Le Trappeurs de l’Arkansas

Chapitre 18Nô Eusébio

 

Les précautions prises par la Tête-d’Aiglepour dérober sa marche étaient bonnes pour les Blancs dont les sensmoins tenus en éveil que ceux des partisans et des chasseurs et peuau fait des ruses indiennes sont presque incapables de se dirigersans boussole dans ces vastes solitudes ; mais pour des hommescomme le Cœur-Loyal et Belhumeur, elles étaient de tout pointinsuffisantes.

Les deux hardis partisans ne perdirentpas un instant la piste.

Habitués aux zigzags et aux crochets desguerriers indiens, ils ne se laissèrent pas tromper aux retourssubits, aux contremarches, aux fausses haltes, en un mot à tous lesobstacles que les Comanches avaient comme à plaisir semés sur leurroute.

Et puis, il y avait une chose à laquelleles Indiens n’avaient pas songé et qui dévoilait aussi clairementla direction qu’ils avaient suivie que s’ils avaient pris le soinde la jalonner.

Nous avons dit que les chasseurs avaientauprès des ruines d’une cabane trouvé un limier, attaché au troncd’un arbre, et que ce limier une fois libre, après quelquescaresses faites à Belhumeur, avait pris sa course, le nez au ventpour rejoindre son maître qui n’était autre que le vieilEspagnol ; il le rejoignit en effet.

Les traces du limier que les Indiens nesongèrent pas à faire disparaître, par la raison toute simplequ’ils ne s’aperçurent pas qu’il était avec eux, se voyaientpartout, et pour des chasseurs aussi adroits que le Cœur-Loyal etBelhumeur, c’était un fil d’Ariane que rien ne pouvaitrompre.

Les chasseurs marchaient donc tranquillementle fusil en travers de la selle, accompagnés de leursrastreros, à la suite des Comanches qui étaient loin desupposer qu’ils avaient une telle arrière-garde.

Chaque soir le Cœur-Loyal s’arrêtait àl’endroit précis où la Tête-d’Aigle avait un jour auparavant établison bivouac, car telle était la diligence faite par les deuxhommes, que les Indiens ne les précédaient que de quelqueslieues ; ils auraient été facilement dépassés, si telle avaitété l’intention des trappeurs. Mais, pour certaines raisons, leCœur-Loyal désirait se borner à les suivre quelque tempsencore.

Après avoir passé la nuit dans uneclairière sur les bords d’un frais ruisseau dont le doux murmureavait bercé leur sommeil, les chasseurs se préparaient à seremettre en route, leurs chevaux étaient sellés, ils mangeaientdebout une tranche d’élan comme des gens pressés de partir, lorsquele Cœur-Loyal, qui de toute la matinée n’avait pas desserré lesdents, se tourna vers son compagnon.

– Asseyons-nous un instant, dit-il,rien ne nous oblige à nous hâter, puisque la Tête-d’Aigle a rejointsa tribu.

– C’est vrai, répondit Belhumeur ense laissant tomber sur l’herbe, nous pouvons causer.

– Comment n’ai-je pas deviné queces maudits Comanches avaient un détachement de guerre auxenvirons ? À nous deux, il est impossible de songer à nousemparer d’un camp dans lequel se trouvent cinq centsguerriers.

– C’est juste, ditphilosophiquement Belhumeur, ils sont beaucoup ; après cela,vous savez, cher ami, que si le cœur vous en dit, nous pouvonstoujours essayer, on ne sait pas ce qui peut arriver.

– Merci, fit en souriant leCœur-Loyal, mais je le crois inutile.

– Comme vous voudrez.

– La ruse seule doit nous venir enaide.

– Rusons donc, je suis à vosordres.

– Nous avons des trappes prèsd’ici, je crois ?

– Pardieu ! fit le Canadien, àun demi-mille tout au plus, au grand étang des castors.

– C’est vrai, je ne sais plus àquoi je pense depuis quelques jours ; voyez-vous, Belhumeur,cette captivité de ma mère me rend fou, il faut que je la délivre,coûte que coûte.

– C’est mon avis, Cœur-Loyal, et jevous y aiderai de tout mon pouvoir.

– Demain, au point du jour, vousvous rendrez auprès de l’Élan-Noir, et vous le prierez en mon nomde réunir le plus de chasseurs blancs et de trappeurs qu’il lepourra.

– Très bien.

– Pendant ce temps-là, j’irai aucamp des Comanches afin de traiter de la rançon de ma mère ;s’ils ne veulent pas consentir à me la rendre, nous aurons recoursaux armes, et nous verrons si une vingtaine des meilleurs riflesdes frontières n’auront pas raison de cinq cents de ces pillardsdes prairies.

– Et s’ils vous fontprisonnier ?

– En ce cas, je vous enverrai monlimier, qui vous rejoindra dans la grotte de la rivière ; enle voyant arriver seul vous saurez ce que cela voudra dire et vousagirez en conséquence.

Le Canadien secoua la tête.

– Non, dit-il, je ne ferai pascela.

– Comment, vous ne ferez pascela ? s’écria le chasseur étonné.

– Certes, non, je ne le ferai pas,Cœur-Loyal. À côté de vous, si brave et si intelligent, je suisbien peu de chose, je le sais, mais si je n’ai qu’une seulequalité, nul ne peut me l’enlever, cette qualité c’est mondévouement pour vous.

– Je le sais, mon ami, vous m’aimezcomme un frère.

– Et vous voulez que je vouslaisse, comme on dit dans mon pays, par-delà les grands lacs, vousfourrer de gaieté de cœur dans la gueule du loup, et encore macomparaison est humiliante pour les loups, les Indiens sont millefois plus féroces ! Non, je vous le répète, je ne ferai pascela, ce serait une mauvaise action et s’il vous arrivait malheur,je ne me le pardonnerais pas.

– Expliquez-vous, Belhumeur, dit leCœur-Loyal avec impatience, sur mon honneur, il m’est impossible devous comprendre.

– Oh ! cela sera facile,répondit le Canadien, si je n’ai pas d’esprit et ne suis pas unbeau parleur, j’ai du bon sens et je vois juste quand il s’agit deceux que j’aime, je n’aime personne mieux que vous, maintenant quemon pauvre père est mort.

– Parlez, mon ami, répondit leCœur-Loyal, et pardonnez-moi ce mouvement d’humeur que je n’ai puréprimer.

Belhumeur réfléchit quelques instantspuis il reprit la parole.

– Vous savez, dit-il, que les plusgrands ennemis que nous avons dans la prairie sont lesComanches ; par une fatalité inexplicable, toutes les fois quenous avons eu des luttes à soutenir, c’est contre eux, jamais ilsn’ont pu se vanter d’obtenir sur nous le plus mince avantage, de làentre eux et nous une haine implacable, haine qui, dans cesderniers temps, s’est encore accrue par nos discussions avec laTête-d’Aigle, auquel vous avez eu l’adresse ou la maladresse de necasser qu’un bras lorsqu’il vous était si facile de lui casser latête, plaisanterie que, j’en suis convaincu, le chef comanche aprise en fort mauvaise part et qu’il ne vous pardonnerajamais ; du reste, j’avoue qu’à sa place j’aurais absolumentles mêmes sentiments, je ne lui en veux donc pas pourcela.

– Au fait ! au fait !interrompit le Cœur-Loyal.

– Le fait, le voilà, repritBelhumeur sans s’étonner de l’interruption de son ami, c’est que laTête-d’Aigle cherche par tous les moyens possibles à avoir votrechevelure, vous comprenez que si vous commettez l’imprudence devous livrer à lui, il saisira l’occasion de régler définitivementses comptes avec vous.

– Mais, répondit le Cœur-Loyal, mamère est entre ses mains.

– Oui, fit Belhumeur, mais ill’ignore, vous savez, mon ami, que les Indiens, hors les casexceptionnels, traitent fort bien les femmes dont ils s’emparent etqu’ils ont généralement les plus grands égards pourelles.

– C’est juste, dit lechasseur.

– Ainsi, comme personne n’ira direà la Tête-d’Aigle que sa prisonnière est votre mère, à partl’inquiétude qu’elle doit éprouver sur votre compte, elle est aussien sûreté au milieu des Peaux-Rouges que si elle se trouvait sur lagrande place de Québec. Il est donc inutile de commettred’imprudence, réunissons une vingtaine de bons compagnons, je nedemande pas mieux, surveillons les Indiens ; à la premièreoccasion qui se présentera nous tomberons vigoureusement dessus,nous en tuerons le plus possible et nous délivrerons votremère ; voilà, je crois, le plus sage parti que nous puissionsprendre, qu’en pensez-vous ?

– Je pense, mon ami, répondit leCœur-Loyal en lui serrant la main, que vous êtes la plus excellentecréature qui existe, que votre conseil est bon et que je lesuivrai.

– Bravo ! s’écria Belhumeuravec joie, voilà qui est parler.

– Et maintenant… dit en se levantle Cœur-Loyal.

– Maintenant ? demandaBelhumeur.

– Nous allons monter à cheval, noustournerons adroitement le camp indien, en ayant soin de ne pas nousfaire dépister, et nous irons au hattode notre bravecompagnon l’Élan-Noir qui est homme de bon conseil, et quicertainement nous sera utile pour ce que nous comptons faire.

– Va comme il est dit ! fitgaiement Belhumeur en sautant en selle.

Les chasseurs quittèrent la clairière etfaisant un détour pour éviter le camp indien dont on apercevait lafumée à deux lieues tout au plus, ils se dirigèrent vers l’endroitoù, selon toutes probabilités, l’Élan-Noir était occupéphilosophiquement à tendre ses pièges aux castors, ces intéressantsanimaux que doña Luz aimait tant.

Ils marchaient ainsi depuis une heure àpeu près, en causant et riant entre eux, car les raisonnements deBelhumeur avaient fini par convaincre le Cœur-Loyal qui,connaissant à fond les mœurs indiennes, était persuadé que sa mèrene courait aucun danger, lorsque les limiers donnèrent tout à coupdes signes d’inquiétude et s’élancèrent en avant en poussant dessourds jappements de joie.

– Qu’ont donc nosrastreros ? dit le Cœur-Loyal, on croirait qu’ils ontsenti un ami.

– Pardieu ! ils ont éventél’Élan-Noir, probablement nous allons les voir revenirensemble.

– C’est possible, dit le chasseurpensif, et ils continuèrent à avancer.

Au bout de quelques instants ilsaperçurent un cavalier qui accourait vers eux à fond de train,entouré des chiens qui sautaient après lui en aboyant.

– Ce n’est pas l’Élan-Noir, s’écriaBelhumeur.

– Non, fit le Cœur-Loyal, c’est nôEusébio ; que signifie cela ? il est seul, serait-ilarrivé malheur à ma mère ?

– Piquons ! dit Belhumeur enenfonçant les éperons dans le ventre de son cheval qui partit avecune vélocité incroyable.

Le chasseur le suivit en proie à uneinquiétude mortelle.

Les trois cavaliers ne tardèrent pas àse joindre.

– Malheur ! malheur !s’écria le vieillard avec douleur.

– Qu’avez-vous, nô Eusébio ?parlez, au nom du ciel ! demanda le Cœur-Loyal.

– Votre mère ! don Rafaël,votre mère !

– Eh bien ! parlez !…mais parlez donc ! s’écria le jeune homme avecanxiété.

– Oh ! mon Dieu ! dit levieillard en se tordant les bras, il est troptard !

– Parlez donc ! au nom duciel ! vous me faites mourir.

Le vieillard lui jeta un regarddésolé.

– Don Rafaël, dit-il, ducourage ! soyez homme !

– Mon Dieu ! mon Dieu !quelle affreuse nouvelle allez-vous m’apprendre, monami ?

– Votre mère est prisonnière de laTête-d’Aigle…

– Je le sais.

– Si aujourd’hui même, ce matin,vous ne vous êtes pas livré entre les mains du chefcomanche…

– Eh bien ?

– Elle sera brûléevive !…

– Ah ! fit le jeune homme avecun cri déchirant.

Son ami le soutint, sans cela il seraittombé de cheval.

– Mais, demanda Belhumeur, c’estaujourd’hui, dites-vous, vieillard, qu’elle doit êtrebrûlée ?

– Oui.

– Il est encore temps,alors ?

– Hélas ! c’est au lever dusoleil, et voyez, fit-il avec un geste navrant en désignant leciel.

– Oh ! s’écria le Cœur-Loyal,avec une expression impossible à rendre, je sauverai mamère !

Et se penchant sur le cou de son chevalil partit avec une rapidité vertigineuse.

Les autres le suivirent.

Il se retourna versBelhumeur :

– Où vas-tu ? lui demanda-t-ild’une voix brève et saccadée.

– T’aider à sauver ta mère oumourir avec toi !

– Viens ! répondit leCœur-Loyal en enfonçant les éperons dans les flancs sanglants de samonture.

Il y avait quelque chose d’effrayant et deterrible dans la course affolée de ces trois hommes qui, tous troissur la même ligne, le front pâle, les lèvres serrées et le regardfulgurant, franchissaient torrents et ravins, surmontant tous lesobstacles, pressant incessamment leurs chevaux qui dévoraientl’espace, poussaient de sourds râlements de douleur et bondissaientfrénétiquement dégouttants de sang et de sueur. Par intervalles, leCœur-Loyal jetait un de ces cris particuliers aux Ginetesmexicains, et les chevaux ranimés redoublaient encore d’ardeur.

– Mon Dieu ! mon Dieu !répétait le chasseur d’une voix sourde, sauvez ! sauvez mamère !

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