Le Trappeurs de l’Arkansas

L’hacienda del Milagro

 

Les environs d’Hermosillo sont devéritables déserts.

Le chemin qui conduit de cette ville àl’hacienda del Milagro – ferme du Miracle – est des plustristes et des plus arides.

L’on ne voit, à de rares intervalles,que des arbres à bois de fer, des gommiers, des arbres du Pérou auxgrappes rouges et pimentées, des nopals et des cactus, seuls arbresqui peuvent croître dans un terrain calciné par les rayonsincandescents d’un soleil perpendiculaire.

De loin en loin apparaissent comme uneamère dérision les longues perches des citernes ayant un seau decuir tordu et racorni à une extrémité et à l’autre des pierresattachées par des lanières ; mais les citernes sont taries etle fond n’est plus qu’une croûte noire et vaseuse dans laquelle unemyriade d’animaux immondes prennent leurs ébats ; destourbillons d’une poussière fine et impalpable soulevés par lemoindre souffle d’air saisissent à la gorge le voyageur haletant,et sous chaque brin d’herbe desséché les cigales appellent avecfureur la rosée bienfaisante de la nuit.

Cependant lorsque avec des peinesextrêmes on a fait six lieues dans ces solitudes embrasées, l’œilse repose avec délice sur une splendide oasis qui semble tout àcoup surgir du sein des sables.

Cet éden est l’hacienda del Milagro. Au momentoù se passe notre histoire, cette hacienda, l’une des plus richeset des plus vastes de la province, se composait d’un corps de logisélevé de deux étages, bâti en tapiaet en adovesavec un toit en terrasse, fait en roseaux recouverts de terrebattue.

On arrivait à l’hacienda par une immense courdont l’entrée en forme de portique voûté était garnie de fortesportes battantes avec une poterne d’un côté. Quatre chambrescomplétaient la façade, les croisées avaient des grilles de ferdorées et dans l’intérieur des volets ; elles étaient vitrées,luxe inouï dans ce pays à cette époque ; sur chaque côté de lacour ou patio, se trouvaient les communs pour lespeones, les enfants, etc.

Le rez-de-chaussée du corps de logisprincipal se composait de trois pièces, une espèce de grandvestibule meublé de fauteuils antiques et de canapés recouverts encuir gaufré de Cordoue, d’une grande table de nopal et de quelquestabourets ; sur les murs étaient accrochés dans des cadresdorés plusieurs vieux portraits de grandeur nature représentant desmembres de la famille ; les charpentes du plafond, laissées enrelief, étaient décorées d’une profusion de sculptures.

Deux portes battantes s’ouvraient dansle salon ; le côté qui était en face du patio s’élevait d’unpied environ au-dessus du reste du plancher, il était couvert d’untapis avec un rang de tabourets bas, sculptés curieusement, garnisde velours cramoisi avec des coussins pour mettre les pieds ;il y avait aussi une petite table carrée de dix-huit pouces de hautservant de table à ouvrage. Cette portion du salon est réservée auxdames qui s’y assoient les jambes croisées à la mauresque ; del’autre côté du salon se trouvaient des chaises recouvertes avec lamême étoffe que les tabourets et les coussins ; en face del’entrée du salon s’ouvrait la principale chambre à coucher avecune alcôve à l’extrémité d’une estrade sur laquelle était placé unlit de parade, orné d’une infinité de dorures et de rideaux debrocart avec des galons et des franges d’or et d’argent. Les drapset les taies d’oreiller étaient de la plus belle toile et bordésd’une large dentelle.

Derrière le principal corps de logis setrouvait un second patio,où étaient placés les cuisines etle corral ; après cette cour venait un immensejardin, fermé de murs et de plus de cent perches de profondeur,dessiné à l’anglaise et renfermant les arbres et les plantes lesplus exotiques.

L’hacienda était en fête.

C’était l’époque de la matanza delganado – abattage des bestiaux –, les péons avaient formé àquelques pas de l’hacienda un enclos dans lequel, après avoir faitentrer les bestiaux, ils séparaient les maigres d’avec les gras,que l’on faisait sortir un à un de l’enceinte.

Un vaquero armé d’un instrumenttranchant de la forme d’un croissant garni de pointes placées à ladistance d’un pied, embusqué à la porte de l’enclos, coupait avecune adresse infinie les jarrets de derrière des pauvres bêtes aufur et à mesure qu’elles passaient devant lui.

Si par hasard il manquait son coup, cequi était rare, un second vaquero à cheval suivait l’animal augrand galop, lui jetait le lasso autour des cornes et le maintenaitjusqu’à ce que le premier lui eût coupé les jarrets.

Nonchalamment appuyé contre le portique del’hacienda, un homme d’une quarantaine d’années, revêtu d’un richecostume de gentilhomme fermier, les épaules recouvertes d’unzarapé aux brillantes couleurs, et la tête garantie desderniers rayons du soleil couchant par un fin chapeau de paille dePanama d’au moins cinq cents piastres, semblait présider à cettescène tout en fumant une cigarette de maïs.

C’était un cavalier de haute mine, à lataille élancée fine, cambrée et parfaitement proportionnée, lestraits de son visage, bien dessinés, aux lignes fermes et arrêtéesdénotaient la loyauté, le courage et surtout une volonté de fer.Ses grands yeux noirs ombragés par d’épais sourcils étaient d’unedouceur sans égale, mais lorsqu’une contrariété un peu vivecolorait son teint bruni d’un reflet rougeâtre, son regard prenaitune fixité et une force que nul ne pouvait supporter et quifaisaient hésiter et trembler les plus braves.

La finesse des extrémités et plus quetout le cachet d’aristocratie empreint sur sa personne dénotaientau premier coup d’œil que cet homme était de pure et noble racecastillane.

En effet, ce personnage était don RamonGarillas de Saavedra, le propriétaire de l’hacienda del Milagro quenous venons de décrire.

Don Ramon Garillas descendait d’unefamille espagnole dont le chef avait été un des principauxlieutenants de Cortez, et s’était établi au Mexique après lamiraculeuse conquête de cet aventurier de génie.

Jouissant d’une fortune princière, maisrepoussé, à cause de son mariage avec une femme de race aztèquemêlée, par les autorités espagnoles, il s’était adonné tout entierà la culture de ses terres et à l’amélioration de ses vastesdomaines.

Après dix-sept ans de mariage, il setrouvait chef d’une nombreuse famille composée de six garçons et detrois filles, en tout neuf enfants, dont Rafaël, celui que nousavons vu si lestement tuer le vaquero, était l’aîné.

Le mariage de don Ramon et de doñaJesusita n’avait été qu’un mariage de convenance, contracté dupoint de vue seul de la fortune, mais qui pourtant les rendaitcomparativement heureux ; nous disons comparativement, parceque la jeune fille n’étant sortie du couvent que pour se marier,l’amour n’avait jamais existé entre eux, mais avait été remplacépar une tendre et sincère affection.

Doña Jesusita passait son temps dans lessoins que nécessitaient ses enfants, au milieu de ses femmesindiennes ; de son côté son mari complètement absorbé par lesdevoirs de sa vie de gentilhomme fermier restait presque toujoursavec ses vaqueros, ses péons et ses chasseurs, ne voyant sa femmeque pendant quelques minutes aux heures des repas, et restantparfois des mois entiers absent pour une partie de chasse sur lesbords du rio Gila.

Cependant nous devons ajouter que,absent ou présent, don Ramon veillait avec le plus grand soin à ceque rien ne manquât au bien-être de sa femme et à ce que sesmoindres caprices fussent satisfaits, n’épargnant ni l’argent niles peines pour lui procurer ce qu’elle paraissaitdésirer.

Doña Jesusita était douée d’une beautéravissante et d’une douceur angélique ; elle semblait avoiraccepté sinon avec joie du moins sans trop de peine le genre de vieauquel son mari l’avait obligée à se plier ; mais dans lesprofondeurs de son grand œil noir languissant, dans la pâleur deses traits et surtout dans le nuage de tristesse qui obscurcissaitcontinuellement son beau front d’une blancheur mate, il étaitfacile de deviner qu’une âme ardente était renfermée dans cetteséduisante statue, et que ce cœur qui s’ignorait soi-même avaittourné toutes ses pensées vers ses enfants, qu’elle s’était mise àadorer de toutes les forces virginales de l’amour maternel, le plusbeau et le plus sain de tous.

Pour don Ramon, toujours bon etprévenant pour sa femme, qu’il ne s’était jamais donné la peined’étudier, il avait le droit de la croire la plus heureuse créaturedu monde, et elle l’était en effet depuis que Dieu l’avait renduemère.

Le soleil était couché depuis quelquesinstants, le ciel perdait peu à peu sa teinte pourprée ets’assombrissait de plus en plus, quelques étoiles commençaient déjàà scintiller sur la voûte céleste, et le vent du soir se levaitavec une force qui présageait pour la nuit un de ces oragesterribles, comme ces régions en voient souvent éclater.

Le mayoral, après avoir faitrenfermer avec soin le reste du ganado dans l’enclos, rassembla lesvaqueros et péons, et tous se dirigèrent vers l’hacienda où lacloche du souper les avertissait que l’heure du repos était enfinvenue.

Lorsque le majordome passa le dernier enle saluant devant son maître :

– Eh bien, lui demanda celui-ci, nôEusébio, combien de têtes avons-nous cette année ?

– Quatre cent cinquante, mi amò– mon maître –, répondit le mayoral, grand homme sec et maigre, àla tête grisonnante et au visage tanné comme un morceau de cuir, enarrêtant son cheval et ôtant son chapeau, c’est-à-diresoixante-quinze têtes de plus que l’année passée ; nos voisinsles jaguars et les Apaches ne nous ont pas causé de grandsdommages, cette saison.

– Grâce à vous, nô Eusébio,répondit don Ramon, votre vigilance a été extrême, je saurai vousen récompenser.

– Ma meilleure récompense est labonne parole que Votre Seigneurie vient de me dire, répondit lemayoral, dont le rude visage s’éclaira d’un sourire desatisfaction, ne dois-je pas veiller sur ce qui vous appartientavec le même soin que si tout était à moi ?

– Merci, reprit le gentilhomme avecémotion en serrant la main de son serviteur, je sais que vousm’êtes dévoué.

– À la vie et à la mort, monmaître, ma mère vous a nourri de son lait, je suis à vous et àvotre famille.

– Allons ! allons ! nô Eusébio,dit gaiement l’hacendero, le souper est prêt, la señoradoit être à table, ne la laissons pas nous attendre pluslongtemps.

Sur ce, tous deux entrèrent dans lepatio et nô Eusébio, ainsi que don Ramon l’avait nommé, se prépara,comme il le faisait chaque soir, à fermer les portes.

Pendant ce temps don Ramon entra dans lasalle à manger de l’hacienda, où tous les vaqueros et les péonsétaient réunis.

Cette salle à manger était meublée d’uneimmense table qui en tenait tout le centre ; autour de cettetable il y avait des bancs de bois garnis de cuir et deux fauteuilssculptés destinés à don Ramon et à la señora. Derrière lesfauteuils un Christ en ivoire de quatre pieds de haut pendait aumur entre deux tableaux représentant, l’un Jésus au jardin desOliviers, l’autre le Sermon sur la montagne. Çà et là accrochées lelong des murailles blanchies à la chaux, grimaçaient des têtes dejaguars, de buffles ou d’élans tués à la chasse parl’hacendero.

La table était abondamment servie delahua, potage épais fait de farine de maïs cuite avec dela viande, de puchero ou olla podrida et depépian ; de distance en distance il y avait desbouteilles de mezcal et des carafes d’eau.

Sur un signe de l’hacendero le repascommença.

Bientôt l’orage qui menaçait éclata avecfureur.

La pluie tombait à torrents, à chaqueseconde des éclairs livides faisaient pâlir les lumières, précédantles éclats formidables de la foudre.

Vers la fin du repas l’ouragan acquitune violence telle que le tumulte des éléments conjurés couvrit lebruit des conversations.

Le tonnerre éclata avec une forceépouvantable, un tourbillon de vent s’engouffra dans la salle endéfonçant une fenêtre, toutes les lumières s’éteignirent, lesassistants se signèrent avec crainte.

En ce moment, la cloche placée à laporte de l’hacienda retentit avec un bruit convulsif, et une voixqui n’avait rien d’humain cria à deux reprisesdifférentes :

– À moi !… àmoi !…

– Sang du Christ ! s’écria donRamon en s’élançant hors de la salle, on égorge quelqu’un dans laplaine.

Deux coups de feu retentirent presque enmême temps, un cri d’agonie traversa l’espace, et tout retomba dansun silence sinistre.

Tout à coup un éclair blafard sillonnal’obscurité, le tonnerre éclata avec un fracas horrible et donRamon reparut sur le seuil de la salle, portant un homme évanouidans ses bras.

L’étranger fut déposé sur un siège, l’ons’empressa autour de lui.

Le visage de cet homme non plus que samise n’avaient rien d’extraordinaire, cependant en l’apercevant,Rafaël, le fils aîné de don Ramon, ne put réprimer un gested’effroi, son visage devint d’une pâleur livide.

– Oh ! murmura-t-il à voixbasse, le juez de letras !…

C’était en effet le digne juge que nousavons vu sortir d’Hermosillo en si brillant équipage.

Ses longs cheveux trempés de pluietombaient sur sa poitrine, ses vêtements étaient en désordre,tachés de sang et déchirés en maints endroits.

Sa main droite serrait convulsivement lacrosse d’un pistolet déchargé.

Don Ramon lui aussi avait reconnu lejuez de letras, il avait malgré lui lancé à son fils un regard quecelui-ci n’avait pu supporter.

Grâce aux soins intelligents qui luifurent prodigués par doña Jesusita et ses femmes, le juge ne tardapas à revenir à lui ; il poussa un profond soupir, ouvrit desyeux hagards qu’il promena sur les assistants sans rien voirencore, et peu à peu reprit connaissance.

Tout à coup une vive rougeur colora sonfront si pâle une seconde auparavant, son œil étincela ;dirigeant vers Rafaël un regard qui le cloua au sol en proie à uneterreur invincible, il se leva péniblement et s’avançant vers lejeune homme qui le regardait venir sans oser chercher à l’éviter,il lui posa rudement la main sur l’épaule, puis se tournant versles péons terrifiés de cette scène étrange à laquelle ils necomprenaient rien :

– Moi, don Inigo tormentosd’Albaceyte, dit-il d’une voix solennelle, juez de letras de laville d’Hermosillo, au nom du roi j’arrête cet homme convaincud’assassinat !…

– Grâce ! s’écria Rafaël, entombant à deux genoux et en joignant les mains avecdésespoir.

– Malheur !… murmura la pauvremère en s’affaissant sur elle-même.

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