Le Trappeurs de l’Arkansas

Chapitre 11Le marché

 

Les Indiens et les coureurs des bois ontdeux langues, dont ils se servent tour à tour, suivant lescirconstances.

La langue parlée, et la languemimée.

Comme la langue parlée, la langue miméea en Amérique des fluctuations infinies, chacun, pour ainsi dire,fait la sienne. C’est un composé de gestes bizarres et mystérieux,une espèce de télégraphe maçonnique, dont les signes qui varient àvolonté ne sont compréhensibles que pour un petit nombred’adeptes.

Le Babillard et son compagnons’entretenaient par gestes.

Cette conversation singulière dura prèsd’une heure, elle semblait vivement intéresser les interlocuteurs,si vivement les intéresser même, qu’ils ne remarquèrent pas, malgréles précautions extrêmes dont ils avaient usé pour ne pas êtresurpris, deux yeux ardents qui du milieu d’un fourré étaient fixéssur eux avec une ténacité étrange.

– Enfin, dit le Babillard en serisquant à prononcer quelques mots, j’attends votre bonplaisir.

– Et vous ne l’attendrez paslongtemps, répondit l’autre.

– Je compte sur toi, Kennedy, pourmoi j’ai rempli ma promesse.

– C’est bon, c’est bon, il n’estpas besoin de tant de mots pour s’entendre, fit Kennedy en haussantles épaules, seulement tu aurais pu les conduire dans une positionmoins forte, il ne sera pas facile de les surprendre.

– Cela vous regarde, dit leBabillard avec un mauvais sourire.

Son compagnon le considéra un instantavec attention.

– Hum ! fit-il, prends garde,compadre, c’est presque toujours une maladresse de jouerun double jeu avec des hommes comme nous.

– Je ne joue pas un double jeu,mais nous nous connaissons depuis longtemps, n’est-ce pas ?Kennedy.

– Après ?

– Après ? eh bien, je ne veuxpas que cette fois il m’arrive ce qui déjà m’est arrivé, voilàtout.

– Reculerais-tu, ou biensongerais-tu à nous trahir ?

– Je ne recule pas et je n’ainullement l’intention de vous trahir, seulement…

– Seulement ? répétal’autre.

– Cette fois je ne veux vous livrerce que je vous ai promis que lorsque mes conditions serontacceptées bien carrément, sinon, non…

– Au moins, voilà de lafranchise.

– Il faut de la loyauté enaffaires, observa le Babillard en hochant la tête.

– C’est juste, eh bien !répète-moi tes conditions, je verrai si nous pouvons lesaccepter.

– À quoi bon ? tu n’es pas leprincipal chef, n’est-ce pas ?

– C’est vrai, maispourtant…

– Tu n’y pourrais rien, ainsi c’estinutile, ah ! si Ouaktehno – Celui qui tue – étaitlà, ce serait autre chose, je suis certain que nous nousentendrions bientôt.

– Parle donc alors, car ilt’écoute, dit une voix forte et sonore.

Il se fit un certain mouvement dans lesbuissons et le personnage, qui jusqu’à ce moment était demeurétémoin invisible de la conversation des deux hommes, jugea sansdoute que l’heure d’y prendre part était arrivée, car, d’un bond ils’élança du milieu des broussailles qui le cachaient et vint seplacer entre les interlocuteurs.

– Oh ! oh ! vous nousécoutiez, capitaine Ouaktehno, fit le Babillard toujoursimpassible.

– Cela vous contrarie ?demanda le nouvel arrivé avec un sourire ironique.

– Pas le moins du monde.

– Continuez alors, mon brave ami,je suis tout oreilles.

– Au fait, dit le guide, cela vautpeut-être mieux ainsi.

– Très bien, parlez, je vousécoute.

Le personnage auquel le Babillarddonnait le terrible nom indien de Ouaktehno, était un homme de purerace blanche âgé de trente ans au plus, d’une taille haute et bienproportionnée, d’une tournure élégante, portant avec un certainlaisser-aller le costume pittoresque des coureurs desbois.

Ses traits étaient nobles, caractérisés,empreints de cette expression hautaine et loyale que l’on rencontresi souvent parmi les hommes habitués à la rude et libre vie desprairies.

Il fixait sur le Babillard ses grandsyeux noirs pleins d’éclairs, un mystérieux sourire plissait seslèvres et il s’appuyait nonchalamment sur sa carabine, tout enécoutant le guide.

– Si je fais tomber entre vos mainsles gens que je suis payé pour escorter et pour conduire, au moinsne le ferai-je qu’autant que j’y trouverai un large bénéfice, ditle bandit.

– C’est juste ! observaKennedy, et ce bénéfice le capitaine est prêt à tel’assurer.

– Oui, fit l’autre en baissant latête en signe de consentement.

– Très bien, reprit le guide, maisquel sera ce bénéfice ?

– Que demandez-vous ? dit lecapitaine, encore faut-il connaître vos conditions, afin de savoirsi on peut vous satisfaire.

– Oh ! mes conditions sontbien simples.

– Mais encore ?

Le guide hésita, ou pour mieux dire, ilcalcula mentalement les chances de gain et de perte que lui offraitcette affaire, puis au bout d’un instant ilreprit :

– Ces Mexicains sont fortriches.

– C’est probable, dit lecapitaine.

– Alors il me sembleque…

– Parlez sans tergiverser,Babillard, nous n’avons pas le temps d’écouter vos circonlocutions,de même que les autres demi-sang, la nature indienne l’emportetoujours chez vous, et jamais vous ne pouvez franchement venir aufait.

– Eh bien ! reprit brutalementle guide, je veux cinq mille piastres fortes, ou il n’y a rien defait.

– À la bonne heure, au moins, voilàqui est parler, maintenant nous savons à quoi nous en tenir, vousvoulez cinq mille piastres ?

– Oui.

– Et, moyennant cette somme, vousvous chargez de nous livrer le général, sa nièce et tous lesindividus qui les accompagnent.

– À votre premiersignal.

– Très bien, à présent écoutez ceque je vais vous dire.

– J’écoute.

– Vous me connaissez, n’est-cepas ?

– Parfaitement.

– Vous savez que l’on peut comptersur ma parole.

– Elle est d’or.

– Bon, si vous remplissezloyalement les engagements que vous prenez librement envers moi,c’est-à-dire si vous me livrez, je ne dis pas tous les Mexicainsqui composent votre caravane, gens fort honorables sans doute, maisdont je me soucie très peu, mais seulement la jeune fille que l’onnomme, je crois, doña Luz, je ne vous donnerai pas cinq millepiastres, comme vous me le demandez, mais huit mille, vous m’avezbien compris, n’est-ce pas ?

Les yeux du guide brillèrent deconvoitise et de cupidité.

– Oui, dit-il.

– Bien.

– Mais ce sera difficile del’attirer seule en dehors du camp.

– C’est votre affaire.

– J’aimerais mieux vous les livrertous en bloc.

– Au diable ! que voulez-vousque j’en fasse ?

– Hum ! que dira legénéral ?

– Ce qu’il voudra, cela ne meregarde pas, oui ou non, acceptez-vous le marché que je vouspropose ?

– J’accepte.

– Vous jurez d’être fidèle à nosconditions ?

– Je le jure.

– Maintenant, combien de temps legénéral compte-t-il rester dans son nouveaucampement ?

– Dix jours.

– Que me disiez-vous donc, que vousne saviez comment attirer la jeune fille au-dehors, ayant tant detemps devant vous ?

– Dame ! je ne savais pasquand vous exigiez qu’elle vous fût livrée, moi.

– C’est juste, eh bien ! jevous donne neuf jours, c’est-à-dire que la veille du départ lajeune fille me sera remise.

– Oh ! de cettefaçon…

– Ainsi, cet arrangement vousconvient ?

– On ne peut mieux.

– C’est arrêté ?

– Irrévocablement.

– Tenez, Babillard, dit lecapitaine en remettant au guide une magnifique épingle en diamantsqu’il portait piquée dans sa blouse de chasse, voici mesarrhes.

– Oh ! fit le bandit avec joieen s’emparant vivement du bijou.

– Cette épingle, reprit lecapitaine, est un cadeau que je vous fais en sus des huit millepiastres que je vous compterai en recevant doña Luz.

– Vous êtes noble et généreux,capitaine, dit le guide, et l’on est heureux de vousservir.

– Seulement, reprit le capitaine d’unevoix rude avec un regard froid comme une lame d’acier,souvenez-vous que l’on me nomme Celui qui tue et que sivous me trompez, il n’existe pas dans la prairie de lieu assez fortni assez ignoré pour vous garantir des terribles effets de mavengeance.

– Je le sais, capitaine, réponditle métis en frémissant malgré lui, mais vous pouvez êtretranquille, je ne vous tromperai pas.

– Je le souhaite ! maintenantséparons-nous, on pourrait s’apercevoir de votre absence, dans neufjours je serai ici.

– Dans neuf jours je vous remettraila jeune fille.

Le guide après cette dernière paroleregagna le camp dans lequel il rentra sans être vu.

Dès qu’ils furent seuls, les deux hommesavec lesquels le Babillard venait de faire cet étrange et hideuxmarché s’enfoncèrent silencieusement dans les broussailles aumilieu desquelles ils rampèrent comme des serpents.

Ils atteignirent bientôt les bords d’unpetit ruisseau qui coulait inaperçu et ignoré dans la forêt.Kennedy siffla d’une certaine façon à deux reprisesdifférentes.

Un faible bruit se fit entendre, et uncavalier tenant deux chevaux en main parut à quelques pas en avantdu lieu où ils étaient arrêtés.

– Viens, Franck, dit Kennedy, tupeux approcher sans crainte.

Le cavalier s’avançaaussitôt.

– Quoi de nouveau ? demandaKennedy.

– Rien de bien important, réponditle cavalier, j’ai découvert une piste indienne.

– Ah ! ah ! fit lecapitaine, nombreuse ?

– Assez.

– Dans quelledirection ?

– Elle coupe la prairie de l’est àl’ouest.

– Bien, Franck, et quels sont cesIndiens ?

– Autant que je puis le supposer, cesont des Comanches.

Le capitaine réfléchit uninstant.

– Oh ! c’est quelquedétachement de chasseurs, dit-il.

– C’est probable, réponditFranck.

Les deux hommes se mirent enselle.

– Franck et toi, Kennedy, fit lecapitaine au bout d’un instant, rendez-vous à la passée duBuffalo, vous camperez dans la grotte qui s’ytrouve ; surveillez avec soin les mouvements des Mexicains,tout en vous arrangeant de façon à ne pas être découverts.

– Soyez tranquille,capitaine.

– Oh ! je sais que vous êtesadroits et dévoués, compagnons, aussi je m’en rapporte totalement àvous ; surveillez aussi le Babillard, ce métis ne m’inspirequ’une médiocre confiance.

– Cela sera fait.

– Maintenant, au revoir, vousrecevrez bientôt de mes nouvelles.

Malgré l’obscurité, les trois hommespartirent au galop et s’enfoncèrent dans le désert dans deuxdirections différentes.

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