Le Trappeurs de l’Arkansas

Chapitre 1La prairie

 

À l’ouest des États-Unis s’étend à plusieurscentaines de milles au-delà du Mississippi un immense territoire,inconnu jusqu’à ce jour, composé de terres incultes, où ne s’élèveni la maison du Blanc, ni le hatto de l’Indien.

Ce vaste désert, entremêlé de sombres forêtsaux mystérieux sentiers tracés par le pas des bêtes fauves, et deprairies verdoyantes aux herbes hautes et touffues, ondulant aumoindre vent, est arrosé par de puissants cours d’eau, dont lesprincipaux sont la grande rivière Canadienne, l’Arkansaset la rivière Rouge.

Sur ces terres à la végétation si riche,errent en troupes innombrables les chevaux sauvages, les buffles,les élans, les longues cornes, et ces milliers d’animaux que lacivilisation des autres parties de l’Amérique refoule de jour enjour, et qui retrouvent dans ces parages leur primitiveliberté.

Aussi les plus puissantes tribusindiennes ont-elles établi dans cette contrée leurs territoires dechasse.

Les Delawares, les Cricks,les Osages, parcourent les frontières du désert auxenvirons des établissements des Américains, avec lesquels quelquesfaibles liens de civilisation commencent à les unir, luttant contreles hordes des Pawnees, des Pieds-Noirs, desAssiniboinset des Comanches, peupladesindomptées, nomades des prairies ou habitantes des montagnes, quiparcourent dans tous les sens ce désert, dont nulles d’ellesn’osent s’arroger la propriété, mais qu’elles semblent s’entendrepour dévaster, se réunissant en grand nombre pour des parties dechasse, comme s’il s’agissait de faire la guerre.

En effet, les ennemis que l’on est exposé àrencontrer dans ce désert sont de toutes espèces ; sans parlerici des bêtes fauves, il ya encore les chasseurs, lestrappeurs et les partisans, qui ne sont pas moins redoutables pourles Indiens que leurs compatriotes.

Aussi la prairie, théâtre sinistre decombats incessants et terribles, n’est-elle en réalité qu’un vasteossuaire, où s’engloutissent obscurément chaque année, dans uneguerre d’embuscades sans merci, des milliers d’hommesintrépides.

Rien de plus grandiose et de plusmajestueux que l’aspect de ces prairies dans lesquelles laProvidence a versé à pleines mains d’innombrables richesses, riende plus séduisant que ces vertes campagnes, ces épaisses forêts,ces larges rivières ; le murmure mélancolique des eaux sur lescailloux de la plage, le chant des milliers d’oiseaux cachés sousla feuillée, les bonds des animaux s’ébattant au milieu des hautesherbes, tout enchante, tout attire et entraîne le voyageur fasciné,qui bientôt, victime de son enthousiasme, tombera dans un de cespièges sans nombre tendus sous ses pas parmi les fleurs, et payerade sa vie son imprudente crédulité.

Vers la fin de l’année 1837, dans lesderniers jours du mois de septembre, nommé par les Indiens« Lune des feuilles tombantes » – Inaqui Quisis –, unhomme jeune encore et qu’à la couleur de son teint, à défaut de soncostume entièrement semblable à celui des Indiens, il était facilede reconnaître pour un Blanc, était assis, une heure à peu prèsavant le coucher du soleil, auprès d’un feu dont le besoincommençait à se faire sentir à cette époque de l’année, dans un desendroits les plus ignorés de la prairie que nous venons dedécrire.

Cet homme avait trente-cinq outrente-six ans au plus, quoique quelques rides, profondémentcreusées dans son large front d’une blancheur mate, semblassentindiquer un âge plus avancé.

Les traits de son visage étaient beaux,nobles, empreints de cette fierté et de cette énergie que donne lavie sauvage. Ses yeux noirs à fleur de tête couronnés d’épaissourcils, avaient une expression douce et mélancolique qui entempérait l’éclat et la vivacité ; le bas de son visagedisparaissait sous une barbe longue et touffue, dont la teintebleuâtre tranchait avec l’étrange pâleur répandue sur sestraits.

Sa taille était haute, élancée,parfaitement proportionnée ; ses membres nerveux, sur lesquelsressortaient des muscles d’une rigidité extrême, montraient qu’ilétait doué d’une vigueur peu commune. Enfin toute sa personneinspirait cette respectueuse sympathie que les natures d’élites’attirent plus facilement dans ces contrées que dans nos pays, oùl’apparence physique n’est presque toujours que l’apanage de labrute.

Son costume, d’une grande simplicité, secomposait d’un mitasse,espèce de caleçon étroit tombantaux chevilles, attaché aux hanches par un ceinturon de cuir, etd’une blouse de chasse en calicot, brodée d’agréments en laine dedifférentes couleurs, qui lui descendait à mi-jambes. Cette blouse,ouverte par-devant, laissait voir sa poitrine brunie, sur laquellependait un scapulaire de velours noir, retenu par une mince chaîned’acier. Des bottines de peau de daim non tannée le garantissaientdes morsures des reptiles, et lui montaient jusqu’au-dessus dugenou ; enfin un bonnet de peau de castor, dont la queuetombait par-derrière, couvrait sa tête et laissait échapper delongues boucles d’une luxuriante chevelure noire, mêlée déjà defils d’argent, qui s’épanouissaient sur ses larges épaules.

Cet homme était un chasseur.

Une magnifique carabine à canon rayé,placée auprès de lui à portée de sa main, la gibecière qu’ilportait en bandoulière et les deux cornes de buffalos, pendues à saceinture et pleines de poudre et de balles, ne laissaient aucundoute à cet égard. Deux longs pistolets doubles étaientnégligemment jetés auprès de la carabine.

Le chasseur, armé de ce long couteau nommémachète, sabre à lame courte et droite qui n’abandonnejamais les habitants des prairies, était occupé à écorcherconsciencieusement un castor, tout en veillant avec soin sur uncuissot de daim qui rôtissait au feu, suspendu à une corde, et enprêtant l’oreille aux moindres bruits qui s’élevaient dans laprairie.

L’endroit où se trouvait cet homme étaitadmirablement choisi pour une halte de quelques heures.

C’était une clairière au sommet d’une collineassez élevée, qui par sa position dominant la prairie à une grandedistance, empêchait une surprise. Une source jaillissait à quelquespas du lieu où le chasseur avait établi son bivouac, et descendaiten formant une capricieuse cascade dans la plaine. L’herbe haute etabondante offrait un excellent pasto à deux superbeschevaux, à l’œil sauvage et étincelant, qui entravés à l’amblebroyaient à pleines dents leur provende à quelques pas. Le feuallumé avec du bois sec, et abrité de trois côtés par des quartiersde roc, ne laissait échapper qu’une mince colonne de fuméeimperceptible à dix pas, et un rideau d’arbres séculaires cachaitle campement aux regards indiscrets de ceux qui probablementétaient en embuscade aux environs.

Enfin toutes les précautions nécessairesà la sûreté du chasseur avaient été prises avec cette prudence quiannonce une connaissance approfondie de la vie de coureur desbois.

Les feux rougeâtres du couchantteignaient de reflets charmants la cime des grands arbres, lesoleil était près de disparaître derrière les montagnes quibornaient l’horizon, lorsque les chevaux interrompirent subitementleur repas, levèrent la tête et pointèrent les oreilles, signesd’inquiétude qui n’échappèrent pas au chasseur.

Quoiqu’il n’entendît encore aucun bruitsuspect, que tout semblât calme aux environs, il se hâta de placerdevant le feu la peau du castor, tendue sur deux bâtons en croix,et, sans se lever, il étendit la main vers sa carabine.

Le cri de la pie se fit entendre répétéà trois reprises différentes, à intervalles égaux.

Le chasseur replaça sa carabine à sescôtés avec un sourire et se remit à surveiller le souper ;presque immédiatement les herbes s’agitèrent violemment, et deuxmagnifiques limiers vinrent en bondissant se coucher auprès duchasseur, qui les flatta un instant et eut une certaine difficultéà se débarrasser de leurs caresses.

Les chevaux avaient reprisinsoucieusement leur repas interrompu.

Ces chiens ne précédaient que dequelques minutes un second chasseur, qui fit presque immédiatementson apparition dans la clairière.

Ce nouveau personnage, beaucoup plusjeune que le premier, car il ne paraissait pas âgé de plus devingt-deux ans, était un homme grand, mince, agile, aux formesnerveuses, à la tête un peu ronde, éclairée par deux yeux gris,pétillants d’intelligence, et doué d’une physionomie ouverte etloyale, à laquelle de longs cheveux d’un blond cendré donnaientquelque chose d’enfantin.

Il était vêtu du même costume que soncompagnon, et jeta en arrivant auprès du feu un chapelet d’oiseauxqu’il portait sur ses épaules.

Les deux chasseurs se livrèrent alors,sans échanger une parole, aux apprêts de l’un de ces soupers qu’unlong exercice a toujours le privilège de faire trouverexcellents.

La nuit était complètement venue, ledésert s’éveillait peu à peu ; les hurlements des bêtes fauvesrésonnaient déjà dans la prairie.

Les chasseurs, après avoir soupé de bonappétit, allumèrent leurs pipes, et se plaçant le dos au feu afinque la lueur de la flamme ne les empêchât pas de distinguerl’approche des visiteurs suspects que l’obscurité pouvait leuramener, ils fumèrent avec cette béatitude de gens qui après unelongue et pénible journée savourent un instant de repos, quepeut-être ils ne retrouveront pas de longtemps.

– Eh bien ? dit laconiquementle premier chasseur, entre deux bouffées de tabac.

– Vous aviez raison, réponditl’autre.

– Ah !

– Oui, nous avons trop obliqué surla droite, c’est ce qui nous a fait perdre la piste.

– J’en étais sûr, reprit lepremier ; voyez-vous, Belhumeur,vous vous fiez trop àvos habitudes canadiennes, les Indiens auxquels nous avons affaireici, ne ressemblent en rien aux Iroquois, qui parcourent lesterritoires de chasse de votre pays.

Belhumeur inclina la tête en signed’assentiment.

– Du reste, reprit l’autre, ceciest de peu d’importance en ce moment, l’urgent est de savoir quelssont nos voleurs.

– Je le sais.

– Bon ! fit l’autre enretirant vivement sa pipe de sa bouche ; et quels sont lesIndiens qui ont osé voler des trappes marquées de monchiffre ?

– Les Comanches.

– Je m’en doutais, vive Dieu !Dix de nos meilleures trappes volées pendant la nuit ! Je vousjure, Belhumeur, qu’ils les paieront cher !… Et où se trouventles Comanches en ce moment ?

– À trois lieues de nous tout auplus. C’est un parti de pillards composé d’une douzained’hommes ; d’après la direction qu’ils suivent, ils regagnentleurs montagnes.

– Ils n’y arriveront pas tous, fitle chasseur en jetant un coup d’œil sur sa carabine.

– Parbleu ! dit Belhumeur avec ungros rire, ils n’auront que ce qu’ils méritent ; je m’enrapporte à vous, Cœur-Loyal, pour les punir de leurincartade ; mais vous serez bien plus déterminé à vous vengerd’eux lorsque vous saurez par qui ils sont commandés.

– Ah ! ah ! je connaisdonc leur chef ?

– Un peu, dit Belhumeur en souriant,c’est Nehu nutah.

– La Tête-d’Aigle ! s’écriale Cœur-Loyal en bondissant, oh ! oh ! oui je le connais,et Dieu veuille que cette fois je puisse régler le vieux compte quenous avons ensemble. Il y a assez longtemps que sesMocksens foulent le même sentier que moi et me barrent lepassage.

Après avoir prononcé ces paroles avec unaccent de haine qui fit frissonner Belhumeur, le chasseur, fâchéd’avoir laissé paraître la colère qui le dominait, reprit sa pipeet continua à fumer avec une feinte insouciance dont son compagnonne fut point la dupe.

La conversation futinterrompue.

Les deux chasseurs semblaient absorbéspar de profondes réflexions et fumaient silencieusement aux côtésl’un de l’autre.

Enfin Belhumeur se tourna vers soncompagnon.

– Veillerai-je ?demanda-t-il.

– Non, répondit à voix basse leCœur-Loyal, dormez, je ferai sentinelle pour vous et pourmoi.

Belhumeur, sans faire la moindreobservation, se coucha auprès du feu, et quelques minutes plus tardil dormait profondément.

Lorsque le hibou fit entendre son chantmatinal qui semble saluer l’apparition prochaine du soleil, leCœur-Loyal, qui durant toute la nuit était demeuré immobile commeune statue de marbre, réveilla son compagnon.

– Il est l’heure,dit-il.

– Bien ! répondit Belhumeurqui se leva aussitôt.

Les chasseurs sellèrent leurs chevaux,descendirent la colline avec précaution et s’élancèrent sur lapiste des Comanches.

En ce moment le soleil apparut radieux àl’horizon, dissipant les ténèbres et illuminant la prairie de samagnifique et vivifiante lumière.

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