Les Visiteurs

XVIII

Le sommeil d’Anne-Marie était, en effet,profond et léger ; du moins, il l’avait été tant que Gilberts’était tenu tout près, comme veillant sur lui.

Puis il se fit dans ce sommeil une sorte delézarde, un craquement sinistre qui en disjoignit les éléments.Pourtant Anne-Marie ne se réveilla pas. Elle se rapprocha seulementdans l’angoisse et la contraction intime des rives de laconscience : rives toujours ardues, harcelées de ressacs,balayées d’écume. Elle se mit à gémir ; elle gémissaitvolontairement et inconsciemment ; elle avait l’habitude dedonner un écho à ses plaintes. Celles-ci dressaient au bord de sonlit le visage blafard de Mme Rouzeau ; celuid’Henriette, plus vivant, et dans les meilleurs moments, le masquesensuel et crispé de Gilbert. Cette fois-ci, rien n’apparut.

Ce néant alerta ses forces de résistance etd’éveil. Elle essaya de briser ses liens. Elle était encore enpleine euphorie ; elle s’arrachait à regret à cet opiumrégénérateur. Mais un danger planait sur elle. Lequel ? Ellene le nommait pas plus que le chien, terrifié à l’avance, ne saitdonner d’appellation au séisme en route vers lui, qu’il devine etdont il tremble. Le pire malheur tournait autour d’Anne-Marie. Lamort ? Non. Pire encore ? Il y a dans la vie même unezone de glace plus effrayante que la mort. Cette zone de glacepénétrait sa chair, car son esprit ressentait déjà je ne saisquelles secousses pétrifiantes, qui lui venaient de bien loin, dumonde agité des humains.

Elle reprenait contact avec la réalité, parbrefs recollements. Elle finit par se sentir de plain-pied avec leschoses qui l’entouraient : un lit, un oreiller, une chambrefaiblement éclairée, un paravent zébré de cigognes, un rond auplafond qui vibrait comme une cellule vivante. Elle prêtal’oreille : aucun bruit. L’immense silence de l’abîme. Gilbertn’était-il pas là tout à l’heure ? Certainement. Qu’était-ildevenu ? Il devait dormir. Elle appela faiblement au début,puis de plus en plus fort. Mais sa voix, même gonflée d’angoisse,n’allait pas bien loin. Elle vit de nouveau qu’elle était l’objetd’une conspiration générale ; on en voulait à elle seule.C’était une affaire de spoliation. Tous s’étaient entendus pour luivoler Gilbert, le livrer à quelque ennemie.

Alors, dans un mouvement surhumain de panique,elle voulut se lever. Elle eut la force de repousser ses draps, sescouvertures. Toute moite, elle s’arracha à sa couche, mit un piedsur le tapis, puis posa l’autre, s’élança en avant. La tête luitournait ; elle étendit le bras pour accrocher quelque chose.La même volonté impitoyable la poussa devant elle. Elle fit deuxpas, vacilla. Elle n’avait plus de jambes, mais des tiges de chairmolle qui ne la portaient pas, qui cédaient, qui avaient perduleurs fémurs, leurs rotules. Elle ne tomba pas ; elle setrouva soudain à terre, la tête portant sur un angle du lit. Elleperdit aussitôt connaissance.

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