revint à pas lents toutepensive vers la tente, en murmurant à demi-voix :

– Le Cœur-Loyal !… oh !je m’en souviendrai !…

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