Le Trappeurs de l’Arkansas

Chapitre 1Le Cœur-Loyal

 

La position était complètementchangée.

Les chasseurs qui, un moment auparavant,se trouvaient à la merci des Indiens, non seulement étaient libres,mais encore se trouvaient en mesure de poser de duresconditions.

Bien des fusils s’étaient abaissés dansla direction du Canadien, bien des flèches avaient été dirigéescontre lui ; mais, sur un signe de la Tête-d’Aigle, les fusilss’étaient redressés, et les flèches étaient rentrées aucarquois.

La honte d’être joués par deux hommesqui les bravaient audacieusement au milieu de leur camp, faisaitbouillonner la colère dans le cœur des Comanches. Ilsreconnaissaient l’impossibilité d’une lutte avec leurs hardisadversaires. En effet, que pouvaient-ils contre ces intrépidescoureurs des bois qui comptaient leur vie pourrien ?

Les tuer ?

Mais, en tombant, ils égorgeraient sanspitié les prisonniers qu’on voulait sauver.

Le sentiment le plus développé parmi lesPeaux-Rouges est l’amour de la famille.

Pour ses enfants ou sa femme, leguerrier le plus farouche n’hésitera pas à faire des concessions,que les plus effroyables tortures ne sauraient, dans d’autrescirconstances, obtenir de lui. Aussi, à la vue de sa femme et deson fils tombés au pouvoir de Belhumeur, la Tête-d’Aigle ne songeaplus qu’à leur salut.

De tous les hommes, les Indiens sontpeut-être ceux qui savent avec le plus de facilité se courber auxexigences d’une situation imprévue.

Le chef comanche enfouit au fond de soncœur la haine et la colère qui le dévoraient. D’un mouvement pleinde noblesse et de désinvolture, il rejeta en arrière la couverturequi lui servait de manteau, et, le visage calme, le sourire sur leslèvres, il s’approcha des chasseurs.

Ceux-ci, habitués de longue main auxfaçons d’agir des Peaux-Rouges, restaient impassibles en apparence,attendant le résultat de leur hardi coup de main.

– Mes frères pâles, dit le chef,sont remplis de sagesse, quoique leurs cheveux soient noirs ;ils connaissent toutes les ruses familières aux grands guerriers,ils ont la finesse du castor et le courage du lion.

Les deux hommes s’inclinèrent ensilence.

La Tête-d’Aiglecontinua :

– Puisque mon frère, le Cœur-Loyal,est dans le camp des Comanches des grands lacs, l’heure est enfinarrivée de dissiper les nuages qui se sont élevés entre lui et lesPeaux-Rouges. Le Cœur-Loyal est juste, qu’il s’explique sanscrainte ; il est devant des chefs renommés qui n’hésiterontpas à reconnaître leurs torts s’ils en ont envers lui.

– Oh ! oh ! répondit leCanadien en ricanant, la Tête-d’Aigle a bien promptement changé desentiments à notre égard ; croit-il pouvoir nous tromper avecde vaines paroles ?

Un éclair de haine fit étinceler laprunelle fauve de l’Indien ; mais, par un effort suprême, ilparvint à se contenir.

Tout à coup un homme s’interposa entreles interlocuteurs.

Cet homme était Eshis, le guerrier leplus vénéré de la tribu.

Le vieillard leva lentement lebras.

– Que mes enfants m’écoutent,dit-il, tout doit s’éclaircir aujourd’hui, les chasseurs pâlesfumeront le calumet en conseil.

– Qu’il en soit ainsi, fit leCœur-Loyal.

Sur un signe du Soleil, les principauxchefs de la tribu vinrent se ranger autour de lui.

Belhumeur n’avait pas changé deposition ; il était prêt, au moindre geste suspect, àsacrifier ses prisonniers.

Lorsque la pipe eut fait le tour ducercle formé près des chasseurs, le vieux chef se recueillit ;puis, après s’être incliné devant les Blancs, il parlaainsi :

– Guerriers, je remercie le Maître dela vie de ce qu’il nous aime, nous Peaux-Rouges, et de cequ’il nous envoie aujourd’hui ces deux hommes pâles qui pourrontenfin ouvrir leur cœur. Prenez courage, jeunes gens, ne laissez pasvos âmes s’appesantir, et chassez loin de vous le mauvais esprit.Nous vous aimons, Cœur-Loyal, nous avons entendu parler de votrehumanité pour les Indiens. Nous croyons que votre cœur est ouvert,et que vos veines coulent claires comme le soleil. Il est vrai quenous autres Indiens n’avons pas beaucoup de sens, lorsque l’eauardente nous commande, et que nous pouvons vous avoir déplu dansdiverses circonstances. Mais nous espérons que vous n’y penserezplus, et que, tant que vous et nous serons dans les prairies, nouschasserons côte à côte, comme doivent le faire des guerriers quis’aiment et se respectent.[1]

Le Cœur-Loyal répondit :

– Vous, chefs et autres membres dela nation des Comanches des grands lacs dont les yeux sont ouverts,j’espère que vous prêterez l’oreille aux paroles de ma bouche. LeMaître de la vie a ouvert mon cerveau et fait souffler à mapoitrine des paroles amicales. Mon cœur est rempli de sentimentspour vous, pour vos femmes, pour vos enfants, et ce que je vous disen ce moment procède de la racine des sentiments de mon ami et desmiens ; jamais dans la prairie mon hatto n’a été fermé auxchasseurs de votre nation. Pourquoi donc me faites-vous laguerre ? pourquoi donc torturer ma mère, qui est une vieillefemme, et chercher à m’arracher la vie ? Je répugne à verserle sang indien ; car, je vous le répète, malgré tout le malque vous m’avez fait, mon cœur s’élance vers vous.

– Ooah ! interrompit laTête-d’Aigle, mon frère parle bien ; mais la blessure qu’ilm’a faite n’est pas encore cicatrisée.

– Mon frère est fou, répondit lechasseur ; me croit-il donc si maladroit de ne pas l’avoir tuési telle avait été mon intention. Je vais vous prouver ce dont jesuis capable et de quelle façon je comprends le courage d’unguerrier. Que je fasse un signe, cette femme et cet enfant aurontvécu.

– Oui, appuya Belhumeur.

Un frisson parcourut les rangs del’assemblée. La Tête-d’Aigle sentit une sueur froide perler à sestempes.

Le Cœur-Loyal garda un instant desilence en fixant sur les Indiens un regard d’une expressionindéfinissable ; puis, haussant les épaules avec dédain, iljeta ses armes à ses pieds, et, croisant les bras sur sa largepoitrine, il se tourna vers le Canadien.

– Belhumeur, dit-il d’une voixcalme et parfaitement accentuée, rendez la liberté à ces deuxpauvres créatures.

– Y songez-vous ? s’écria lechasseur tout interloqué ; ce serait votre arrêt demort !

– Je le sais.

– Eh bien ?

– Je vous en prie.

Le Canadien ne répondit pas, il commençaà siffler entre ses dents, tirant son couteau, il trancha d’un couples liens qui attachaient ses captifs, qui bondirent comme desjaguars et allèrent en poussant des hurlements de joie se cacher aumilieu de leurs amis, puis il remit son couteau à sa ceinture, jetases armes, descendit de cheval et se plaça résolument auprès duCœur-Loyal.

– Que faites-vous donc ?s’écria celui-ci, sauvez-vous, mon ami !

– Me sauver, moi, pourquoifaire ? répondit insoucieusement le Canadien, ma foi non,puisqu’il faut toujours finir par mourir, j’aime autant que ce soitaujourd’hui que plus tard ; je ne retrouverai peut-être jamaisune aussi belle occasion.

Les deux hommes se serrèrent la main parune étreinte énergique.

– Maintenant, chefs, dit de sa voixcalme le Cœur-Loyal en s’adressant aux Indiens, nous sommes envotre pouvoir, agissez comme bon vous semblera.

Les Comanches se regardèrent un instantavec stupeur ; la stoïque abnégation de ces hommes qui, parl’action hardie de l’un d’eux, pouvaient non seulement s’échapper,mais encore leur dicter des lois, et qui, au lieu de profiter decet avantage immense, jetaient leurs armes et se livraient entreleurs mains, leur paraissait dépasser tous les traits d’héroïsmerestés célèbres dans leur nation.

Il y eut un silence assez long pendantlequel on aurait entendu battre dans leurs poitrines le cœur detous ces hommes de bronze qui, par leur éducation primitive toutede sensation, sont plus aptes qu’on ne pourrait le croire àcomprendre tous les sentiments vrais et apprécier les actionsréellement nobles.

Enfin la Tête-d’Aigle, après quelquessecondes d’hésitation, jeta ses armes, et, s’approchant deschasseurs, il leur dit d’une voix émue, qui contrastait avecl’apparence impassible et indifférente qu’il cherchait en vain àprendre :

– Il est vrai, guerriers desvisages pâles, que vous avez un grand sens, qu’il adoucit lesparoles que vous nous adressez, et que nous vous entendonstous ; nous savons aussi que la vérité ouvre vos lèvres ;il est très difficile que nous autres Indiens, qui n’avons pas laraison des Blancs, ne commettions pas, souvent sans le vouloir, desactions répréhensibles ; mais nous espérons que le Cœur-Loyalôtera la peau de son cœur pour qu’il soit clair comme le nôtre, etqu’entre nous la hache sera enterrée si profondément que les filsdes fils de nos petits-fils, dans mille lunes, et cent davantage,ne pourront la retrouver.

Et posant les deux mains sur les épaulesdu chasseur, il le baisa sur les yeux, enajoutant :

– Que le Cœur-Loyal soit monfrère !

– Soit ! fit le chasseurheureux de ce dénouement ; désormais j’aurai pour lesComanches autant d’amitié que jusqu’à présent j’ai eu dedéfiance.

Les chefs indiens se pressèrent autourde leurs nouveaux amis, auxquels ils prodiguèrent, avec la naïvetéqui caractérise les natures primitives, les marques d’affection etde respect.

Les deux chasseurs étaient depuislongtemps connus dans la tribu du Serpent, leur réputation étaitfaite ; bien souvent pendant la nuit, autour du feu ducampement, le récit de leurs exploits avait frappé d’admiration lesjeunes gens auxquels les vieux guerriers lesracontaient.

La réconciliation avait été francheentre le Cœur-Loyal et la Tête-d’Aigle, il ne restait plus entreeux la moindre trace de leur haine passée.

L’héroïsme du chasseur blanc avaitvaincu la rancune du guerrier Peau-Rouge !

Les deux hommes causaient paisiblementassis à l’entrée d’une hutte, lorsqu’un grand cri se fit entendreet un Indien, les traits bouleversés par la terreur, se précipitadans le camp.

Chacun s’empressa autour de cet hommepour avoir des nouvelles, mais l’Indien ayant aperçu laTête-d’Aigle s’avança vers lui.

– Que se passe-t-il ? demandale chef.

L’Indien fixa un regard féroce sur leCœur-Loyal et Belhumeur qui, pas plus que les autres, nesoupçonnaient d’où venait cette panique.

– Prenez garde que ces deux visagespâles ne s’échappent, nous sommes trahis, dit-il d’une voixentrecoupée et haletante à cause de la rapidité avec laquelle ilétait venu.

– Que mon frère s’explique plusclairement, ordonna la Tête-d’Aigle.

– Tous les trappeurs blancs, lesLongs Couteaux de l’Ouest sont réunis, ils forment undétachement de guerre de près de cent hommes, ils s’avancent en sedéveloppant de façon à investir le camp de tous les côtés à lafois.

– Êtes-vous sûr que ces chasseursviennent en ennemis ? dit encore le chef.

– Comment en serait-ilautrement ? répondit le guerrier indien, ils rampent comme desserpents dans les hautes herbes, le fusil en avant et le couteau àscalper entre les dents. Chef, nous sommes trahis, ces deux hommesont été envoyés au milieu de nous afin d’endormir notrevigilance.

La Tête-d’Aigle et le Cœur-Loyaléchangèrent un sourire d’une expression indéfinissable, et qui futune énigme pour d’autres que pour eux.

Le chef comanche se tourna versl’Indien.

– Vous avez vu, lui demanda-t-il,celui qui marche devant les chasseurs ?

– Oui, je l’ai vu.

– Et c’est Amick – l’Élan-Noir –le premier gardien des trappes du Cœur-Loyal ?

– Quel autre pourrait-ceêtre ?

– Bien, retirez-vous, dit leguerrier en congédiant le messager d’un signe de tête, puiss’adressant au chasseur :

– Que faut-il faire ? luidemanda-t-il.

– Rien, répondit le Cœur-Loyal,ceci me regarde, que mon frère me laisse agir seul.

– Mon frère est lemaître !

– Je vais à la rencontre deschasseurs, que la Tête-d’Aigle retienne jusqu’à mon retour sesjeunes hommes dans le camp.

– Cela sera fait.

Le Cœur-Loyal jeta son fusil surl’épaule, donna une poignée de main à Belhumeur, sourit au chefcomanche et se dirigea vers la forêt de ce pas assuré et tranquilleà la fois, qui lui était habituel.

Il disparut bientôt au milieu desarbres.

– Hum ! fit Belhumeur enallumant sa pipe indienne et s’adressant à la Tête-d’Aigle, vousvoyez, chef, que dans ce monde ce n’est souvent pas une maladroitespéculation que de se laisser guider par son cœur.

Et satisfait outre mesure de cetteboutade philosophique, qui lui paraissait pleine d’à-propos, leCanadien s’enveloppa d’un épais nuage de fumée.

Sur l’ordre du chef, toutes lessentinelles disséminées aux abords du camp furentrappelées.

Les Indiens attendaient avec anxiété lerésultat de la démarche tentée par le Cœur-Loyal.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer