Le Trappeurs de l’Arkansas

Chapitre 3La piste

 

La Tête-d’Aigle, qui voulait êtredécouvert par ses ennemis, n’avait pris aucun soin pour dissimulersa piste.

Elle était parfaitement visible dans leshautes herbes, et si parfois elle semblait s’effacer, les chasseursn’avaient qu’à se pencher légèrement de côté pour en retrouver lesempreintes.

Jamais dans la prairie l’on n’avaitsuivi un ennemi de la sorte. Cela devait d’autant plus paraîtresingulier au Cœur-Loyal, qui de longue date connaissait à fondtoutes les ruses des Indiens et savait avec quel talent, lorsqu’ilsle jugent nécessaire, ils font disparaître les marques de leurpassage.

Cette facilité lui donnait à réfléchir.Pour que les Comanches n’eussent pas pris plus de soin, il fallaitqu’ils se crussent bien forts, ou bien qu’ils eussent préparé uneembuscade dans laquelle ils espéraient faire tomber leurs tropconfiants ennemis.

Les deux chasseurs s’avançaient, jetantde temps en temps un regard à droite ou à gauche afin d’être sûrsde ne pas se tromper, mais la piste allait toujours en lignedroite, sans détours ni circuits d’aucune sorte. Il étaitimpossible de rencontrer plus de facilité dans une poursuite,Belhumeur lui-même commençait à trouver cela extraordinaire et às’en inquiéter sérieusement.

Mais si les Comanches n’avaient pasvoulu se donner la peine de cacher leur marche, les chasseursn’agissaient pas comme eux, ils n’avançaient qu’en effaçant au furet à mesure la trace de leur passage.

Ils arrivèrent ainsi sur les bords d’unruisseau assez large, nommé le Vert-de-gris, qui est unaffluent de la grande Canadienne.

Avant de traverser cette petite rivièrede l’autre côté de laquelle les chasseurs ne seraient plus trèséloignés des Indiens, Cœur-Loyal s’arrêta en faisant signe à soncompagnon de l’imiter.

Tous deux descendirent de cheval, et,conduisant leurs montures par la bride, ils se retirèrent à l’abrid’un bouquet d’arbres, afin de ne pas être aperçus, si par hasardquelque sentinelle indienne était chargée de surveiller leurapproche.

Lorsqu’ils furent cachés dansl’épaisseur du bois, Cœur-Loyal posa un doigt sur sa bouche pourrecommander la prudence à son compagnon, et approchant ses lèvresde son oreille, il lui dit d’une voix faible comme unsouffle :

– Avant d’aller plus loin,consultons-nous, afin de bien savoir ce que nous voulonsfaire.

Belhumeur baissa la tête en signed’acquiescement.

– Je soupçonne quelque trahison,reprit le chasseur, les Indiens sont des guerriers tropexpérimentés et qui ont trop l’habitude de la vie des prairies pouragir comme ils le font, sans une raison impérieuse.

– C’est vrai, appuya le Canadienavec conviction, cette piste est trop belle et trop clairementindiquée pour ne pas cacher un piège.

– Oui, mais ils ont voulu être tropfins, leur astuce a dépassé le but, ce ne sont pas de vieuxchasseurs comme nous que l’on peut tromper ainsi. Nous devons doncredoubler de prudence, examiner chaque feuille et chaque brind’herbe avec soin avant de nous aventurer plus près du campementdes Peaux-Rouges.

– Faisons mieux, dit Belhumeur enjetant un regard autour de lui, cachons nos chevaux dans un endroitsûr, où nous puissions les retrouver au besoin. Nous irons ensuiteà pied reconnaître la position et le nombre de ceux que nousvoulons surprendre.

– Vous avez raison, Belhumeur, ditle Cœur-Loyal, votre conseil est excellent, nous allons le mettreen pratique.

– Je crois qu’il faut nous hâter,alors.

– Pourquoi donc ? ne nouspressons pas au contraire, les Indiens ne nous voyant pas paraître,se relâcheront de leur surveillance, et nous profiterons de leurnégligence pour les attaquer, si nous sommes forcés d’en venir à cemoyen extrême : du reste, il vaudrait peut-être mieux attendrela nuit pour commencer notre expédition.

– Mettons d’abord nos chevaux ensûreté, nous verrons ensuite.

Les chasseurs sortirent du fourré avecla plus grande précaution. Au lieu de traverser la rivière ilsrebroussèrent chemin et suivirent pendant quelque temps la routequ’ils avaient déjà faite, puis ils appuyèrent sur la gauche ets’engagèrent dans un ravin, où ils disparurent bientôt au milieu dehautes herbes.

– Je vous laisse nous guider,Belhumeur, dit le Cœur-Loyal, je ne sais réellement pas où vousnous conduisez.

– Rapportez-vous-en à moi, j’aidécouvert par hasard à deux portées de fusil de l’endroit où noussommes une espèce de citadelle où nos chevaux seront on ne peutmieux, et dans laquelle, le cas échéant, nous pourrions soutenir unsiège en règle.

– Caramba ! exclama lechasseur, qui par ce juron qui lui était habituel, trahissait sonorigine espagnole, comment avez-vous donc fait cette précieusedécouverte ?

– Mon Dieu ! dit Belhumeur, dela façon la plus simple, je venais de tendre mes trappes, lorsqu’engravissant la montagne qui est là devant nous, afin d’abréger monchemin et de vous rejoindre plus vite, à peu près aux deux tiers dela montée je vis passer entre les broussailles le museau velu d’unsuperbe ours.

– Ah ! ah ! mais jeconnais à peu près cette aventure, vous m’avez apporté ce jour-là,si je ne me trompe, non pas une, mais bien deux peaux d’oursnoir.

– C’est cela même, mes gaillardsétaient deux, un mâle et une femelle, vous comprenez qu’à leur vuemes instincts de chasseur se réveillèrent immédiatement, oubliantma fatigue, j’armai ma carabine et je me mis à leur poursuite. Vousallez voir par vous-même quel fort ils avaient choisi, ajouta-t-ilen mettant pied à terre, manœuvre que son compagnonimita.

Devant eux s’élevait en amphithéâtre unemasse de rochers qui affectaient les formes les plus bizarres etles plus capricieuses, de maigres broussailles poussaient çà et làdans l’interstice des pierres, des plantes grimpantes couronnaientla cime des rochers et donnaient à cette masse qui s’élançait àplus de six cents mètres au-dessus de la prairie, l’apparence d’unede ces antiques ruines féodales que l’on rencontre de loin en loinsur les bords des grands fleuves d’Europe.

Ce lieu était nommé par les chasseurs de cesparages, les Châteaux Blancs, à cause de la couleur desblocs de granit dont il était formé.

– Nous ne pourrons jamais monter làavec nos chevaux, fit le Cœur-Loyal, après avoir étudié un instantavec soin l’espace qu’ils avaient à franchir.

– Essayons toujours, dit Belhumeuren traînant son cheval par la bride.

L’ascension était rude, et tous autreschevaux que ceux des chasseurs habitués aux chemins les plusdifficiles n’auraient pu l’accomplir et se seraient brisés millefois en roulant du haut en bas.

Il fallait choisir avec soin l’endroitoù l’on posait le pied, puis s’élancer en avant d’un bond, ettoujours ainsi avec des tours et des détours à donner levertige.

Après une demi-heure à peu près dedifficultés inouïes, ils arrivèrent à une espèce de plate-forme dedix mètres de large tout au plus.

– C’est ici, dit Belhumeur ens’arrêtant.

– Comment ici ? réponditCœur-Loyal en regardant de tous côtés sans apercevoird’ouverture.

Belhumeur sourit.

– Venez, dit-il.

Et toujours traînant son cheval, ilpassa derrière un bloc de rocher, le chasseur le suivit aveccuriosité.

Après avoir marché pendant cinq minutesdans une espèce de boyau large de trois pieds tout au plus quisemblait tourner sur lui-même, les aventuriers se trouvèrentsubitement devant la bouche béante d’une profondecaverne.

Ce chemin tracé par une de cesconvulsions terribles de la nature, si fréquentes dans ces régions,était si bien dissimulé derrière les rocs et les pierres qui lemasquaient qu’il était impossible de le découvrir à moins d’unhasard providentiel.

Les chasseurs entrèrent.

Avant de monter, Belhumeur avait faitune énorme provision de bois-chandelle, il alluma deux torches, enremit une à son compagnon et garda l’autre.

Alors la grotte leur apparut dans toutesa sauvage majesté. Ses murailles étaient hautes et chargées destalactites brillantes qui renvoyaient la lumière en la décuplantet formaient une illumination féerique.

– Cette caverne, dit Belhumeur,après avoir donné à son ami le temps de l’examiner dans tous sesdétails, est, je n’en doute pas, une des merveilles de laprairie ; cette galerie qui descend en pente douce en face denous, passe dessous le Vert-de-gris et va aboutir de l’autre côtéde la rivière à plus d’un mille dans la plaine. En sus de lagalerie par laquelle nous sommes entrés et celle qui est devantnous, il en existe quatre autres, qui toutes ont des sorties endivers endroits. Vous voyez qu’ici nous ne risquons pas d’êtrecernés et que ces chambres spacieuses nous offrent une suited’appartements à rendre jaloux le président des États-Unislui-même.

Cœur-Loyal enchanté de la découverte dece refuge voulut le visiter dans les moindres détails, et bienqu’il fût éminemment silencieux de sa nature, le chasseur ne put àdifférentes reprises retenir son admiration.

– Pourquoi ne m’en avez-vous pasencore parlé ? dit-il à Belhumeur.

– J’attendais l’occasion, réponditcelui-ci.

Les chasseurs parquèrent leurs chevauxavec des vivres en abondance dans un des compartiments de la grotteoù le jour pénétrait par des fissures imperceptibles ; puislorsqu’ils se furent assurés que les nobles bêtes ne manqueraientde rien durant leur absence et qu’elles ne pouvaient s’échapper,ils jetèrent leur carabine sur l’épaule, sifflèrent leurs chiens ets’enfoncèrent à grands pas dans la galerie qui passait sous larivière.

Bientôt l’air devint humide autourd’eux, un bruit sourd et continu se fit entendre au-dessus de leurtête, ils passaient sous le Vert-de-gris ; seulement grâce àl’espèce de lanterne formée par un rocher creux placé en vedette aumilieu du courant de la rivière, la clarté était suffisante pour seguider.

Après une demi-heure de marche, ilsdébouchèrent dans la prairie par une entrée masquée par un fourréde broussailles et de plantes grimpantes.

Ils étaient restés longtemps dans lagrotte. D’abord ils l’avaient examinée minutieusement en hommes quiprévoient qu’un jour ou l’autre ils auront besoin d’y chercher unabri, ensuite ils avaient fait une espèce d’écurie pour leurschevaux, et enfin ils avaient mangé un morceau sur le pouce, desorte que le soleil était sur le point de se coucher au moment oùils se remettaient sur la piste des Comanches.

Alors commença la véritable poursuiteindienne. Les deux chasseurs, après avoir fait prendre la voie àleurs limiers, se glissèrent silencieusement sur leurs traces,rampant sur les genoux et sur les mains au milieu des hautesherbes, l’œil au guet et l’oreille aux écoutes, retenant leursouffle et s’arrêtant par intervalle pour humer l’air et interrogerces mille bruits de la prairie que les chasseurs perçoivent avecune facilité inouïe et qu’ils expliquent sans hésiter.

Le désert était plongé dans un silencede mort.

À l’approche de la nuit dans cesimmenses solitudes, la nature semble se recueillir et préluder dansune religieuse adoration, aux mystères des ténèbres.

Les chasseurs avançaient toujours,redoublant de précautions et rampant sur deux lignesparallèles.

Tout à coup les chiens tombèrentsilencieusement en arrêt. Les braves animaux paraissaientcomprendre le prix du silence dans ces lieux et qu’un seul cricoûterait la vie à leurs maîtres.

Belhumeur jeta un regard perçant autourde lui.

Son œil étincela, il se ramassa pourainsi dire sur lui-même, et, bondissant comme une panthère, ils’élança sur un guerrier indien qui, le corps penché en avant, latête baissée semblait pressentir l’approche d’un ennemi.

L’Indien fut brusquement renversé sur ledos avant qu’il pût jeter un cri d’appel ou de détresse, Belhumeurlui serra la gorge et lui appuya le genou sur lapoitrine.

Alors avec un sang-froid extrême, lechasseur dégaina son couteau et l’enfonça jusqu’à la poignée dansle cœur de son ennemi.

Lorsque le sauvage vit qu’il était perduil dédaigna de tenter une résistance inutile, mais fixant sur leCanadien un regard de haine et de dédain, un sourire ironiqueplissa ses lèvres et il laissa venir la mort avec un visageimpassible.

Belhumeur replaça son couteau à saceinture et poussant le cadavre de côté :

– Un ! dit-ilimperturbablement.

Et il recommença à ramper.

Le Cœur-Loyal avait suivi les mouvementsde son ami avec la plus grande attention, prêt à le secourir sibesoin était ; lorsque l’Indien fut mort il repritimpassiblement la piste.

Bientôt la lueur d’un feu brilla entreles arbres et une odeur de chair rôtie frappa l’odorat subtil deschasseurs.

Ils se dressèrent comme deux fantômes lelong d’un énorme chêne-liège, qui se trouvait à quelques pas etembrassant le tronc noueux de l’arbre, ils se cachèrent dans sesbranches touffues.

Alors ils regardèrent.

Ils planaient sur le camp des Comanchesqui se trouvait à dix mètres d’eux tout au plus.

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