Le Trappeurs de l’Arkansas

Chapitre 2Les chasseurs

 

Deux mots maintenant sur les personnagesque nous venons de mettre en scène et qui sont appelés à jouer unrôle important dans cette histoire.

Le Cœur-Loyal – ce nom était le seulsous lequel le chasseur était connu dans toutes les prairies del’Ouest – jouissait d’une immense réputation d’adresse, de loyautéet de courage parmi les tribus indiennes avec lesquelles leshasards de son aventureuse existence l’avaient mis en rapport.Toutes le respectaient.

Les chasseurs et les trappeurs blancs,espagnols, américains du Nord ou métis, faisaient grand cas de sonexpérience des bois et avaient souvent recours à sesconseils.

Les pirates des prairies eux-mêmes, gensde sac et de corde, rebut de la civilisation, qui ne vivent que derapines et d’exactions, n’osaient s’attaquer à lui et évitaientautant que possible de se trouver sur son passage.

Ainsi cet homme était parvenu par laforce seule de son intelligence et de sa volonté à se créer presqueà son insu une puissance acceptée et reconnue par les féroceshabitants de ces vastes déserts.

Puissance dont il ne se servait que dansl’intérêt commun, et pour faciliter à tous les moyens de se livreren toute sûreté aux occupations qu’ils avaient adoptées.

Nul ne savait qui était le Cœur-Loyal,ni d’où il venait ; le plus grand mystère couvrait sespremières années.

Un jour, il y avait quinze ou vingt ansde cela, il était tout jeune alors, des chasseurs l’avaientrencontré sur les bords de l’Arkansas en train de tendre destrappes à castors. Les rares questions qui lui avaient étéadressées sur sa vie étaient demeurées sans réponse ; leschasseurs, gens peu causeurs de leur nature, croyant soupçonnersous les paroles embarrassées et les réticences du jeune homme, unsecret qu’il désirait garder, se firent un scrupule de le presserdavantage et tout fut dit.

Cependant au contraire des autreschasseurs ou trappeurs des prairies qui tous ont un ou deuxcompagnons avec lesquels ils s’associent et qu’ils ne quittentjamais, le Cœur-Loyal vivait seul, n’ayant pas d’habitation fixe,il parcourait dans tous les sens le désert sans planter sa tentenulle part.

Toujours sombre et mélancolique, ilfuyait la société de ses semblables, tout en étant prêt, lorsquel’occasion s’en présentait, à leur rendre service et même à exposersa vie pour eux. Puis lorsqu’on voulait lui exprimer de lareconnaissance, il piquait son cheval et allait tendre ses trappesau loin afin de donner le temps à ceux qu’il avait obligésd’oublier le service rendu.

Tous les ans à la même époque,c’est-à-dire vers le mois d’octobre, le Cœur-Loyal disparaissaitpendant des semaines entières sans que l’on pût soupçonner où ilallait, puis lorsqu’il reparaissait, pendant quelques jours, sonvisage était plus sombre et plus triste.

Un jour, il était revenu de l’une de cesmystérieuses expéditions accompagné de deux magnifiques limierstout jeunes, qui depuis étaient demeurés avec lui et qu’il semblaitaimer beaucoup.

Cinq ans avant l’époque où nousreprenons ce récit, revenant un soir de poser ses trappes pour lanuit, il avait tout à coup distingué à travers les arbres le feud’un campement indien.

Un homme blanc, âgé de dix-sept ans àpeine, attaché à un poteau, servait de but aux couteaux desPeaux-Rouges, qui se divertissaient à le martyriser avant de lesacrifier à leur rage sanguinaire.

Cœur-Loyal, n’écoutant que la pitié quelui inspirait la victime, sans réfléchir au danger terrible auquelil s’exposait, s’était bravement élancé au milieu des Indiens, etétait venu se placer devant le prisonnier, auquel il avait fait unrempart de son corps.

Ces Indiens étaient des Comanches ;étourdis par cette irruption subite à laquelle ils étaient loin des’attendre, ils restèrent quelques instants immobiles, confonduspar tant d’audace.

Sans perdre de temps, Cœur-Loyal avaittranché les liens du prisonnier et lui donnant son couteau quel’autre reçut avec joie, ils se préparèrent tous deux à vendrechèrement leur vie.

Les Blancs inspirent aux Indiens uneterreur instinctive invincible. Cependant les Comanches revenus deleur surprise firent un geste pour s’élancer en avant et attaquerles deux hommes qui semblaient les braver.

Mais la lueur du feu qui donnait enplein sur le visage du chasseur avait permis de lereconnaître.

Les Peaux-Rouges reculèrent avec respecten murmurant entre eux :

– Le Cœur-Loyal ! le grandchasseur pâle.

La Tête-d’Aigle, ainsi se nommait lechef des Indiens, ne connaissait pas le chasseur ; c’était lapremière fois qu’il descendait dans les prairies de l’Arkansas, iln’avait rien compris à l’exclamation de ses guerriers. D’ailleurs,il détestait cordialement les Blancs, auxquels il avait juré defaire une guerre d’extermination. Outré de ce qu’il considéraitcomme une lâcheté de la part de ceux qu’il commandait, il s’étaitavancé seul contre le Cœur-Loyal ; mais alors il s’était passéune chose étrange.

Les Comanches s’étaient jetés sur leurchef et malgré leur respect pour lui, ils l’avaient désarmé pourqu’il ne pût se porter à aucune voie de fait contre lechasseur.

Le Cœur-Loyal, après les avoirremerciés, avait lui-même rendu au chef les armes qu’on lui avaitenlevées et que celui-ci reçut en lançant un regard sinistre à songénéreux adversaire.

Le chasseur avait haussé les épaulesavec dédain ; heureux de sauver la vie à un homme, il s’étaitretiré avec le prisonnier.

Le Cœur-Loyal venait en moins de dixminutes de se faire un ennemi implacable et un amidévoué.

L’histoire du prisonnier étaitsimple.

Parti du Canada avec son père, pourvenir chasser dans les prairies, ils étaient tombés entre les mainsdes Comanches ; après une résistance désespérée, son père,couvert de blessures, n’avait pas tardé à succomber ; lesIndiens fâchés de cette mort qui leur enlevait une victime, avaientprodigué au jeune homme les plus grands soins, afin qu’il pûthonorablement figurer au poteau du supplice, ce qui seraitinévitablement arrivé, sans l’intervention providentielle duCœur-Loyal.

Après avoir obtenu ces renseignements,le chasseur avait demandé au jeune homme quelles étaient sesintentions et si le rude apprentissage qu’il venait de faire dumétier de coureur des bois ne l’avait pas dégoûté de la vied’aventures.

– Ma foi non, au contraire, avaitrépondu l’autre, je me sens plus que jamais déterminé à suivrecette carrière, et puis, avait-il ajouté, je veux venger monpère.

– C’est juste, avait observé lechasseur.

La conversation en était restéelà.

Cœur-Loyal avait conduit le jeune homme à unede ses caches,espèces de magasins creusés dans la terre etdans lesquels les trappeurs conservent leurs richesses ; il enavait tiré tout l’équipement d’un trappeur, fusil, couteau,pistolets, gibecières, trappes, puis après avoir remis ces diversobjets à son protégé :

– Allez, lui avait-il ditsimplement, et que Dieu vous aide !

L’autre l’avait regardé sansrépondre ; évidemment il ne comprenait pas.

Le Cœur-Loyal sourit.

– Vous êtes libre, reprit-il, voiciles objets nécessaires pour faire votre nouveau métier, je vous lesdonne, la prairie est devant vous, bonne chance.

Le jeune homme secoua latête.

– Non, dit-il, je ne vous quitteraipas à moins que vous ne me chassiez ; je suis seul, sansfamille, sans amis, vous m’avez sauvé la vie, je vousappartiens.

– Je ne fais pas payer les servicesque je rends, dit le chasseur.

– Vous les faites payer trop cher,répondit vivement l’autre puisque vous n’acceptez pas lareconnaissance ; reprenez vos dons, ils me sont inutiles, jene suis pas un mendiant auquel on jette une aumône, je préfèrealler me livrer de nouveau aux Comanches, adieu !

Et le Canadien se mit résolument enmarche du côté du camp des Indiens.

Le Cœur-Loyal fut ému ; ce jeunehomme avait l’air si franc, si naïf, qu’il sentit quelque chose seremuer pour lui dans sa poitrine.

– Arrêtez, dit-il.

L’autre s’arrêta.

– Je vis seul, continua lechasseur, l’existence que vous passerez avec moi sera triste ;un grand chagrin me dévore, pourquoi vous attacher à moi qui suismalheureux ?

– Pour partager votre chagrin, sivous m’en jugez digne, et vous consoler si cela est possible ;l’homme seul risque de tomber dans le désespoir, Dieu lui a ordonnéde s’adjoindre des compagnons.

– C’est vrai ! murmura lechasseur indécis.

– À quoi vous arrêtez-vous ?demanda le jeune homme avec anxiété.

Le Cœur-Loyal le considéra un instantavec attention, son œil d’aigle sembla vouloir scruter ses plussecrètes pensées, puis sans doute satisfait de sonexamen :

– Comment vous nommez-vous ?lui dit-il.

– Belhumeur, répondit l’autre, ou,si vous le préférez, Georges Talbot, mais on ne me donneordinairement que le premier nom.

Le chasseur sourit.

– Ce nom promet, dit-il, et luitendant la main : Belhumeur, ajouta-t-il, à partir de cetinstant vous êtes mon frère, désormais c’est entre nous à la vie età la mort.

Il le baisa sur les yeux ainsi que celase pratique dans les prairies dans des circonstancessemblables.

– À la vie et à la mort !répondit avec élan le Canadien en serrant chaleureusement la mainqui lui était tendue, et en baisant à son tour son nouveau frèresur les yeux.

Voilà de quelle façon le Cœur-Loyal etBelhumeur s’étaient connus. Depuis cinq ans, pas le moindre nuage,pas la plus petite ombre n’avait passé sur l’amitié que ces deuxnatures d’élite s’étaient jurée dans le désert, à la face de Dieu.Au contraire, tous les jours elle semblait s’accroître, ilsn’avaient qu’un cœur à deux, complètement sûrs l’un de l’autre,devinant leurs pensées les plus cachées ; ces deux hommesavaient vu leurs forces se décupler et telle était leur confianceréciproque qu’ils en étaient arrivés à ne plus douter de rien, àentreprendre et mener à bien les expéditions les plus audacieuses,devant lesquelles dix hommes résolus auraient hésité.

Mais tout leur réussissait. Rien neparaissait leur être impossible, on aurait dit qu’un charme lesprotégeait et les rendait invulnérables et invincibles.

Aussi leur réputation s’était-ellerépandue au loin, et ceux que leur nom ne frappait pasd’admiration, le répétaient avec terreur.

Après quelques mois passés parCœur-Loyal à étudier son compagnon, entraîné par ce besoin quel’homme éprouve de confier ses peines à un ami sûr, le chasseurn’avait plus eu de secrets pour Belhumeur. Cette confidence que lejeune homme attendait avec impatience, mais qu’il n’avait rien faitpour amener, avait resserré encore, s’il est possible, les liensqui attachaient les deux hommes, en fournissant au Canadien lesmoyens de donner à son ami les consolations que son âme froisséeexigeait, et lui permettant de ne jamais irriter des plaiestoujours saignantes.

Le jour où nous les avons rencontrésdans la prairie, ils venaient d’être victimes d’un vol audacieux,commis par leur vieil ennemi la Tête-d’Aigle, le chef comanche,dont la haine et la rancune au lieu de s’affaiblir avec le tempsn’avaient au contraire fait que s’augmenter.

L’Indien, avec la fourberiecaractéristique de sa race, avait dissimulé et dévoré en silencel’affront qu’il avait subi de la part des siens et dont les deuxchasseurs blancs étaient les causes directes, attendant patiemmentl’heure de la vengeance. Il avait sourdement creusé un abîme sousles pieds de ses ennemis, indisposant peu à peu les Peaux-Rougescontre eux, répandant adroitement des calomnies sur leur compte.Grâce à ce système, il avait enfin réussi, il le croyait du moins,à indisposer jusqu’aux chasseurs blancs et métis et à faireconsidérer les deux hommes comme des ennemis par tous les individusdispersés dans la prairie.

Dès que ce résultat avait été obtenu, laTête-d’Aigle s’était mis à la tête d’une trentaine de guerriersdévoués, et voulant amener un éclat qui perdrait ceux dont il avaitjuré la mort, il avait dans une seule nuit volé toutes leurstrappes, certain qu’ils ne laisseraient pas un tel affront impuniet qu’ils voudraient en tirer vengeance.

Le chef ne s’était pas trompé dans sescalculs, tout était arrivé comme il l’avait prévu.

C’était là qu’il attendait sesennemis.

Pensant qu’ils ne trouveraient aucunsecours parmi les Indiens ou les chasseurs, il se flattait, grâceaux trente hommes résolus qu’il commandait, de s’emparer facilementdes deux chasseurs qu’il se proposait de faire mourir dans destortures atroces.

Mais il avait commis la faute dedissimuler le nombre de ses guerriers, afin d’inspirer plus deconfiance aux chasseurs.

Ceux-ci n’avaient été qu’à moitié dupesde ce stratagème ; se trouvant assez forts pour lutter mêmecontre vingt Indiens, ils n’avaient réclamé l’aide de personne pourse venger d’ennemis qu’ils méprisaient et s’étaient, comme nousl’avons vu, mis résolument à la poursuite des Comanches.

Fermant ici cette parenthèse un peulongue, mais indispensable pour l’intelligence de ce qui va suivre,nous reprendrons notre récit au point où nous l’avons interrompu enterminant le précédent chapitre.

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