Les Visiteurs

XXV

Gilbert etMme de Villesaison se trouvaient déjà dans lasalle à manger quand Inès fit son entrée. Justinien avait alluméles deux lampes de la table. Il avait un grand sens desconvenances ; il estimait que tous les repas qui précéderaientla mort d’Anne-Marie devaient déjà donner l’impression d’uneréunion de funérailles. Inès en fit tout de suite la remarque.

– Ne trouvez-vous pas, dit-elle, quel’atmosphère est lugubre ici, ce soir ? Pourquoi Justinienn’a-t-il pas allumé le plafonnier ?

Mme de Villesaison pritun air de circonstance extrêmement solennel :

– Ma chère enfant, dit-elle, j’estime queJustinien a raison. Dans les circonstances que nous traversons etaprès la décision si douloureuse, mais si héroïque, dont nous avonsété les témoins cet après-midi, il me paraît juste que…

Mais Inès, qui ne l’écoutait même pas, alla aucommutateur et tourna le bouton. La lumière tomba du plafond, etsoudain Gilbert fut frappé par l’éclat d’Inès, par son élégance,par sa beauté. Jamais, lui semblait-il, elle n’avait été aussiradieuse qu’en ce moment où il venait en apparence, du moins lecroyait-il, de renoncer à elle. Tandis qu’il la regardait,Henriette parut. Elle avait à peine pris le temps de passer un peud’eau sur sa figure et de se laver les mains. Pâle, comme bouffie,des yeux rougis par l’insomnie, l’air maussade, vêtue de la robed’intérieur avec laquelle elle soignait sa sœur, elle offrait àGilbert le pénible spectacle de ce qu’elle serait dans quelquesannées, après des mois de mariage et de vie languissante.

Henriette eut juste le temps de jeter un coupd’œil sur Inès. Le travail auquel celle-ci venait de se livrer lablessait cruellement. Au lieu de trouver sa sœur écrasée par lechagrin, elle voyait renaître sa rivale toute chargée d’armes,prête à la lutte, impitoyable comme une amazone, belle comme unenymphe chasseresse. Elle ne voulait pas s’avouer la vérité. Elle seplaçait sur cet éternel registre de revendications où tous lesvaincus, toutes les épaves mettent leurs débits au compte de la vieet non de leur propre faiblesse. Elle voyait l’effet que l’éclatd’Inès opérait sur Gilbert, et elle criait entièrement àl’ingratitude. Elle criait à l’ingratitude parce qu’elle estimaitque Gilbert devait lui être reconnaissant de se dévouer pourAnne-Marie, alors que son dévouement n’était qu’une comédiedestinée à s’attacher Gilbert. Mais celui-ci n’était pas de ceuxqui préfèrent la philanthropie à la sensualité, et la vertu àl’éclat. Il ne se pardonnait pas d’avoir été contraint de faire àsa femme le serment par lequel il s’était engagé à renoncer àInès.

Mme de Villesaison avaitremarqué aussi l’élégance de sa nièce ; elle la jugeaitinconvenante, mais elle n’osait rien dire. Son devoir était defaire peser sur tout le monde l’autorité de son expérience et deses idées fixes. Mais elle était si peu liée avec son frère, elleconnaissait si mal la famille de celui-ci qu’elle sentait leterrain incertain sous ses pas. Elle se tourna avec affectationvers Henriette et lui dit doucereusement :

– Ma pauvre Henriette, tu as l’air trèsfatiguée. J’espère que tu ne t’éreintes pas trop au chevet de tapauvre sœur. Évidemment, quand on n’est secourue par personne, on abeaucoup à faire.

Elle espérait s’attirer ainsi la sympathied’Henriette. Mais la jeune fille ne retint de ces phrases chargéesde mansuétude que l’allusion à cette lassitude trop visible quicontrastait cruellement avec l’aspect incorruptible d’Inès.

– Ma tante, dit-elle, ne vous occupez pasde moi. Je ne fais que mon devoir.

– C’est ce que j’admire en toi,Henriette. Je n’ai pas, en effet, de compliments à t’adresser.Celui qui fait son devoir reçoit par cela même sa proprerécompense. Il n’a rien à envier à personne.

Toutes ces phrases avaient pour but demitrailler Inès. Elle ne semblait pas les entendre et prenait sonpotage avec lenteur, comme si elle se trouvait à mille lieues decette salle à manger et de ces propos vulgaires.

– Mange, ditMme de Villesaison en s’adressant à Henriette,tu dois avoir faim.

– Je suis bien heureuse, dit Inès,qu’Anne-Marie reprenne des forces. Je l’ai trouvée, cet après-midi,beaucoup mieux que ces jours-ci. Sa vigueur et sa clarté d’espritsont admirables.

Henriette répondit étourdiment :

– J’ai bien peur que ce mieux ne semaintienne pas.

Inès reconquit aussitôt du terrain.

– Nous espérons, ma chère Henriette, quetu te trompes, et nous souhaitons tous que tu voies la chose sousun jour trop sombre. Quand on pense à l’état dans lequel Anne-Marieétait tous ces jours-ci, on est bien content de constater qu’elle arepris à la fois son sens pratique et sa force d’âme.

Étourdie par toutes ces phrases qu’elle necomprenait qu’à moitié, Mme de Villesaisonbredouilla vaguement :

– Je ne peux pas bien me rendre compte,ma chère Inès, de l’amélioration à laquelle tu fais allusion. Eneffet, depuis que je suis arrivée, c’est la première fois que jevois Anne-Marie aussi énergique. Je crois que nous allons vers uneamélioration sensible.

– Puissiez-vous dire vrai ! s’écriaHenriette avec fureur.

Justinien servit un bœuf en daube, ce qui fitune diversion. Gilbert demanda du bordeaux.Mme de Villesaison l’imita. Inès et Henrietterefusèrent de boire. De temps en temps, quand elle ne se croyaitpas remarquée, Henriette jetait sur sa sœur un regard aigu, puisbaissait de nouveau son regard vers son assiette. Inès, elle, ne lavoyait littéralement pas. Si par hasard ses yeux se posaient surHenriette, elle regardait le mur à travers celle-ci : le murseul existait, Henriette était volatilisée.

– Vous avez une bonne cuisinière, ditMme de Villesaison. Chez moi, à la campagne,je n’arrive pas à me faire servir. Impossible de ramener deMarseille des filles qui veulent rester chez moi. Je dois mecontenter de paysannes du pays et les former. Elles n’ont aucunsens de la cuisine. Nous mangeons à l’horreur !

– Père est très gourmand, dit Gilbert, etHenriette a l’œil à tout.

Henriette éclata de colère :

– Dis donc, puisque tu y es, que je suisune fille de cuisine !

Tout tournait contre elle. Il suffisaitqu’elle eût en face d’elle cette jeune femme tranquille, belle, auxboucles lustrées, à la bouche bien dessinée, aux doigtsétincelants, pour que toute vertu devînt quelque chose de terne etd’affligeant. Les compliments de sa tante, les compliments deGilbert surtout ne semblaient avoir d’autre dessein que de larabaisser. Ce qu’on lui accordait semblait être le plus méprisable.Cependant, cet après-midi avait consacré son triomphe et la défaitede sa sœur. Il n’y a pas de triomphe si l’on ne sait pas enprofiter ! Déjà Anne-Marie était bien loin d’elle et d’euxtous. La présence de Gilbert les ramenait l’une et l’autre à leurplace, et leur place restait la même. Mais l’orgueil d’Inès luidonnait une assurance qui manquait à la pauvre fille. À ce moment,plus que jamais, la jalousie et l’envie faisaient d’elle un êtrehumilié et presque déchu ; car c’est la place que nous nousdonnons nous-mêmes sur la terre qui nous est accordée ;seulement elle est accordée à notre action et non à nos désirs.

– Pourquoi votre père n’est-il pasdescendu ? demande Mme de Villesaisonpendant que Justinien la servait à nouveau.

Henriette ne put s’empêcher de répondre lapremière :

– Vous savez bien que votre frère détestela maladie et les malades. Il préfère se retirer dans sa chambre etpenser à autre chose, nous laissant à la fois l’angoisse et lessoins à donner.

Inès répondit à son tour, comme si sa sœurn’avait pas parlé et sans cesser de l’ignorer :

– La santé de notre pauvre père,dit-elle, est malheureusement bien fragile. Il n’a pas le cœursolide et les émotions violentes lui sont à peu près intolérables.Depuis la maladie d’Anne-Marie, il a fait l’impossible pour ne pasnous inquiéter et pour nous rendre courage, mais, véritablement, iln’en peut plus.

Henriette faillit éclater de nouveau. Elle seretint de crier que sa sœur mentait, que son père était un égoïste,que la souffrance d’autrui le troublait, en effet, parce qu’ellel’empêchait de vivre à sa guise, – mais cela justement nepouvait-il pas être interprété comme un signe de la sensibilité deM. de Salinis ? S’il avait été véritablementindifférent, il aurait continué son existence sans avoir même àprendre le soin de se cacher. Les délicatesses de sentimentauxquelles se plaisaient M. de Salinis et Inès luiétaient intolérables. Elle ne comprenait rien à ces réserves et àces subtilités. Sa nature était simple, mais rude et dans uncertain sens grossière. Elle préféra d’autant moins insister que laréponse d’Inès lui avait visiblement fait retrouver la faveur deMme de Villesaison.

– La dernière fois que j’ai vuAnne-Marie, dit celle-ci, elle m’a paru pleine de santé. A-t-elleeu quelque signe avant-coureur de cet état morbide où nous lavoyons aujourd’hui ?

Gilbert répondit avec humeur :

– Anne-Marie n’a jamais voulu m’écouter.Depuis deux mois, elle traînait, elle dormait mal, elle ne mangeaitpas, elle était visiblement dans un état d’infériorité extrême.J’ai fait tout ce que j’ai pu pour lui demander de se ménager. Ellea toujours refusé. Elle ne voulait pas voir de médecin, elle neprenait pas de remèdes. Quand cette sorte de grippe s’est déclarée,je n’ai pu l’empêcher de sortir, un soir, pour aller dans le monde.Elle est rentrée glacée, avec ce frisson qui ne l’a pour ainsi direjamais quittée.

– Il est vrai, dit Henriette, que depuistrois mois notre pauvre sœur était bien tourmentée.

– Avait-elle un motif quelconqued’inquiétude ? dit Mme de Villesaison,qui, depuis qu’elle était arrivée, avait suffisamment bavardé avectous les domestiques pour ne pas ignorer le drame latent qui avaitattristé ces dernières semaines.

Gilbert se tourna vers Henriette, non sansnarquoiserie, comme s’il l’invitait à parler. C’était elle quiavait fait la gaffe. À elle de la réparer.

Henriette baissa la tête. Inès gardait sonmême sourire calme et reposé, comme si rien de tout cela ne laregardait. Henriette ne sut que balbutier :

– Tout le monde a ses chagrins.

Mme de Villesaison setourna vers Inès :

– Tu n’étais pas là, toi, quand ta sœurest tombée malade ?

– Non, je faisais un séjour chez lesBérage. Yolande, elle non plus, n’était pas en bonne santé. Ellem’a demandé de l’aider à tenir sa maison et à s’occuper de sesfilles.

– Tout le monde a son devoir à remplir,dit sentencieusement Mme de Villesaison. Maisje vois ajouta-t-elle, sentant l’atmosphère de plus en plusmenaçante, que je suis dans une maison où chacun le comprend. Celane m’étonne pas, d’ailleurs, avec les exemples que nos chersparents ont donnés à Arthur comme à moi. Arthur a toujours été leplus tendre et le plus dévoué des frères. Il est tout naturel qu’ilait de telles filles.

– Merci de vos bonnes paroles, ma tante,dit Inès. Dans les heures cruelles que nous traversons, vous sentezcombien nous sommes sensibles aux témoignages de sympathie.

Gilbert trouva que le moment était venu pourlui de dire quelque chose, et il déclara avecempressement :

– Je n’oublierai jamais, ma tante, que,dans une période aussi cruelle, vous avez quitté toutes voshabitudes et tous les soucis de votre propriété pour venir partagernotre angoisse.

– Tout le monde l’eût fait à ma place,mon cher neveu, dit Mme de Villesaison.

Tout son être s’épanouissait dans cetteatmosphère générale de bénédiction qui s’abattait de nouveau surelle et qu’elle avait si savamment provoquée.

Justinien s’informa du café. Le prendrait-onau salon ou dans la salle à manger ?

– Merci, ditMme de Villesaison, je ne prends jamais decafé le soir.

Gilbert dit avec autorité :

– Servez le mien et celui deMlle Inès dans le salon.

Henriette se leva en frémissant :

– Si vous le permettez, je vais rejoindreAnne-Marie. Il m’est intolérable de ne pas être à côté d’elle.

– Tu as raison, dit froidement Gilbert.J’irai te rejoindre quand j’aurai fini de prendre mon café.

Et comme Justinien traversait la salle àmanger, apportant le plateau, il dit à sa tante :

– Je vous demande pardon de vous quitter,ma chère tante, mais j’ai quelques mots à dire à Inès avant demain,car je n’aurai peut-être pas l’occasion d’avoir avec elle uneconversation un peu longue ces jours-ci.

Mme de Villesaisons’inclina sans rien dire. Cette manière de la mettre hors du combatlui semblait insupportable, d’autant plus que, si Gilbert n’avaitpas agi avec cet esprit de décision, elle l’aurait suivi au salon,bien décidée à s’incruster et à se mêler à la conversation.

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